La nation face aux régions : comment s’est construite l’identité culturelle de la France ?

La nation face aux régions : comment s’est construite l’identité culturelle de la France ?

Émile a fait dialoguer deux sommités de l’histoire culturelle hexagonale pour comprendre la dialectique entre identités régionales et identité nationale. Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS, spécialiste d’histoire culturelle, a longuement travaillé sur la fabrique de l’État-nation en France et en Europe. Jean-François Sirinelli, professeur émérite des universités à Sciences Po, est spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la France au XXe siècle.

Propos recueillis par Maïna Marjany

Anne-Marie Thiesse et Jean-François Sirinelli dans les locaux de Sciences Po Alumni. (Crédits : Elisabetta Lamanuzzi)

L’expression « identité nationale » a été sous le feu des projecteurs lorsque Nicolas Sarkozy s’en est emparé, pendant la campagne de 2007, pour séduire un électorat très à droite. Pourtant, François Mitterrand l’utilisait déjà dans son programme de 1981. En défendant « l’identité culturelle française », il proposait d’élaborer « un récit qui passe par la culture ». Pourriez-vous nous rappeler quand cette expression est apparue dans la langue française ?

Anne-Marie Thiesse : L’expression « identité nationale » est relativement récente dans le discours politique et médiatique français. Auparavant, pour désigner ce que l’on entend aujourd’hui par « identité nationale », on parlait de « l’âme française », du « génie français », de « l’esprit français »… C’est surtout à partir des années 1970 que l’emploi du terme « identité », appliqué non pas à un individu, mais à une communauté, commence une forte croissance en France. Au niveau international, et particulièrement aux États-Unis, des groupes socialement et politiquement dominés ont opéré ce que la sociologie politique appelle le « retournement du stigmate » : ils revendiquent comme identité collective, avec fierté, une qualification qui leur était imputée de manière insultante. C’est le cas, par exemple, des mouvements noirs aux États-Unis, du Women’s Lib [Le Women’s Liberation Movement, né dans les années 1960, NDLR]. On retrouvera ce retournement de stigmate avec l’expression « Gay Pride ». Ces revendications identitaires sont reprises en France dans les années 1970, notamment pour des identités régionales avec l’affirmation de l’identité bretonne, occitane, basque, corse, etc. La référence à l’identité régionale se développe avec succès et on la retrouve dès 1982 dans l’intitulé d’un appel à projets lancé par la mission du Patrimoine ethnologique, créée depuis peu au sein du ministère de la Culture. 

En réalité, la notion d’identité collective appliquée non pas à une minorité, mais à la majorité – à savoir la nation – est apparue au moment de la campagne électorale de 1981. Cela a été très bien étudié par Vincent Martigny¹, ancien élève et enseignant de Sciences Po. Il montre que cette identité a été revendiquée sur le plan culturel justement comme une minorité en danger devant réaffirmer sa spécificité, face à la puissance de l’industrie culturelle américaine. Cette notion d’identité culturelle est mise en œuvre initialement par le ministère de la Culture de Jack Lang, qui réaffirme à la fois la culture française face aux États-Unis et, en même temps, l’applique aux identités régionales. On sait que François Mitterrand, dans le cadre de sa campagne présidentielle, a essayé de fédérer autour de lui énormément de forces protestataires, y compris celles des revendications régionalistes des années 1970. 

Jean-François Sirinelli : À travers l’histoire de cette notion, on peut donc déjà identifier trois difficultés presque structurelles à son utilisation. Tout d’abord, c’est une notion relativement récente et donc polysémique. Le deuxième élément, c’est qu’elle arrive, dans les années 1970, plutôt par le versant régional, ce qui la rend difficile à appliquer à l’échelle de la nation. Mais surtout, son sens évolue avec le temps, chacun peut lui donner celui qu’il souhaite. La troisième difficulté, c’est que ce terme est utilisé à l’origine sous forme de réaction voire de rejet, l’objet de la réaction ou du rejet pouvant varier selon les moments. 

À ce propos, pourriez-vous revenir sur le débat politique de 2007 ? 

A.-M. T. : La notion d’identité nationale, qui a été lancée du côté de la gauche, a glissé progressivement du dualisme « identité nationale versus impérialisme américain » à « identité nationale versus immigration », à mesure que ce dernier thème montait en puissance dans le discours politique, porté notamment par une extrême droite en pleine ascension. 

« La notion d’identité nationale, qui a été lancée du côté de la gauche, a glissé progressivement du dualisme “identité nationale versus impérialisme américain” à “identité nationale versus immigration”. »
— Anne-Marie Thiesse

J.-F. S. : Cette notion sort ensuite de la sphère de l’extrême droite quand Nicolas Sarkozy, dans les dernières semaines de la campagne présidentielle de 2007, annonce que s’il est élu, il fondera un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale [l’annonce est faite le 8 mars dans l’émission À vous de juger, sur France 2, au lendemain d’un sondage qui annonçait Nicolas Sarkozy au coude-à-coude avec François Bayrou, NDLR]. Relier le terme « identité nationale » à celui d’« immigration », cela fait immédiatement polémique. Mais le débat va vraiment s’enflammer en 2009 lorsque débute, à l’initiative du président de la République, le « grand débat » sur l’identité nationale. Il y aura ensuite, en 2010, le discours de Grenoble, qui va encore amplifier la polémique.

Nous l’avons compris, c’est une notion polysémique qui a évolué dans le temps, mais si vous deviez tout de même donner votre définition de l’identité nationale, quelle serait-elle ?

J.-F. S. : En recherche, nous sommes confrontés à une problématique ; on sent bien qu’il y a quand même là une notion à cerner. La preuve, c’est qu’elle figure même dans le titre de certains grands livres de l’école historique française. Elle est utile au moins comme instrument opératoire, mais cet instrument est connoté et certains nient même qu’il faille en faire l’usage. Je préfère, pour ma part, la notion d’« identité historique ». 

Mais donnons tout de même des éléments de définition : comme l’a notamment montré Anne-Marie Thiesse, une identité nationale est de toute façon une construction ou un produit de l’histoire. Ce qui m’intéresse, en tant qu’historien à la fois du politique et du culturel, c’est comment une construction est à un moment donné ressentie comme une réalité par un groupe social ou une communauté qui est, dans le cas qui nous occupe ici, regroupée autour d’un État-nation. Il convient donc d’analyser quels sont les ingrédients nécessaires à un tel processus qui permet de vivre ensemble ou, pour utiliser un terme moins connoté, de faire société. 

« Une identité nationale est de toute façon une construction ou un produit de l’histoire. »

Jean-François Sirinelli

A.-M. T. : Je suis tout à fait d’accord. Dans le sens que je donne à l’expression, l’identité nationale est un ensemble de représentations construites – et constamment reconstruites – qui permettent aux individus de faire communauté, d’en avoir conscience et qui donnent à chacun des membres de la communauté nationale une perception de sa place. Ça, c’est absolument capital pour les nations, qui sont des entités modernes, parce que ça renvoie aux fondements du politique.

Justement, quel a été le processus historique de construction de ces identités ?

A.-M. T. : Quand on passe du royaume monarchique à la nation, il faut nécessairement définir les contours et les fondements de celle-ci. À la différence du royaume monarchique, la nation n’est pas conçue comme le résultat de la volonté divine ni d’une force s’exerçant sur un ensemble de sujets. La nation, au sens que lui donnent les révolutionnaires, c’est le corps politique détenteur de la souveraineté. Pour que ce corps puisse fonctionner, il faut que les individus appelés à en faire partie aient le sens de l’intérêt commun, en fonction de quoi ils vont essayer de définir la volonté générale dans l’intérêt de tous. Cela suppose qu’ils aient un ensemble de représentations communes. Or, c’est tout sauf évident ! C’est le très gros problème qui s’est posé non seulement à la société française après la Révolution, mais à l’ensemble des nations qui se sont formées en Europe, puis ailleurs dans le monde. Par conséquent, il a fallu faire un colossal travail de construction et de diffusion de ces représentations pour que puissent exister et fonctionner les nations contemporaines. 

J.-F. S. : Ce que disait Anne-Marie Thiesse fait écho à la célèbre phrase de Mirabeau : la France est « un agrégat inconstitué de peuples désunis ». L’une des tâches pour créer la nation est donc de faire en sorte que ces peuples désunis ne soient plus un tel agrégat inconstitué. Et la culture de masse a joué un rôle dans ce processus. On pense souvent que c’est un phénomène de la seconde moitié du XXe siècle, avec le développement massif de l’image et du son. Mais, dès la fin du XIXe siècle, une culture de masse imprimée va travailler en profondeur les populations européennes, et en premier lieu la France, parce qu’il y a là un degré d’alphabétisation qui permet une telle pénétration. Entre la proclamation de la République, en 1870, et le début du XXe siècle, soit trois décennies – ce qui n’est rien à l’échelle de la vie d’une nation –, le nombre de journaux quotidiens en France décuple, passant de 1 à 10 millions d’exemplaires vendus chaque jour pour une quinzaine de millions de foyers. Cela veut dire que le journal devient une pratique quotidienne du plus grand nombre. L’imprimé devient donc un vecteur culturel de masse. 

« Au XIXe siècle, on est passés à l’éducation de masse. Les systèmes scolaires accordaient une très grande place à l’enseignement de la nation, de sa langue, de son histoire, de sa géographie, de sa littérature. »
— Anne-Marie Thiesse

A.-M. T. : L’école a joué également un grand rôle dans ce processus d’édification de la nation. Il n’y avait pas de ministre de l’Instruction ou de l’Éducation avant 1830 parce qu’au XVIIIe siècle, cette fonction n’avait aucun sens. La monarchie n’avait pas d’intérêt à ce qu’une éducation scolaire soit dispensée à l’ensemble de ses sujets. Mais au XIXe siècle, on est passés justement à l’éducation de masse. Les systèmes scolaires accordaient une très grande place à l’enseignement de la nation, de sa langue, de son histoire, de sa géographie, de sa littérature.

J.-F. S. : D’ailleurs, les livres de l’école primaire ne servent pas simplement au petit écolier, mais aussi aux parents et aux grands-parents. Il y a une sorte de circulation massive de cet imprimé, à travers l’école primaire laïque, obligatoire et gratuite, qui fait que le livre pénètre presque de manière rétroactive les générations. On est en face de ce que l’historien Jean-Yves Mollier a appelé à juste titre une véritable « révolution culturelle ». 

A.-M. T. : En plus du développement de l’imprimé, l’espace public a diffusé de plus en plus largement les représentations de l’identité nationale en train de se construire. Le XIXe siècle, c’est la période de grande transformation de l’espace urbain et sa modernisation. Sont créées des places avec des statues qui illustrent les héros nationaux, les nouveaux noms de rues font référence à l’Histoire et aux grands hommes (plus rarement aux grandes femmes) de la nation… S’y ajoute un vaste ensemble de représentations picturales de la nation qui concurrencent les représentations picturales religieuses. Le passage à l’ère nationale est en grande partie un transfert du religieux vers le séculier, la formation d’une nouvelle culture collective. 

« Les livres de l’école primaire ne servent pas simplement au petit écolier, mais aussi aux parents et aux grands-parents. Il y a une sorte de circulation massive de cet imprimé qui fait que le livre pénètre presque de manière rétroactive les générations. »
— Jean-François Sirinelli

Quelles sont les grandes figures culturelles qui servent de socle commun ? Dans quelle mesure les écrivains sont-ils la clé de voûte de l’idée nationale ?

A.-M. T. : L’âge national, c’est le moment où les héros de la nation ne sont pas simplement des monarques ou de grands chefs militaires, mais aussi toute une série d’individus qui représentent les différentes catégories de la population. Dès lors, les histoires nationales écrites au XIXe siècle mettent en valeur des héros qui peuvent être des bourgeois voire des paysans. Il y a aussi quelques femmes, parfois quelques enfants qui participent aux grands événements de l’histoire nationale, qui incarnent les valeurs de la nation. Parmi les nouveaux héros nationaux, il y a les individus qui, par leurs capacités créatrices, ont marqué l’esprit national : les écrivains, les peintres, les musiciens, les grands savants… Autour de ces héros culturels s’organise tout un culte par des cérémonies, des érections de statue. Dans le cas de Victor Hugo, ce culte a été grandiose : lorsque le vieil Hugo est rentré d’exil, la République a commencé par fêter son anniversaire. Puis, surtout, il y a eu son enterrement, qui a commencé par l’exposition du cercueil sous l’Arc de triomphe complètement décoré de voiles noirs par Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra. Le cercueil a ensuite été porté de l’Arc de triomphe au Panthéon, qui avait été pour l’occasion retransformé en Panthéon des grands hommes de la patrie ; au moins un million de personnes ont assisté à ce cortège funèbre.

« Parmi les nouveaux héros nationaux, il y a les individus qui, par leurs capacités créatrices, ont marqué l’esprit national : les écrivains, les peintres, les musiciens, les grands savants… »
— Anne-Marie Thiesse

J.-F. S. : Un des « héros culturels » types de la fin du XIXe siècle, c’est en effet un homme de l’imprimé. À côté, il y aussi, bien sûr, les grands combattants et les savants, comme Pasteur. Au XIXe siècle, les cultures régionales sont encore fortes et, parallèlement, un Victor Hugo infuse aussi au sein de la communauté nationale toute une série de personnages devenus ainsi nationaux – contemporains, comme Gavroche, ou anciens, comme Esmeralda – qui viennent également meubler les univers régionaux ou en tout cas leur font concurrence. Cela concourt au vivre-ensemble puisqu’au bout d’un certain temps, on a les mêmes frises chronologiques enseignées par l’école et les mêmes figures de proue fictives ou réelles sont ainsi données, notamment par ces grands écrivains nationaux.

Quels seraient les équivalents, aujourd’hui, de ces grands héros culturels du XIXe siècle ?

J.-F. S. : Depuis le XIXe siècle, nous sommes passés de la culture de l’imprimé à celle du son, puis de l’image. D’une certaine façon, le « héros culturel » de ce début du XXIe siècle – ou du moins, celui qui est mis en scène par la puissance publique, puisque le président de la République, lors des obsèques, attend son cercueil sur le parvis de la Madeleine –, c’est Johnny Hallyday. Certes, quand la télévision nous dit que 800 000 personnes ont descendu les Champs-Élysées pour lui rendre hommage, je reste sceptique : il suffit de se rappeler la foule présente aux obsèques de Victor Hugo ou à la Libération, en août 1944, lorsque le Général descend la même avenue, pour constater qu’il y a surévaluation. Pour autant, l’écho, notamment télévisuel, a été considérable et appelle une analyse historique.

À l’inverse, un autre type de héros, l’ancien combattant, a connu une indéniable décote au miroir national, compte tenu d’une histoire nationale plus apaisée depuis plusieurs décennies. Ainsi, le dernier poilu français a été enterré en 2008. Il avait été question que ce soit au Panthéon, mais, comme il avait signifié son désaccord de son vivant, il y a eu à la place une grande cérémonie aux Invalides. D’ailleurs, il est intéressant de voir qu’une autre cérémonie s’est également tenue aux Invalides pour la mort de Jean-Paul Belmondo. Nous sommes bien dans une autre époque concernant les héros, y compris, donc, les héros culturels. Cela étant, la question est de savoir si de telles cérémonies contribuent encore à souder notre sentiment national et nous permettent de faire société. 

« Nous sommes dans une autre époque concernant les héros culturels. La question est de savoir si de telles cérémonies contribuent encore à souder notre sentiment national et nous permettent de faire société. »
— Jean-François Sirinelli

En parallèle de la construction d’une culture nationale, d’autres identités culturelles fortes se sont maintenues en région. Selon quels processus et sur quelles bases ont-elles été fondées ? Se sont-elles forgées en opposition à Paris ?

A.-M. T. : La construction des identités nationales au XIXe siècle – et ça n’est pas spécifique à la France – repose sur de grandes catégories que l’on retrouve un peu partout : l’histoire nationale, la langue nationale, le patrimoine culturel (littéraire, musical, pictural…), les paysages, les monuments historiques. À partir du XIXe siècle, les identités régionales se construisent en bonne partie sur le même modèle que les identités nationales. On parle en France de « réveil des provinces », par analogie avec « l’éveil des nationalités ». Les processus sont similaires. Il s’agit notamment de mettre en valeur des éléments anciens (histoire, traditions) adaptés et diffusés sous une forme modernisée. 

« À partir du XIXe siècle, les identités régionales se construisent en bonne partie sur le même modèle que les identités nationales. »

Anne-Marie Thiesse

Est-ce que cela se fait en opposition au national ? Oui et non. Prenons l’exemple de l’identité provençale, aujourd’hui appelée « occitane ». Frédéric Mistral et six de ses amis ont fondé en 1854 le Félibrige, un mouvement qui affirme l’existence de « la nation provençale ». Les Félibres s’appuient sur l’imprimé, écrivent des textes de prose et de poésie en provençal, fondent un journal, un almanach, de façon à diffuser cette langue provençale qu’ils codifient pour qu’elle puisse acquérir un prestige aussi important que le français. Ils se présentent en garants du maintien de la culture d’une nation provençale qui serait opprimée par la nation française, mais, en même temps, ils présentent leur œuvre à des célébrités intellectuelles parisiennes qui d’ailleurs applaudissent. Deux conceptions ont évolué ainsi en parallèle : celle d’une nation provençale/occitane différente de la nation française et qui souffrirait de sa domination et, en même temps, celle d’une culture régionale qui serait une composante prestigieuse de la nation française.

Cette double perception a concerné aussi d’autres régions. En 1839, Théodore Hersart de La Villemarqué a publié le Barzaz-Breiz, collecté à partir de chants bretons. Cet aristocrate, qui avait beaucoup d’appuis dans les milieux intellectuels parisiens, a présenté son recueil comme la grande épopée des temps celtiques qui manquait à la France. Mais au fil des rééditions, Villemarqué a présenté le Barzaz-Breiz comme la mémoire vivante d’une nation bretonne opprimée par la France. 

J.-F. S. : Incontestablement, la France a été, sur le plan politique, mais aussi culturel, beaucoup plus centralisatrice qu’un certain nombre de pays européens, notamment en ce qui concerne l’école. Mais il faut immédiatement nuancer, car en histoire, les choses sont toujours plus complexes que leur simple apparence ! Un certain nombre de travaux ont montré qu’il y a eu sans cesse, même au moment de la grande école primaire centralisée de la IIIe République, une dialectique avec les cultures régionales. Jean-François Chanet, professeur à Sciences Po, a par exemple montré, en travaillant sur les « petites patries », que sous cette IIIe République, comme d’ailleurs encore aujourd’hui, le recrutement des instituteurs était départemental, qu’ils enseignaient ensuite la plupart du temps dans leur département et qu’ils étaient, beaucoup plus qu’on ne l’a dit, attentifs aux particularismes locaux et aux cultures régionales. Après, il est vrai qu’il y a eu un grand débat autour de ce que certains nomment un « génocide culturel » en disant qu’on a broyé les cultures régionales à l’époque. Je ne rentrerai pas ici dans le débat, mais je considérerai plus prosaïquement que, certes, il y avait de réels effets de centralisation par l’école, mais aussi un maintien, par les acteurs mêmes de cette école, d’un enracinement culturel régional.   

« Un certain nombre de travaux ont montré qu’il y a eu sans cesse, même au moment de la grande école primaire centralisée de la IIIe République, une dialectique avec les cultures régionales. »
— Jean-François Sirinelli

Par ailleurs, en étudiant notamment les manuels provinciaux, Anne-Marie Thiesse a montré qu’il y avait des héros régionaux aux côtés des héros nationaux. Ce sont les « gigognes patriotiques », c’est-à-dire que pouvaient s’enchâsser dans le même esprit des héros à horizon régional, présents notamment dans la littérature et les manuels régionaux, et la culture nationale véhiculée par l’école et la culture de masse. 

Enfin, cette dialectique et donc cette coexistence n’empêchent pas qu’il y ait eu – et qu’il y ait encore – des conflits entre les cultures régionales et les cultures en quelque sorte nationales. C’est intéressant de voir que, dans les années 1960- 1970, les mouvements de reviviscence régionaliste viennent plutôt de la gauche alors que dans l’entre-deux-guerres et au début de la IIIe République, l’impulsion venait souvent de la droite, voire de l’extrême droite face à une culture républicaine davantage unificatrice. Il est important de souligner à quel point les dimensions de l’espace et du temps évoluent. Il ne faut pas imaginer des acteurs historiques figés. 

A.-M. T. : Au moment de la Révolution française, la France comptait des populations qui avaient des cultures et des langues très différentes. Le pouvoir central avait eu intérêt à ce que la noblesse et une partie de la bourgeoisie parlent français, mais il ne se préoccupait pas des pratiques linguistiques de paysans jugés incultes, dont on attendait surtout travail productif et absence de révolte. Avec la Révolution, la nation devient un vaste corps politique : comment débattre si on ne parle pas la même langue ? Vaste question qui s’est posée un peu partout en Europe. En France, l’objectif d’unification linguistique a été vite décrété, notamment par le fameux rapport de l’abbé Grégoire « sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » présenté à la Convention nationale, en 1794. 

En outre, du fait des événements qui marquent les débuts de la Révolution, la diversité linguistique a été associée à la réaction monarchique et au clergé réfractaire prêchant en basque, en breton, en gascon… aux paysans. Le combat contre les parlers régionaux était déclaré, mais il n’a pas été gagné rapidement. Il a fallu un siècle pour que la culture de masse et la systématisation de la scolarisation généralisent l’usage du français. Mais il est resté une angoisse face à ces langues régionales, plus ou moins associées à l’hostilité envers la République et suspectées d’alimenter des revendications nationales sécessionnistes. L’article 2 de la Constitution indique : « Le français est la langue de la République » depuis… non pas 1792 ni 1892, mais 1992, date à laquelle la pratique du français était parfaitement généralisée à l’oral et à l’écrit ! L’article 75-1, en compensation, précise que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France.

« Il a fallu un siècle pour que la culture de masse et la systématisation de la scolarisation généralisent l’usage du français. Mais il est resté une angoisse face à ces langues régionales... »
— Anne-Marie Thiesse

Malgré la volonté d’imposition de la langue française, la IIIe République a recouru aux cultures régionales pour construire l’identité nationale massifiée et intégrer les classes populaires, les ouvriers, les paysans dans la nation. Les pédagogues de la IIIe République considéraient que l’idée de la nation, de la patrie, était abstraite et compliquée. Ils ont voulu partir de ce que connaissaient les enfants du peuple : leur environnement immédiat, leur « petite patrie ». Les écoliers apprenaient qu’elle était admirable, porteuse d’un patrimoine valorisé, puis ils étaient graduellement amenés à découvrir la nation tout entière. « L’amour de la petite patrie est le premier degré de l’amour de la grande patrie » était la formule constamment répétée de cette démarche pédagogique. L’identité régionale n’a donc pas été nécessairement opposée à l’identité nationale ; elle a même été abondamment présentée comme une identité nationale intégratrice en période de crise, comme à l’époque du Front populaire. 

« Les pédagogues de la IIIe République considéraient que l’idée de la nation, de la patrie, était abstraite et compliquée. Ils ont voulu partir de ce que connaissaient les enfants du peuple : leur environnement immédiat, leur “petite patrie” ».
— Anne-Marie Thiesse

D’où vient la volonté de décentraliser ?

A.-M. T. : La France, on le sait, est marquée par un puissant centralisme, avec concentration des pouvoirs politique, économique, culturel à Paris. Un discours sur la nécessité de corriger ce centralisme s’est développé dès la fin du XIXe siècle. Il a été porté notamment par le mouvement qui a pris le nom de « régionalisme ». Ce terme est arrivé dans le discours politique français en 1898 avec la création d’une Union régionaliste bretonne (URB). Deux ans plus tard, il y a eu la création, à Paris, de la Fédération régionaliste française. Elle a été animée pendant des décennies par un agrégé de lettres, Jean Charles-Brun, un félibre républicain qui avait été très proche de Charles Maurras à la fin du XIXe siècle avant de s’en séparer au moment de l’Affaire Dreyfus. Maurras a affirmé ensuite que la République était inapte à la décentralisation et que seule la monarchie, avec le retour aux anciennes provinces, pouvait mettre en œuvre un véritable fédéralisme français. Quant aux décentralisateurs non anti-dreyfusards, ils ont plutôt rejoint la Fédération régionaliste française qui était républicaine, à large spectre politique. Au début du XXe siècle, les universités étaient en développement : d’où l’idée qu’elles devaient être de grands acteurs dans la régionalisation de la France. Il y a eu aussi le projet de développer systématiquement des musées régionaux, des écoles d’art régionales, des enseignements régionaux pour vivifier les cultures régionales. 

La IIIe République s’est beaucoup référée à ce régionalisme, mais sans jamais accorder les pouvoirs locaux réclamés par les régionalistes. En 1940, le régime de Vichy a ressorti la proposition maurrassienne, c’est-à-dire le retour aux anciennes provinces, évidemment sans effet décentralisateur dans le cadre de l’État français sous l’Occupation...  

J.-F. S. : En 1959 est créé pour la première fois un ministère des Affaires culturelles. Cela aurait pu ajouter à la centralisation, mais ce n’est pas réellement le cas. Ainsi, dès 1963, André Malraux évoque explicitement des actions régionales à mener. Il n’y a pas encore ce qu’on appelle les Drac [Direction régionale des affaires culturelles, NDLR], qui n’apparaîtront que quelques années plus tard, mais dès cette époque, on a l’idée d’essayer de favoriser des structures régionales pour des actions locales, notamment en direction des festivals. Une autre mutation politique va être essentielle : les lois de décentralisation de 1982, appelées lois Defferre, qui donnent notamment de l’autonomie financière aux régions, en particulier pour le champ culturel. 

A.-M. T. : Les régions ont été créées, au tournant de la IVe et de la Ve République, comme des agrégats de départements, mais elles sont restées assez longtemps des coquilles vides. Cela va changer avec Mitterrand et la prise en compte des mouvements régionalistes des années 1970. Comme l’a indiqué Jean-François Sirinelli, des assemblées régionales élues au suffrage universel sont créées. Mais à la différence de ce qui existe ailleurs en Europe, comme les Länder allemands ou les régions italiennes et espagnoles, les régions françaises ont eu assez peu de pouvoir. Elles ont donc manifesté leur existence dans le domaine culturel. 

« Dès le début des années 1960, on a l’idée d’essayer de favoriser des structures régionales pour des actions locales, notamment en direction des festivals. »
— Jean-François Sirinelli

Jean-François Sirinelli, vous qui avez beaucoup travaillé sur la culture de masse, a-t-elle radicalement changé l’identité culturelle de la France ? L’hégémonie culturelle américaine, notamment dans le domaine du cinéma et de la télévision, a-t-elle eu un impact sur notre identité culturelle ? 

J.-F. S. : Depuis le début de notre entretien, nous évoquons la dialectique national/régional, mais, dans la seconde moitié du XXe siècle, ce jeu d’échelle va être bouleversé par un élément nouveau : la culture transnationale. 

Les vecteurs culturels sont toujours essentiels à prendre en compte dans l’analyse puisque, entre la création et la réception de la culture, l’étape intermédiaire est une affaire de conduits. Or, les vecteurs culturels vont alors changer. L’imprimé ne disparaît pas, mais, en parallèle, l’image et le son se développent. En France, on passe de 500 000 postes de radio au début des années 1930 à cinq millions à la fin des années 1930, ce qui signifie que plus d’un foyer sur trois en a un chez lui. Même processus, une génération plus tard, avec la télévision. À la fin des années 1960, ce sont même les deux tiers qui sont équipés d’un poste de télévision. Il est donc bien évident que le rapport à la culture, et de manière plus générale le rapport à la distance, aux lieux, vont s’en trouver totalement modifiés. Les cultures transnationales vont ainsi se faufiler dans les foyers français et toucher de manière identique un fils de berger corse et un jeune bourgeois du 6e arrondissement de Paris : ils suivront tous deux Salut les Copains à 17 heures et écouteront, au bout du compte, la même musique, de plus en plus imprégnée par l’influence anglo-saxonne.

« La France va se trouver peu à peu emportée dans des phénomènes de globalisation culturelle qui sont même antérieurs à la globalisation économique. »
— Jean-François Sirinelli

La France va se trouver peu à peu emportée dans des phénomènes de globalisation culturelle qui sont même antérieurs à la globalisation économique. Il est intéressant de constater que cela coïncide également, sans que ce soit paradoxal, avec le regain de régionalisation des années 1970 parce qu’il y a probablement, à ce moment-là, une interrogation sur ce qu’est l’identité française. Deux livres deviennent d’énormes succès de librairie dans ce contexte. Le Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, va se vendre à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. L’auteur y décrit sa région bretonne depuis le début du XXe siècle. À travers ce succès, les lecteurs essaient probablement de retrouver la culture des origines, dans ce jeu d’échelle de plus en plus dilaté.

De même, Emmanuel Le Roy Ladurie, grand historien français, professeur au Collège de France, publie Montaillou. Mais ce qui est important, c’est le sous-titre : Village occitan. En temps ordinaire, ce type de livre aurait eu quelques milliers de lecteurs, surtout que la teneur en est avant tout savante, le fonds archivistique est extrêmement dense, mais il se vend à des centaines de milliers d’exemplaires. Des acheteurs qui quelquefois ne le liront pas, mais le mettront en évidence dans leur bibliothèque, car là aussi, à travers Village occitan, on trouve cette question des cultures régionales et probablement, en toile de fond, cette inquiétude latente devant les changements d’échelle alors en cours. C’est aussi le moment où le régionalisme corse va se radicaliser et où les indépendantistes bretons font sauter des émetteurs de télévision – vous voyez là aussi le rapport avec cette culture de l’audiovisuel. 

A.-M. T. : Parallèlement à cette uniformisation culturelle qui s’est produite avec la télévision, il y a un autre phénomène important : celui de la « patrimonialisation » de la culture dans un but touristique. Le tourisme – qu’il soit interne ou externe – est l’un des secteurs économiques majeurs de la France. Or, que consomme le touriste, au-delà de la plage, des cafés, de la fête ? De la culture ! La France doit donc proposer une offre culturelle adaptée à des millions de touristes français et étrangers. Une des conséquences est le lancement de nombreux festivals et événements culturels par toute la France. Il y a aussi une intense « patrimonialisation » des cultures régionales à des fins de divertissement et de consommation, pas toujours pour le meilleur. Avec, en réaction, des revendications pour un patrimoine plus vrai, plus authentique.


1. Dire la France. Culture(s) et identités nationales (1981-1995), Vincent Martigny, Les Presses de Sciences Po, coll. « références académiques », 2016, 376 p.


Cet article a été initialement publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.



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