Alexandre Viros : "Notre rapport au travail change et l’intérim a une véritable carte à jouer"

Alexandre Viros : "Notre rapport au travail change et l’intérim a une véritable carte à jouer"

Dans un marché du travail en mutation depuis la crise du Covid-19, quelle est la place de l’intérim ? Est-ce un symbole de précarité ou un accélérateur de retour à l’emploi ? État des lieux avec Alexandre Viros, président France du groupe Adecco.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Anna Riolacci

Pouvez-vous nous présenter la branche France du groupe Adecco et les spécificités de votre domaine ?

Alexandre Viros, président France du groupe Adecco. (Crédits : Elisabetta Lamanuzzi)

Le groupe Adecco est présent dans 60 pays. Il a trois activités. D’abord, l’ingénierie, avec Akkodis, spécialisé dans les smart industries. Puis, du conseil en stratégie sociale à travers LHH, spécialiste des sujets d’organisation, de restructuration et de mobilité interne. Et enfin, Adecco, qui fait de l’intérim et met à l’emploi 500 000 personnes par an. Cela en fait le premier employeur privé de France ! Quarante pour cent de nos intérimaires ont moins de 26 ans : en cela, l’intérim est vrai accélérateur d’insertion par le travail. Nous sommes également le cinquième organisme de formation privé en France. Alors qu’un quart des intérimaires changent de secteur chaque année, nous représentons donc aussi un passeport pour la mobilité.

L’intérim peut sembler synonyme de précarité de l’emploi. Comment les parcours professionnels se construisent-ils après cette expérience ? 

Dans la très grande majorité des cas, l’intérim est un vecteur d’insertion durable sur le marché du travail. Mais on constate une augmentation d’intérimaires « par choix », qui y trouvent leurs avantages. Certaines personnes multiplient également les emplois en CDI à temps partiel dans une entreprise et font de l’intérim avec nous ou sont autoentrepreneurs en parallèle. Cela interroge profondément le modèle français, car il est principalement construit autour de l’entreprise ou de la branche et articulé sur le fondement du CDI là où, aujourd’hui, notre rapport au travail change. Si le CDI reste le socle du monde du travail, cela interroge sur les formes alternatives d’emploi. Et l’intérim a une véritable carte à jouer, en comparaison avec les statuts d’indépendant ou d’entrepreneur, car il offre davantage de sécurité : vous avez des indemnités de fin de mission, des garanties sociales, de la flexibilité pour choisir les missions et l’employeur et vous pouvez même changer de secteur si vous le souhaitez.

Pourquoi êtes-vous un adepte du recrutement sans CV ? Est-ce que les DRH sont armés pour l’entretien intuitu personae ?

Il est vrai que je suis favorable au recrutement sans CV pour deux raisons. D’abord, car c’est un moyen de mieux sentir les compétences socio-comportementales : ces compétences sont un patrimoine individuel unique que la personne et l’entreprise peuvent cultiver. Ensuite, s’affranchir du CV crée de la fluidité, de la justice et moins d’assignation à une « case » sur le marché du travail. 

Les DRH peuvent disposer de techniques qui viennent du profilage pour déterminer le profil psychologique de quelqu’un. Trop souvent, la formation à ces nouvelles techniques de recrutement, moins classiques, est vue comme du temps perdu. Il faut au contraire accompagner les recruteurs dans ces nouvelles méthodes et repenser la gestion des compétences dans les organisations.

Aujourd’hui, la question de l’emploi est-elle encore au cœur de l’agenda politique ?

Pendant 40 ans, on a considéré que le chômage était le principal effet de tous les maux que connaissait la France. Pour la première fois, on a une baisse importante et durable du taux de chômage, qui semble se confirmer dans nos projections à 12 mois.

L’emploi est encore et toujours au cœur des préoccupations qu’elles soient sociales, politiques, philosophiques. Si on parle moins d’« emploi » à proprement parler, on se pose davantage la question de la qualité du travail, de la trajectoire professionnelle, de la juste rémunération et des différentes formes de travail. Ce sont des changements importants qu’on doit anticiper pour les années à venir, car ils correspondent aux aspirations des travailleurs. Face à ces bouleversements, on a tendance à penser avec le monde d’hier, qui n’est plus adapté à celui d’aujourd’hui, et le sera encore moins à celui de demain.

Si le taux de chômage est probablement le plus bas depuis les années 1980, 400 000 emplois ne sont pas pourvus. Comment l’expliquer ?

D’abord, certains secteurs et entreprises ont fait le choix de mieux fidéliser leurs effectifs. C’est un choix stratégique qui explique pour partie le phénomène de baisse de la productivité, puisqu’il y a un vivier disponible. Deuxièmement, on n’a tout simplement parfois pas la compétence qu’il faut. Il faut savoir la créer ou la chercher. Enfin, je voudrais souligner un point important, surtout dans notre pays : les disparités géographiques. On est un pays de propriétaires, ce qui rend les personnes parfois moins mobiles. Il y a une limite psychologique – et économique, avec l’envolée du prix du pétrole – de 20 kilomètres autour du lieu de résidence, qui est rarement dépassée. 

À cela s’ajoute un taux d’activité faible à partir de 50 ans. Pendant longtemps, la question du travail des seniors se résumait à celle de la sortie du travail pour les seniors. Il faut évidemment revoir la façon dont on l’aborde et être dans l’anticipation, en proposant des dispositifs tout au long du parcours professionnel. Je pense notamment à un check-up professionnel à mi-carrière : il s’agit de faire le bilan, souvent autour de 45 ans, de ce qu’une personne a appris au cours de son parcours. Ensuite, il y a la question du cumul emploi-retraite, pour glisser progressivement de l’emploi vers la retraite et de complémentarité entre les deux, qui n’est pas suffisamment développée. 

C’est l’ensemble de l’organisation du travail qu’il faut repenser. Il est souvent vu de manière linéaire, sans moment de réflexion. Quand on sait que recruter quelqu’un coûte cinq à six fois plus que de garder quelqu’un, cela peut valoir le coup de financer une pause de quelques mois pour l’un de ses employés.

À l’heure où les cas de burn-out, de suicides, de grandes démissions chez les cadres se multiplient, avez-vous le sentiment que l’entreprise a failli par certains aspects ? Comment l’expliquez-vous ? 

Ce dont il s’agit, c’est l’absence de sens, qui a pour conséquence l’émergence de questions existentielles légitimes. Sans aller jusqu’au cas extrême du burn-out, on constate un décrochage général des cadres, parfois accéléré par le télétravail. Quand vous travaillez dans un bureau, c’est presque physiologique, vous vous nourrissez de l’énergie de l’équipe. Avec le travail à distance, vous devez réussir à en donner à vos équipes. Au début, on ne comprenait pas tellement pourquoi des gens qui passaient la journée chez eux étaient épuisés. Ils le sont aussi car l’énergie à déployer pour porter l’équipe peut être plus importante. 

Concernant le phénomène de « grande démission », ce qui est nouveau, c’est le rythme des changements professionnels. On observe de plus en plus de périodes d’essai non renouvelées à la demande du salarié. Ils sont capables de dire que la quantité de travail demandée est trop importante par rapport à leur vie personnelle. Ils acceptent ainsi de courir un risque professionnel, qu’on n’aurait pas couru auparavant. Cela s’est normalisé, et c’est une bonne chose, car cela constitue aussi un progrès pour les salariés.

Selon vous, la quête de sens est-elle intergénérationnelle ? Et comment différencier sens et impact ?

L’impact est une composante du sens du travail. Je crois qu’il est trop simplificateur de classer les entreprises en deux catégories : celles qui seraient des repoussoirs et celles qui seraient attractives, car elles ont la mission de changer le monde. L’environnement et la manière d’exercer sa mission compte aussi pour déterminer si ce qu’on fait a du sens : est-on content de travailler au sein de son équipe ? A-t-on l’impression d’avoir véritablement produit quelque chose à la fin de sa journée ? Est-on satisfait du degré d’autonomie qu’on nous accorde ? Ce qui me frappe dans l’entreprise aujourd’hui, c’est qu’on attend qu’elle résolve autant, voire plus de problèmes que les pouvoirs publics. Elle doit former, promouvoir la diversité, mettre en place des dispositifs de repérage de phénomènes de violences faites aux femmes, d’impact sur l’environnement ou sur la santé au travail. Je crois qu’on assiste à une évolution du rôle qui est attendu de l’entreprise : elle doit avoir un impact sur la société telle une entreprise-providence, et non seulement comme un acteur économique.

Avez-vous un message à transmettre aux étudiants de Sciences Po ?

Il faut oser prendre des risques, ne pas négliger le plaisir et multiplier les expériences, car il n’y en a pas de mauvaises. Pensez au sens que vous pouvez donner à votre travail, dans tous les sens du terme, et ne soyez pas trop scolaires dans votre manière de le chercher ! 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.



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