Les médias en quête de la juste recette
Victimes de l’érosion des ventes et de la baisse des recettes publicitaires, nombre de journaux n’ont eu d’autre choix que d’accepter d’être rachetés par des groupes industriels pour survivre. Certains pure players entendent toutefois garder leur indépendance en misant sur de nouveaux leviers comme les abonnements ou le brand content.
Par Louis Chahuneau
9 octobre 2023, à Paris. Le Théâtre du Châtelet fait salle comble. Près de 1 500 personnes sont venues assister à la soirée de soutien aux anciens du Journal du Dimanche. Pour l’occasion, 90 ex-journalistes de l’hebdomadaire racheté par Vincent Bolloré montent sur scène pour dénoncer les pratiques de l’industriel, qui a brutalement changé la ligne éditoriale du journal en y imposant Geoffroy Lejeune, ex-directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles, marquée à l’extrême droite. « C’est un combat qui porte bien au-delà du JDD », déclare sur France Inter Juliette Demey, ancienne journaliste du titre. « Cette situation est une sorte de cas d’école sur le fait qu’un actionnaire peut imposer un directeur contre 98 % de sa rédaction en grève. »
“« Cette situation est une sorte de cas d’école sur le fait qu’un actionnaire peut imposer un directeur contre 98 % de sa rédaction en grève. »”
La cérémonie a un goût amer. Certes, la rédaction du JDD a tenu bon 40 jours face à Vincent Bolloré, soit l’une des plus longues grèves de l’histoire du journalisme. Près de 5 000 donateurs ont financé la caisse de grève et une tribune de soutien publiée dans le journal Le Monde a réuni 650 personnalités publiques. Mais cette soirée acte aussi la défaite d’un titre historique (75 ans) face à « l’ogre » breton.
Le match Bolloré/Saadé
Après le rachat de Canal+ (via sa maison-mère Vivendi) en 2014, l’homme d’affaires a acquis Prisma Media (Capital, Voici, Géo…) en 2021. Inquiets du phénomène grandissant de concentration des médias, des sénateurs lancent une commission d’enquête en octobre 2021. Vincent Bolloré y est même auditionné. Deux ans plus tard, il s’empare finalement du groupe Lagardère (Europe 1, Paris Match, Le JDD, Hachette…) et se retrouve à la tête du plus gros empire de médias français.
Mais alors, comment expliquer son appétit pour un secteur structurellement déficitaire ? Pour Alexis Lévrier, historien de la presse et maître de conférence à l’Université de Reims, Vincent Bolloré veut imiter l’homme d’affaires australien Rupert Murdoch (News Corp, Fox News, 21st Century Fox…) : « Il a montré qu’on pouvait avoir un objectif idéologique tout en étant rentable. Comme lui, Vincent Bolloré veut se constituer un empire des médias, donc il a vendu ses activités en Afrique pour se concentrer dans ce domaine [cession de Bolloré Africa Logistics à MSC contre cinq milliards en 2022, NDLR]. Quand on contrôle toute la chaîne, de la publicité à la communication en passant par la musique ou le cinéma, les pertes des médias d’information sont compensées par le reste. »
“« Quand on contrôle toute la chaîne, de la publicité à la communication en passant par la musique ou le cinéma, les pertes des médias d’information sont compensées par le reste. »”
Car en acquérant Lagardère, Vincent Bolloré ne vise pas uniquement Le JDD ou Europe 1, il met aussi la main sur la maison d’édition Hachette et le travel retail, soit l’exploitation des duty free, Relay et espaces de restauration dans les aéroports et les gares. Un avantage déterminant pour assurer la distribution de ses titres. Dans les colonnes des Échos, le président du conseil de surveillance de Vivendi, Yannick Bolloré, estimait, en novembre dernier, que le chiffre d’affaires annuel du groupe allait quasiment doubler, passant de 9,6 à 17 milliards d’euros.
Face à lui, un autre géant s’est récemment imposé dans le domaine des médias. Déjà propriétaire de La Tribune, Rodolphe Saadé, président de l’armateur CGA CGM, a racheté cet été Altice Media à Patrick Drahi pour 1,55 milliard d’euros, devenant ainsi propriétaire de BFMTV et RMC. En août 2022, l’homme d’affaires franco-libanais, réputé proche du camp macroniste, avait déjà racheté les parts de Xavier Niel dans le quotidien marseillais La Provence pour 81 millions d’euros. Une somme dérisoire quand on sait que CGA-CGM a réalisé 23 milliards d’euros de profits en 2022. « Rodolphe Saadé se place dans la tradition de Martin Bouygues, à savoir une logique d’influence. Il pense que les idées d’Emmanuel Macron sont les bonnes et soutient donc une politique favorable à ses intérêts », analyse l’historien Alexis Lévrier.
Les empires médiatiques ne sont pas un phénomène nouveau. À la fin de la Première Guerre mondiale, où le rôle de la presse s’était retrouvé affaibli, le milliardaire François Coty rachetait Le Figaro et Le Gaulois pour les fusionner. En 1928, pour contrebalancer la ligne éditoriale de L’Humanité qu’il jugeait « trop communiste », il lançait aussi L’Ami du peuple (1928-1937), destiné aux classes moyennes et à la petite bourgeoisie. Dans les années 1980, on voit apparaître des industriels comme Martin Bouygues (TF1, LCI, M6) qui n’ont rien à voir avec la presse et qui investissent le domaine des médias d’information. Pour l’historien Alexis Lévrier, « le phénomène de concentration des médias que l’on vit n’est pas tout à fait inédit ; ce qui est nouveau, c’est que cela se fasse explicitement au détriment des rédactions ».
“ « Le phénomène de concentration des médias que l’on vit n’est pas tout à fait inédit ; ce qui est nouveau, c’est que cela se fasse explicitement au détriment des rédactions. »”
La crise des « news mags »
Après s’être imposé comme principal concurrent de Vincent Bolloré dans le domaine des médias, Rodolphe Saadé n’a pas hésité, lui non plus, à intervenir dans la ligne éditoriale. Fin mars, le directeur de la rédaction de La Provence, Aurélien Viers, a été mis à pied puis réintégré, après la publication en une d’un reportage sur le trafic de drogue à Marseille jugé défavorable à la Macronie. Ironie du sort, la rédaction s’apprêtait à signer une charte d’indépendance et de déontologie garantissant l’imperméabilité entre le contenu rédactionnel du journal et son actionnaire. « Avant, c’étaient des hommes de presses qui ne voulaient pas fouler au pied les valeurs journalistiques. Aujourd’hui, ce sont des objectifs idéologiques qui priment, avec une volonté de faire plier les rédactions, comme Reworld Media, qui a un objectif de rentabilité. »
Méprisé par le monde de la presse, Reworld Media, qui possédait déjà des titres comme Marie France ou Le Journal de la Maison, a réussi à racheter, à l’été 2019, la branche française de Mondadori, qui éditait des dizaines de journaux, comme Sciences & Vie, Grazia ou Biba, devenant ainsi le premier groupe français de presse magazine. Cette fusion a entraîné une hémorragie dans les rangs des journalistes. Sur les 330 en poste, seul un gros tiers a été conservé, les autres ont été remplacés par des chargés de contenus payés à la pige ou sous le statut d’autoentrepreneur. Ainsi, les actionnaires économisent sur les coûts fixes et capitalisent sur l’audience cumulée de leurs marques pour vendre de la publicité aux annonceurs. « On se débarrasse des journalistes et on recrute des producteurs de contenus qu’on paye au lance-pierre. Il y a une volonté de contourner les règles », constate Alexis Lévrier.
Reworld Media, c’est d’abord une histoire d’internet. En 2012, l’entreprise a été reprise par un duo d’entrepreneurs, Pascal Chevalier et Gautier Normand, qui ont compris que le papier allait progressivement mourir au profit du digital : « La révolution numérique n’est pas une aide au journal papier, mais signifie sa mort, donc elle suppose une transformation profonde », explique Alexis Lévrier.
À part quelques grands titres comme Le Monde, qui vient de franchir la barre des plus de 500 000 abonnés purs numériques, beaucoup n’ont pas su prendre le virage au bon moment et se retrouvent aujourd’hui en difficulté. Entre la baisse des ventes au numéro, l’effondrement des recettes publicitaires au profit des plateformes numériques (Google, Facebook, Amazon et TikTok) et la quasi-faillite du distributeur Presstalis (devenu France Messagerie) en 2020, les « news magazines » sont les premiers concernés. « L’attachement au support n’est pas suffisamment fort pour légitimer l’achat, il n’y a pas de collectionneurs, par exemple », pointe l’universitaire Alexis Lévrier.
« Tous ces magazines présentent des diffusions relativement faibles, inférieures pour certains à la moitié de ce qu’ils ont pu totaliser à leur zénith. Or, c’est un choc énorme, parce que ces news vivaient d’un modèle publicitaire. Il y a 25 ans, L’Express avait plusieurs cahiers financés par la publicité », rappelle encore Jean-Clément Texier, président de Coficom et de l’École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (Ejcam).
Les chaînes d’infos en continu dictent le tempo
Par ailleurs, ces magazines doivent désormais adapter leur contenu à l’immédiateté de l’information qu’offrent internet et les réseaux sociaux, « or les news mags, c’est de l’enquête, du long cours », indique Alexis Lévrier. Pour Jean-Clément Texier, les magazines ont aussi perdu leur capacité à imposer leur calendrier de l’actualité : « Il y a 25 ans, L’Express sortait “Monsieur X” [un feuilleton proposé sur plusieurs semaines aux lecteurs pour mettre au pouvoir Gaston Defferre face au général de Gaulle, NDLR], Le Nouvel Observateur affichait son soutien à la nouvelle gauche et Le Point faisait dialoguer Claude Imbert avec Giscard d’Estaing. Aujourd’hui, les maîtres des horloges, ce sont les chaînes d’information en continu ! ».
“« Aujourd’hui, les maîtres des horloges, ce sont les chaînes d’information en continu ! ». ”
Pour tenter de retrouver de la compétitivité, L’Obs et Marianne ont fait un pari opposé. Le premier (190 000 exemplaires par semaine, en baisse de 7,4 % en 2023) a lancé sa nouvelle formule qui mise sur le premium, refondé son site web et changé de nom pour Le Nouvel Obs, tandis que Marianne (129 000 exemplaires, en baisse de 1,3 %) mise au contraire sur une nouvelle maquette allégée (52 pages contre 88), mais aussi moins chère (3,50 euros contre 4,40 précédemment). De quoi retrouver l’équilibre ? Jean-Michel Texier se montre prudent : « Contrairement à l’Allemagne, où le Spiegel écrase la concurrence, en France, l’univers est hyperconcurrentiel. Or, aucun news mag n’a les moyens ni intellectuels, ni humains, ni économiques de trouver le joker pour écraser le marché. »
L’exception Mediapart
S’il y a bien un média à qui on ne peut pas reprocher de ne pas avoir anticipé l’avenir, c’est Mediapart. À 71 ans, son cofondateur, Edwy Plenel, vient d’en quitter la présidence, laissant derrière lui une entreprise en pleine forme et rentable. Avec 220 000 abonnés fin 2023, le site se classe juste derrière Le Monde (530 000) et Le Figaro (280 000), mais loin devant Le Parisien (100 000) au classement des abonnements numériques.
À la différence de journaux et magazines nationaux, le pure player a tout misé sur l’abonnement numérique, qui représente 98 % de ses revenus. Un choix qui était tout sauf évident il y a 16 ans, au lancement du site. À l’époque, l’heure est à la presse gratuite (20 Minutes, Métro, etc.) et les observateurs ont du mal à imaginer que la presse en ligne puisse devenir payante. « Axa Equity m’a dit qu’il ne croyait pas au modèle économique, ni personne d’ailleurs », se souvient Marie-Hélène Smiejan, ancienne directrice générale de Mediapart alors chargée de construire le modèle économique du site. En 2007, même le New York Times abandonne son expérimentation d’abonnement en ligne payant après avoir échoué à dépasser la barre des 230 000 lecteurs.
Mais Edwy Plenel et ses compères persistent, s’endettent chacun à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros et lancent Mediapart fin 2007. Les premières années sont difficiles. « On est allés de déconvenue en déconvenue, on avait sous-estimé la partie marketing et technique. En 2008, notre objectif était de finir l’année avec 10 000 abonnés, mais on a terminé à 7 000 », se souvient Marie-Hélène Smiejan. C’est l’affaire Bettencourt, que de nombreux médias refusent de relayer, qui va définitivement faire connaître Mediapart. « On l’aurait sortie en 2008 ou 2009, ça n’aurait pas apporté le même nombre d’abonnés. Ça a été un déclencheur pour ceux qui nous connaissaient, mais qui ne s’abonnaient pas pour autant. »
En 2011, certains économistes, comme Alain Minc, ne sont toujours pas convaincus : « Si vous considérez que le modèle économique de la presse est Mediapart, alors je suis assez inquiet pour la démocratie française (…). Le modèle choisi par Edwy Plennel est un modèle absurde : la presse sur le Net ne peut être que gratuite, la presse payante sur le Net ne peut pas marcher », critique-t-il au micro de France Info. Mais les usages ont changé et les Français sont de mieux en mieux équipés à domicile : « Une génération de grands-parents a commencé à communiquer avec ses petits-enfants via internet tandis que le débit de connexion a permis d’avoir une diffusion de l’information beaucoup plus rapide », développe Marie-Hélène Smiejan.
Jouer sur les valeurs ou la corde émotionnelle
Le salut de la presse passera-t-il par l’abonnement payant ? Aujourd’hui encore, les avis divergent. Ancien directeur général de Konbini, Irakli Lobzhanidze, 36 ans, ne jure que par la diversification du modèle économique : « On ne peut jamais compter sur une seule source de revenus, que ce soit l’abonnement ou la publicité. Il y a toujours des crises dans la publicité, et c’est souvent le premier budget qui saute. » Ancien banquier chez Rothschild et enseignant à Sciences Po, il s’est spécialisé dans les médias à destination des jeunes. Selon lui, il n’y a que deux possibilités de faire du contenu payant pour cette tranche d’âge : « Soit ce sont les valeurs très prononcées comme à Mediapart, soit il faut jouer sur la corde émotionnelle, comme les vidéos d’Hugo Clément sur la famine en République démocratique du Congo. Autrement, si tu veux un média pluraliste, c’est impossible de faire payer », explique-t-il.
À Konbini, il a donc développé le brand content, ou contenu spécialisé, parfois critiqué pour son flou assumé entre information et publicité. En juillet dernier, Irakli Lobzhanidze s’est mis au service de son ami Hugo Travers, créateur du média de vulgarisation sur les réseaux sociaux HugoDécrypte, qui emploie 25 employés, dont 12 journalistes. Selon lui, les contenus sponsorisés ne représentent que 5 % des revenus publicitaires, les autres étant générés par la monétisation des vidéos : « Ces contenus-là, les journalistes n’y touchent pas. Le cœur de réacteur d’HugoDécrypte sera toujours l’actualité. »
“« À partir du moment où il préserve l’indépendance, tout modèle est bon à prendre. »”
Il y a quelques semaines, le média a aussi lancé Jobs.hugodecrypte.com, sa propre plateforme de mise en relation entre « candidats issus de son audience » et « recruteurs de qualité ». Les entreprises y louent un ou plusieurs espaces de diffusion d’offres à l’année. « Ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur les modèles disrupteurs, qui sont beaucoup plus modestes que TF1, mais qui ont un énorme impact », justifie le trentenaire. Avec 14 millions d’abonnés, dont 75 % âgés de 15 à 34 ans, Hugo Travers devrait continuer de faire saliver les médias traditionnels qui lorgnent sur son audience, d’autant qu’il n’a jamais fait appel à des actionnaires. Interrogée sur cette réussite, l’ancienne de Mediapart Marie-Hélène Smiejan se garderait bien d’élire le meilleur modèle pour l’information en ligne. Et de conclure : « À partir du moment où il préserve l’indépendance, tout modèle est bon à prendre. »
Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.