Yannick Haenel : “La littérature est le langage des libertés”

Yannick Haenel : “La littérature est le langage des libertés”

Chaque semestre, un nouvel auteur devient titulaire de la Chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po. Le passage de témoin entre Karine Tuil et Yannick Haenel s’est déroulé le 8 février dernier. L’occasion pour les deux auteurs d’échanger autour du thème « Déchiffrer passionnément le monde ». La rédaction d’Émile était présente et vous propose de découvrir le compte-rendu de ce riche dialogue animé par Delphine Grouès.

Propos recueillis par Caroline Blackburn  

Passage de relais entre titulaires de la chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po : échange entre Karine Tuil et Yannick Haenel, modération par Delphine Grouès. (Crédit : Ayoub Rachidi Alaoui / Sciences Po)

Comment comprenez-vous le thème « Déchiffrer passionnément le monde » ?

Yannick Haenel : La littérature n'est pas une discipline séparée du fait même de vivre,  elle relève d'un acte total, d'un engagement existentiel. Chercher les mots, traverser les nuances, mobiliser des acuités, dire à chaque instant ce que l'on perçoit, et ménager à la fois raison et imagination, c'est le cœur de la littérature. C'est aussi ce qui nous anime, nous tous, puisque nous sommes des corps parlants, c'est notre activité quotidienne : parler, écouter, écrire.

Je crois qu'il y a, au cœur du langage, une dimension intérieure. C'est là que ce feu très ancien qu'on appelle la littérature s'allume. Déchiffrer le monde exige le feu, c'est-à-dire la passion, le désir de comprendre. Le feu peut se transmettre, sans tout consumer, il éclaire ce qu'il y a de meilleur en nous. Le feu s'allume dans la solitude, celle des nuits passées à écrire, mais aussi dans la communauté elle-même.

C'est dans cet « entre-deux » que j'essaye d'habiter, de parler, d'écrire, d'aimer. Dans ce lieu entre solitude et communauté où l'on déchiffre passionnément le monde, je vais, à travers mes cours, inviter les étudiants de Sciences Po à écrire à leur tour, à penser ardemment, à rencontrer leur liberté. J'espère que cette invitation vous plaira. 

« Dans ce lieu entre solitude et communauté où l’on déchiffre passionnément le monde, je vais inviter les étudiants de Sciences Po à écrire à leur tour... »
— Yannick Haenel

Karine Tuil : Être écrivain, c'est faire l'expérience du sensible. Quand Yannick Haenel écrivait ses chroniques dans Charlie Hebdo, je les attendais chaque matin avec impatience. Avec un ami, on s'échangeait la chronique et on la commentait. Et, chaque matin, on était absolument saisis par l'acuité, la finesse, l'intelligence des chroniques de Yannick. Il disait qu'il avait vu l'humanité et l'inhumanité, une expérience qui nous transforme en tant qu'écrivain : faire cette expérience de la condition humaine, se confronter à l’humain et à ce qu'il a de plus tragique. 

Trouvez-vous des échos de vos travaux dans les œuvres de chacun? 

Y.H. : Les livres de Karine sont ancrés dans la société actuelle, ils sont fondés sur son expérience. Baudelaire parlait de l'épaississement de la sensibilité, en 2024, que dirait-il ? L'épaississement de la sensibilité, on peut le sentir en nous, je le sens en moi, je ne fais pas attention, je n'arrive pas à me concentrer. Il me semble que la littérature, maintenant a un peu moins la vedette dans les médias, cette solitude va devenir sa chance. J'ai choisi la littérature parce qu'elle est plus ondoyante, parce qu'elle a droit à la contradiction : en littérature, on peut dire que le oui est aussi le non.

K.T. : Ce que j’aime beaucoup dans le travail de Yannick, c’est le manque de formalisme. Chaque livre est très différent, il prend le risque de déstabiliser le lecteur. C’est beau en littérature de suivre l'instinct. On pense que les écrivains partent d’un sujet, mais un roman commence par une quête, un questionnement, il s’écrit même en cours d'écriture. Le roman m’échappe à l’instant où j’en parle. Il change tout le temps. 

Pour des étudiants, c'est une expérience vraiment passionnante à faire, de se mettre à écrire, pour tenter des expériences de liberté. Chacun a ses propres univers. J’ai essayé, à travers des discussions, de trouver en eux une sensibilité qui leur permettrait l’écriture. Certains résistent au départ. L’expérience d’immersion en soi-même est toujours une découverte. On n’a pas le temps de réfléchir, le temps est très court, donc ces exercices d’impulsions sont des moyens intéressants d'accéder à cette intensité et cette sensibilité. 

« Les phrases qu’on lit, nous métamorphosent. »
— Yannick Haenel

Comment abordez-vous cette liberté du langage ? 

Y.H. : J’ai été enfermé dans un lycée militaire dans lequel j’ai souffert pendant trois ans et où l'expérience de langue était entièrement déterminée par le commandement. On m’a donné à garder la bibliothèque de section, j’ai senti en ouvrant des livres que c’était le contraire du commandement et que cela allait faire ma vie. J’ai compris que je n’avais pas besoin de combattre l’autorité coercitive, je devais juste la détourner. La littérature est le langage des libertés. Les phrases qu'on lit, nous métamorphosent. En nous octroyant un autre corps qui a envie de déchiffrer, elle nous ouvre à un désir qui n'est jamais comblé. Ce désir, c’est ce que j’appelle la liberté. La liberté est la seule chose qui puisse se dire sans qu'on ait besoin de s'en expliquer, sinon ce ne serait plus la liberté. Moi, j’appelle cela l'écriture. 

K.T. : Aujourd'hui, il y a de moins en moins d’endroit où la langue est encore libre. J'essaie d'amener les étudiants à penser les sujets de société. La littérature, c'est apprendre à penser contre soi-même, accepter les idées divergentes, se mettre à la place des autres, savoir que l'on ne peut pas comprendre l’autre si on n’essaye pas de penser comme l’autre. Être écrivain, c’est multiplier les points de vue, déchiffrer la conception des autres en allant sur le terrain. L'écriture est l'espace de la liberté totale, tout doit pouvoir être mis en scène, absolument toutes les situations sans aucune retenue. Si on commence à penser à la réception des lecteurs, c'est une petite mort. Écrire après avoir exploré le monde, c’est une expérience intérieure, une errance en soi-même. 

« La littérature, c’est apprendre à penser contre soi-même, accepter les idées divergentes, se mettre à la place des autres... »
— Karine Tuil

Karine, vous vous êtes lancée dans l’écriture de la poésie avec Kaddish pour un amour. Comment expliquez-vous ce besoin de passer par cette forme poétique ? 

K.T. : Kaddish pour un amour est né d’une impulsion. Il y a quand même un mystère de l’écriture, c'est-à-dire qu'après La Décision [roman paru en janvier 2022, NDLR], j'ai écrit ce recueil, comme une façon aussi de me retirer un peu de l'expérience romanesque qui a été très intense. J'ai eu envie de revenir à mon matériau : le mot. Dans sa forme la plus sobre, la plus simple, sans aucun enjeu, car la poésie est moins lue que le roman. Pour moi ça a été à la fois une expérience intense du point de vue créatif, mais aussi une expérience d’humilité qui vous renvoie à votre fonction première : un écrivain est un simple artisan des mots.

Karine Tuil, ancienne titulaire de la Chaire d’écrivain en résidence, s’exprime aux côtés de son successeur, Yannick Haenel. (Crédit : Ayoub Rachidi Alaoui / Sciences Po)

Vos ouvrages mêlent questions sociales et expériences personnelles, ressentez-vous une responsabilité de représenter des gens ?

K.T. : Je ne pense pas du tout au public sinon c'est vertigineux et ça m'empêche d’écrire. J’écris à partir de mon expérience, de mes sensations et de mes perceptions. Pour un romancier, c’est important de garder cette liberté là et d'avoir confiance en quelques lecteurs et proches qui vous entourent sinon ça risque de trop paralyser l’écriture. 

Y.H. : En général, je n'en fais qu'à ma tête. En revanche, j'ai besoin de m'adresser à quelqu'un. L'absence d'attente me libère. Ça m'a rendu plus libre et fantaisiste, je suis allé encore plus loin. Parfois, j'avais peur de raconter certaines choses horribles que j'avais entendues. Mais le soir quand je rentrais, j'avais 30 ou 40 courriels de lecteurs, de Charlie Hebdo. Et je dois dire que je n'ai jamais été autant emporté dans ma vie par des lectrices et lecteurs, c'était fou. Tous me disaient de continuer. J'ai souvent ça en tête dans les moments de découragement. On écrit pour les inconnus, l'inconnu lui-même. 

Comment faites-vous, avec votre sensibilité, pour vivre des choses horribles et prendre de la distance pour ne pas être tétanisé ? Comment perdre cette sensibilité, et comment la re-développer ?

Y.H. : Quand j’écrivais pour Charlie Hebdo, je ne trouvais pas ma place et je me suis rendu compte assez vite que c'était une chance. Je suis un narrateur, à tendance excessive, et empathique. J'ai fait de ma vulnérabilité une forme d'éthique, je me suis dit qu’il ne fallait pas que je prenne trop de distance. C'était valable en ce qui me concernait. Mais ce n’est pas un conseil valable pour tout le monde. Un soir, Delphine Horvilleur m'a dit : « seul le cassé peut rendre compte de ce qui est cassé. » Elle m'a expliqué que Moïse avait été choisi par Dieu parce qu'il était bègue. Alors, je peux continuer à être vulnérable.



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