Héloïse Luzzati : La musique au féminin
Violoncelliste, Héloïse Luzzati s’engage depuis plus de cinq ans à mettre en valeur les compositrices, souvent oubliées de l’histoire de la musique. En 2020, elle fonde l’association Elles Women Composers, puis un label de disques, La boîte à pépites. Rencontre avec la musicienne de 39 ans, membre de la première promotion du programme de formation « La Relève », à Sciences Po.
Par Maïna Marjany (promo 14)
Musique, histoire, passion, questionnements, engagement… toutes ces dimensions se mêlent dans le parcours d’Héloïse Luzzati. Avec elle, nous avons remonté le fil de sa pratique du violoncelle et des raisons qui l’ont poussée à lancer, ces dernières années, de nombreux projets pour mettre en avant le rôle des femmes dans l’histoire de la musique occidentale. Quand on l’interroge sur le moment de sa prise de conscience, elle la situe au mitan de sa vingtaine. « À la fin de mes études, j’avais environ 25 ans, relate-t-elle. En parallèle du Conservatoire, je travaillais depuis plusieurs années avec plusieurs orchestres et je me suis rendu compte que j’avais déjà joué des dizaines de fois Carmen. En revanche, je ne connaissais pas de compositrices femmes ; on ne m’en avait pas parlé pendant mes études et je n’en avais jamais joué. » Débute alors une vraie réflexion sur le répertoire musical et des recherches sur les compositrices françaises et européennes, qui aboutiront, une dizaine d’années plus tard, à la création de l’association Elles Women Composers.
Un amour précoce pour la musique de chambre
Et si les racines de cette prise de conscience étaient en réalité plus anciennes ? Au cours de nos échanges, une évidence s’impose : pour Héloïse Luzzati, la musique est, en fait, une affaire de femmes. Celle qui a commencé la pratique du violoncelle à l’âge de cinq ans nous explique avoir grandi dans une famille de mélomanes, « surtout ma mère, qui joue du piano en amateur. Il y a toujours eu un instrument et des partitions à la maison, mes parents nous emmenaient au concert et ma mère a eu plaisir à me faire travailler mon violoncelle quand j’étais petite, poursuit-elle. Deux de ses quatre enfants font de la musique, ce n’est certainement pas un hasard ! »
Plus que la musique symphonique ou l’opéra, Héloïse Luzzati nous confie avoir eu « un amour précoce pour la musique de chambre ». Après des études au Conservatoire du Mans, elle arrête un temps la pratique de son instrument à l’adolescence, puis reprend et intègre le Conservatoire à rayonnement régional de Paris, à la fin du lycée. À l’époque, elle n’est pas encore sûre de faire de la musique son métier : « Je manquais de confiance en moi et je ne savais pas si j’avais le niveau pour en vivre. » Ce n’est que lorsqu’elle est admise au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de la capitale qu’elle est certaine de pouvoir devenir musicienne professionnelle.
Le confinement comme catalyseur
En parallèle de sa toute jeune carrière de violoncelliste, elle se renseigne sur les compositrices, « mais j’ai vite fait le tour de ce qui existait, se souvient-elle. J’ai notamment lu un ouvrage pionnier de la musicologue Florence Launay sur les compositrices françaises au XIXe siècle. Son livre était plein de noms, mais quand on les recherchait sur Google, il n’y avait pas d’enregistrements, pas de bios ni de fiches sur Wikipédia, par exemple. C’était un trou noir d’internet ! Heureusement, ça a beaucoup changé ces dernières années. »
Héloïse Luzzati satisfait d’abord sa propre curiosité : « J’avais envie de connaître, puis de jouer des œuvres qui ne faisaient pas partie du “grand répertoire”. » Le premier confinement sonne l’arrêt brutal des concerts et des répétitions, ouvrant la porte à un moment hors du temps pour la musicienne. « J’ai adoré ! », glisse-t-elle en souriant. Lui vient alors l’idée de créer une page Facebook, La Boîte à Pépites, sur laquelle elle poste de petits documentaires sur des compositrices. « C’était ma boîte de Pandore à moi ; une fois que j’ai commencé, j’ai eu envie de faire plein d’autres choses. »
Quelques mois plus tard, elle met sur pied un festival : « C’était à l’été 2020, la programmation habituelle avait été annulée, car personne ne savait si on serait confinés ou non à cette période. Il y avait donc de l’espace pour créer quelque chose de nouveau. De l’espace dans les emplois du temps des musiciens, mais aussi un espace médiatique. Comme peu de choses avaient survécu au Covid, les journalistes culturels sont venus et ont donné de la visibilité au festival. » Un reportage tourné par TV5 Monde est notamment vu plus d’1,5 million de fois. « Dans le microcosme culturel, cela a mis un coup de projecteur sur ce que j’étais en train de construire. »
Du premier festival à la maison de disques
Pour donner une structure administrative à ses projets naissants, Héloïse Luzzati crée ensuite l’association Elles Women Composers. À l’approche des fêtes, elle souhaite organiser un concert de Noël, mais un nouveau confinement l’en empêche. Loin de la freiner, cela stimule sa créativité. « Je voulais faire quelque chose d’un peu différent, de drôle et j’ai créé un calendrier de l’Avent où, chaque jour, on peut découvrir une vidéo sur une compositrice différente, comme un festival en ligne. »
De nouveau, le format rencontre son public et l’initiative est, depuis, renouvelée chaque année. Pour sa cinquième édition, le calendrier de l’Avent est réalisé en partenariat avec le Musée d’Orsay. Toutes les vidéos croisent un tableau de femme provenant des collections d’Orsay avec l’œuvre d’une compositrice.
En 2022, elle lance le label musical La Boîte à Pépites, distribué en France et à l’international. Une dizaine de disques ont pour l’instant été commercialisés. Chacun d’entre eux porte sur une compositrice pour laquelle il n’existe pas encore d’enregistrement, et est accompagné d’un livret conséquent, retraçant la biographie de l’artiste. Le dernier en date est consacré à la pianiste et compositrice française Rita Strohl.
Prochaine étape ? La création d’une maison d’édition de partitions. « C’est formidable d’avoir rendu disponibles à l’écoute toutes ces œuvres ; mais si les partitions ne peuvent pas être commandées en quelques clics sur internet, ça ne permet pas à d’autres musiciens de les jouer », souligne Héloïse Luzzati. Le projet prend du temps, car de nombreuses questions se posent, notamment concernant les droits de reproduction des partitions, ainsi que le modèle économique d’un secteur où scans gratuits et piratage sont de sérieux concurrents.
“« Le temps de programmation dédié aux compositrices tourne autour de 4 % et représente un peu plus de 6 % des œuvres programmées. Le chemin vers plus de parité semble encore bien long. »”
L’année dernière, son association a réalisé une grande étude, passant en revue les programmes de musique classique des festivals et institutions françaises qui programment plus de cinq concerts par an. Le temps de programmation dédié aux compositrices tourne autour de 4 % et représente un peu plus de 6 % des œuvres programmées. Le chemin vers plus de parité semble encore bien long.
Le programme de formation « La Relève »
« La Relève » est un projet initié par le ministère de la Culture en partenariat avec Sciences Po et l’association Les Déterminés. Ce programme unique et original vise à promouvoir l’inclusion, dans le secteur culturel, de 101 lauréats issus de toutes les régions de France.
Jeunes professionnels passionnés par les métiers du spectacle vivant et des arts visuels, ils bénéficient d’une formation certifiante qui conjugue des apports théoriques et pratiques. Ils sont accompagnés par des mentors, des directeurs et directrices de lieux culturels, implantés partout en France. L’objectif est ambitieux : créer un vivier de futurs dirigeants.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.