Hergé, Franquin, Gotlib… Toute une époque
Que reste-t-il des dessinateurs qui dominaient le marché de la bande dessinée dans la seconde moitié du XXe siècle ? Numa Sadoul est l’un des meilleurs spécialistes de cette génération d’artistes qui a marqué la jeunesse de nombre d’entre nous.
Par Thomas Arrivé
La bande dessinée n’a pas toujours été la littérature bien considérée que l’on connaît aujourd’hui, celle qui se proclame « roman graphique », destinée à un public adulte et qui aborde volontiers des thèmes politiques ou sociaux. Toute une génération de dessinateurs a vécu auparavant d’aventures ou de gags imprimés dans des magazines et publiés dans des albums sous l’étiquette « Littérature jeunesse ». Ces auteurs s’appelaient Hergé, Franquin, Gotlib, Giraud et ils ont été approchés à partir des années 1970 par Numa Sadoul, un homme qui a eu le privilège et le talent de les interviewer dans des ouvrages qui font aujourd’hui référence.
« Ils étaient très humbles, se souvient leur interlocuteur. Ils avaient admis qu’ils dessinaient pour les enfants. À vrai dire, Hergé prétendait inventer des histoires pour lui-même. Franquin faisait sans doute pareil : c’était un grand enfant. Je ne crois pas qu’ils en souffraient, même si la censure leur interdisait un pistolet dans telle ou telle case, ou entre les dédicaces réservées à leurs intimes témoignant quelquefois d’un érotisme refoulé. En réalité, ils n’avaient pas conscience de leurs capacités. Il y avait peu de passerelles entre eux et le monde de l’art, sauf peut-être chez Cuvelier. Franquin me disait son étonnement de voir des planches exposées dans des galeries. » C’est pourtant ce que l’avenir leur a réservé : le moindre de leurs croquis se vend aujourd’hui à prix d’or.
Numa Sadoul se rappelle avec tendresse la communauté qui, à cette époque, vivait à Bruxelles et Paris: « Ils se percevaient comme de petits artisans et conservaient une simplicité, une joie de vivre, un naturel dont je garde des souvenirs enchantés. Tous n’ont d’ailleurs pas conservé leurs titres de gloire. Je pense à Raymond Macherot, un ange adorable, injustement oublié. »
Bien avant la génération mangas
Dans une autre vie, Numa Sadoul enseigne le théâtre. « Quand j’interroge mes élèves sur leurs lectures, je me rends compte qu’ils lisent beaucoup de mangas. Par conséquent, je vois plutôt d’un bon œil les suites que les éditeurs proposent au public, aussi bien pour Spirou que Blake et Mortimer ou Corto Maltese. C’est un moyen de continuer de faire vivre les personnages, même si j’avoue ne plus m’y plonger – je suis trop attaché à l’œuvre d’un artiste pour trouver du sens dans une franchise. En refusant de donner une suite aux aventures de Tintin, les ayants droit d’Hergé ont muséifié la série. Le risque existe de voir ces bandes dessinées dépérir et de n’avoir de débouchés, désormais, que sur le marché de l’art. » Pour les lecteurs, si l’on écarte les suites, la rupture est presque consommée avec la génération précédente. Les auteurs, eux, se réclament encore des anciens. « Ils se sont renseignés, note Numa Sadoul. C’est comme en peinture: il y a plusieurs époques, et une porosité de l’une à l’autre. »
Pour caractériser la différence entre les auteurs d’hier et ceux d’aujourd’hui, Numa Sadoul insiste plutôt sur la prolétarisation du métier : « Au moment où le 9e art gagne ses lettres de noblesse, paradoxalement, ses représentants sont plus en difficulté que jamais. Les journaux ne publient plus de planches de BD et des maisons d’édition pléthoriques vivotent péniblement, signes de précarité, mais preuves aussi d’une profusion de publications. Et cette profusion, en fin de compte, m’empêche de verser tout à fait dans la nostalgie : même si j’ai connu de grands dessinateurs, même si je regrette que certains soient oubliés – Tibet, Follet, Cuvelier, peut-être bientôt Mézières –, il est évident que beaucoup de talents arrivent et qu’on ne perd rien à partir à leur découverte. »
Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.