Analyse - Tunisie, des élections inédites

Analyse - Tunisie, des élections inédites

La séquence électorale tunisienne de ces derniers mois, qui est sur le point de s’achever ce week-end, a connu de nombreux rebondissements. Aucun parti n’a remporté la majorité au Parlement, ce qui laisse augurer de difficiles négociations pour former une coalition. L’un des deux finalistes des présidentielles était incarcéré lors du premier tour et vient tout juste d’être libéré, à quatre jours du second tour. Luis Martinez, politologue spécialiste du Maghreb et directeur de recherche au CERI de Sciences Po, décrypte pour Émile la situation.

Propos recueillis par Sandra Elouarghi

La séquence électorale que vit en ce moment la Tunisie – élections législatives dimanche 6 octobre et second tour de la présidentielle le 13 octobre – semble inquiéter de nombreux observateurs. Pour quelles raisons ?

Les raisons sont nombreuses, elles vont du taux élevé de l’abstention (58,7 % aux élections législatives) aux résultats, en passant par le profil des deux vainqueurs du premier tour des présidentielles : un professeur d’université conservateur sans parti (Kaïs Saïed) et un homme d’affaires incarcéré jusqu’au 9 octobre dernier pour « fraude fiscale » (Nabil Karoui). Quant aux législatives, aucun parti n’arrive à la majorité de 109 sièges. Les inquiétudes reposent sur le risque de ne pas parvenir à la formation d’une coalition gouvernementale et donc à devoir retourner à des élections législatives dans un contexte de très grande méfiance des électeurs vis-à-vis des politiques, considérés comme incapables de résoudre les problèmes socio-économiques.          

On parle de morcellement et d’instabilité à propos des résultats des élections législatives de ce week-end. Quelles sont les forces en présence ?

Ennahdha, le parti d’inspiration islamiste, dirigé par Rached Ghannouchi, est arrivé en tête des législatives, avec 52 sièges sur 217, ce qui ne correspond pas à la majorité nécessaire de 109 voix pour former un gouvernement seul. Le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes, arrive en deuxième position et obtient 38 sièges. Cinq autres formations recueillent entre 14 et 22 sièges : le parti Attayar (« Courant démocrate ») a obtenu 22 sièges, Karama, parti islamo-populiste prend 21 sièges. Enfin le Parti destourien libre de l’avocate Abir Moussi remporte 17 sièges. Ces résultats montrent que le paysage politique reste plus morcelé que jamais avec un émiettement du parlement très important.

Une grave hypothèque plane d’ores et déjà sur la crédibilité du résultat des présidentielles, en raison de la détention de Nabil Karoui, principal candidat à la présidence de la République, libéré à quatre jours du second tour. Comment analyser cette équation politico-judiciaire complexe ?

C’est dramatique pour la transition démocratique en Tunisie. C’est le seul exemple d’une expérience démocratique dans le monde arabe depuis les révolutions de 2011 et il est clair que le maintien en détention pendant toute la campagne de Nabil Karoui fausse complètement les résultats. Si Kaïs Saïed gagne le 13 octobre, sa victoire sera entachée d’un déficit de légitimité en raison d’une compétition biaisée et si Nabil Karoui l’emporte, vous imaginez les relations entre la présidence et la justice ! La deuxième élection présidentielle en Tunisie est une illustration des graves difficultés de la gestion de ce nouvel ordre politique post-Ben Ali.   

L’Union européenne a exprimé son inquiétude dernièrement par la voie de la Mission d’observation électorale de l’UE en Tunisie. Pensez-vous que la transition démocratique de ce pays « modèle » pourrait être mise à mal par cette séquence électorale ?

Je ne crois pas. Ce que l’on observe, c’est la difficulté de gérer les espoirs nés de la révolution. Les attentes sont immenses : lutte contre la corruption, la pauvreté, les inégalités régionales, le chômage des jeunes, l’insécurité, les menaces terroristes etc. Et cela dans un temps limité par les séquences électorales. L’absence de résultats tangibles a provoqué un sentiment de désenchantement et de déception à l’encontre des élites et des partis politiques sortis vainqueurs de la révolution.

Peut-on imaginer un retour en arrière dans ce pays qui a initié le printemps arabe ?

Il y a un parti, le PDL (parti destourien libre), qui surfe sur la nostalgie de « l’ancien régime » et qui n’a remporté que 18 sièges huit ans après la révolution ! Je ne crois pas à un retour en arrière mais il est clair que la page de Ben Ali ne sera pas tournée définitivement si les conditions socio-économiques ne s’améliorent pas et si les institutions de l’État (police et justice en particulier) ne retrouvent pas leur légitimité.     

Ces turbulences interviennent dans un climat économique très dégradé. Le taux de chômage demeure très élevé (15 %), la dette publique explose (77 % du PIB) et la croissance est à la peine… Ne risque-t-on pas d’ajouter une crise sociale à une crise politique majeure ?

La dégradation des conditions économiques et la cherté de la vie (inflation à 8 %) contribuent à la colère des électeur(e)s qui s’expriment par l’abstention. La conviction que les acteurs politiques ne sont pas en capacité de résoudre les problèmes économiques et d’agir pour l’intérêt général est à la source de ce désenchantement. Certains rapports sont alarmistes sur le plan économique et s’interrogent sur la faiblesse de la réflexion économique dans la Tunisie post-Ben Ali.

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