Faut-il vraiment parler des leçons à tirer de la crise du Coronavirus ?

Faut-il vraiment parler des leçons à tirer de la crise du Coronavirus ?

La crise que nous sommes en train de vivre est commentée, analysée, décortiquée, de toutes parts. Les articles sur les leçons à tirer se multiplient partout dans les médias. Pourtant, n’est-il pas trop tôt pour tirer les conséquences de cette situation inédite ? C’est en tout cas la thèse que soutient, dans cette tribune, Dominique Turcq, prospectiviste sur le monde du travail, enseignant à Sciences Po et auteur de Travailler à l’ère post-digitale (Dunod, 2019). Il nous livre ses pistes de réflexion.

Tout le monde s’y met ! Des articles sur les leçons à tirer d’une crise qui n’est qu’à peine commencée remplissent les journaux, les magazines, bientôt les étagères des libraires. Dans un édito de sa plume concise, Laurent Joffrin dénonçait le 26 mars ces analyses valises :

« Devant un phénomène inédit, on aurait pu attendre des remises en question, des paradoxes nés d’une réalité surprenante, des interrogations nouvelles. Dans beaucoup de cas, c’est le phénomène inverse qui se manifeste : avec une sérénité inébranlable, beaucoup d’intellectuels ou de politiques voient dans la crise mondiale la confirmation éclatante de ce qu’ils ont toujours dit. On arrive même à un effet comique : les souverainistes enrôlent le coronavirus au service de la souveraineté nécessaire, les européistes au service de l’urgence européenne, les écologistes demandent plus d’écologie, les socialistes plus de socialisme, les radicaux une nouvelle radicalité, les nationalistes plus de nation, les modernes plus de modernité, les anti-modernes un retour en arrière, les réformistes plus de réformes, les conservateurs plus de conservation, etc. »

Alors est-il raisonnable d’écrire encore sur le sujet ? Non, sans aucun doute, sauf, éventuellement pour (se) poser des questions dérangeantes, un peu comme le fait avec délicatesse Cynthia Fleury dans son interview au Monde du 27 mars. Mais surtout pas pour prétendre voir des confirmations de ce que l’on pensait (comme le dénonce Joffrin) ou des réponses de consultants en 5, 10 ou même 20 leçons à tirer pour mieux se comporter demain, être un meilleur DRH, un meilleur dirigeant, un leader humaniste, un stratège en un monde encore plus VUCA, etc. J’en passe et des meilleures. Mais alors que faut-il donc remettre en question qui nous permettra d’avancer demain ? Quelle seraient les bonnes questions, si tant est qu’il est déjà possible d’en poser quelques-unes ? Et, au passage, peut-on déjà identifier quelques fausses pistes ?

Le changement est permanent

Le monde est VUCA (Volatile, Uncertain, Complex, Ambiguous ou, en français : volatile, incertain, complexe et ambigu) depuis toujours, les pandémies seront probablement plus fréquentes ; il va falloir s’y habituer mais ce n’est pas la seule menace.

À peu près tous les 5 ans désormais se révèle une épidémie ou une pandémie, du SARS à Mers ou au H1N1 ou encore à Ebola et, aujourd’hui, au virus couronné. Cette réalité nous revient comme la grippe saisonnière, mais toutefois avec une considérable variabilité entre celles qui ne nous touchent pas sur notre territoire, celles qui ont menacé mais qui finalement n’ont pas été si dévastatrices, et enfin celles qui déclenchent une crise sanitaire et économique majeure comme aujourd’hui.

La plupart des articles sur les leçons à en tirer parlent de changements nécessaires dans les systèmes de santé, d’alerte, de confinement, dans les stocks à prévoir, dans le droit du travail, dans l’organisation des entreprises, dans l’usage du digital, etc. bref, rien de neuf sous le soleil comme après chaque crise. Il est fort à parier que l’on modifiera une partie de ces éléments pour se rassurer sur les prochains virus, mais que, en gros, la vie continuera comme avant, aveugle aux vrais enjeux. On fera des modifications certes, mais on ne fera pas grand-chose pour la vraie grande crise qui vient, celle de la faillite de l’anthropocène.

Toutefois certains éléments pourraient peut-être connaître une modification plus durable : le rapport entre les hommes et le monde du travail, le rapport entre les hommes et leurs façons de voir le monde, les rapports entre l’État et les citoyens.

Et, soyons cyniques si ce n’est réaliste, regardons les illusions d’aujourd’hui qui s’éteindront demain, ou presque, dès la crise passée.

Le rapport entre les hommes et le monde du travail : vers plus de sens ?

La question du sens au travail n’est pas nouvelle, elle préoccupe les DRH, les philosophes, les sociologues, les consultants (surtout ceux en bien-être au travail…) depuis plusieurs décennies. Ce qui se passe aujourd’hui risque-t-il de faire avancer le monde du travail dans sa mue douloureuse vers un monde où le travail serait plus agréable ? Certes on saura mieux utiliser les outils digitaux de travail à distance, mais ce n’est qu’une accélération d’une tendance opérationnelle, pas humaine. C’est d’ailleurs encore une certaine humanité qui continue à disparaître quand le surmenage de la réunionite physique laisse la place à celui de la réunionite en téléconférence. Saurons-nous réaliser que le digital n’est qu’un outil, par ailleurs formidable, mais pas la solution à tout ? Ce serait un gain appréciable.

Saurons-nous garder des liens (les essentiels) avec ses collègues, sa famille ? Le fameux équilibre travail-vie privé va en prendre un coup, c’est certain, sera-ce une prise de conscience que la séparation entre les deux a du bon ? Saurons-nous faire comprendre à nos enfants que le travail demain pourrait être autre chose que de passer sa vie devant un écran ? Saurons-nous, et j’arrêterai là les exemples, nous interroger sur nos espaces de travail et ce qu’ils pourraient être, sur les éléments de notre créativité et sur comment libérer celle-ci pourrait nous épanouir ?

On peut rêver, mais pourquoi pas ?

Le rapport entre les hommes et leurs façons de voir le monde : vider les placards mentaux

Saurons-nous utiliser la chance qui semble s’offrir à nous de nous remettre à penser ? À profiter de sa famille, à réfléchir à ses propres envies véritables ? Autrement dit, saurons-nous faire du tri dans nos placards mentaux encombrés de vieux chiffons et d’idéologies entrées en nous on ne sait comment mais qui modèlent nos analyses et nous empêchent de voir le monde ? Si l’on ne prend plus les transports, si l’on est au chômage partiel, que faire de ce temps libéré (à supposer que nos contraintes familiales ne le mangent pas intégralement) ? Plus de formation, plus de loisir, plus de vie personnelle ? Comment éviter de remplir les espaces avec de l’inutile et, au contraire, trouver dans ces moments l’opportunité de se revisiter ?

Le confinement est une contrainte, n’oublions pas que les contraintes sont des sources fantastiques de créativité, saurons-nous les utiliser ?

En d’autres termes, de nouveaux soft-skills peuvent être développés par chacun dans cette période : le management de son temps (et le refus de l’aliénation aux contraintes inutiles) ; le management de sa pensée en lui donnant plus de liberté et de nourriture ; l’utilisation des contraintes et des routines comme des moyens de se sentir plus libre. Cette dernière compétence peut paraître obscure mais toute personne qui a fait de la danse ou des sports de combat, sait que quand un geste, dont les contraintes sont millimétrées, est maîtrise, on ressent une satisfaction profonde. La vie en confinement est une opportunité, ne la gâchons pas et essayons d’imaginer ce que chacun pourra en faire quand la crise sera passée.

On peut rêver.

Les rapports entre l’État et les citoyens : un enjeu démocratique et social à venir

Les relations entre l’État, les entreprises et les citoyens vont être modifiées durablement. C’est en partie une accélération, comme le contrôle social qui va se généraliser, et comme les libertés publiques qui risquent de souffrir. C’est peut-être aussi la possibilité de revoir les liens entre l’État et les entreprises. C’est peut-être encore une remise en question de la globalisation et une revalorisation de l’autonomie des États, voire du nationalisme. Mais c’est aussi l’opportunité de revoir en profondeur les fondamentaux de l’État providence, des contreparties que celui-ci demande, notamment en rémunération du travail de contact et de proximité, loin des rémunérations des financiers, des dirigeants ou des experts en technologies digitales. C’est peut-être enfin le moment de réfléchir à la façon de rémunérer ceux dont le travail, s’il disparaît, fait sombrer la société, qu’ils soient serveurs, livreurs, postiers, médecins, infirmiers, agriculteurs, pompiers, policiers, bref des agents de proximité sociale.

Même si seulement un petit pas était fait en ce sens, en particulier dans notre pays mais pas seulement, ce serait sans aucun doute un acquis important de cette crise. Mais n’oublions pas que « l’État c’est nous »… donc si on reconnait qu’il faut mieux rémunérer ces agents de vie sociale, reconnaissons aussi que cela se fera par l’impôt (l’État Providence) ou par une acceptation de payer plus cher pour leurs services. C’est là que le bât va blesser car on voit comment le cœur du citoyen va trop souvent vers le moins cher et non vers le plus humain. Les pompistes n’ont pas disparu à cause des robots mais à cause de la pingrerie des clients préférant économiser quelques centimes que de se faire servir.

Cela pourrait changer un peu, laissons-nous rêver.

Des changements auxquels il serait illusoire de croire, sauf à la marge

D’aucuns rêvent que la crise va aussi amener des changements profonds dans d’autres domaines. Les « plus jamais ça » fleurissent. Je veux bien mais on l’a entendue souvent cette expression. Soyons un peu cyniques et réalistes.

La crise permettrait une réinvention des solidarités ? Ah bon, ce serait bien nouveau. Dans toutes les crises il y a des élans de solidarité, mais ils sont limités. D’ailleurs on les montre en exemple, preuve qu’elle n’est pas naturelle cette solidarité. Elle ne se manifeste ni dans les rayons qu’on laisse vides au supermarché, ni dans les grands groupes qui retardent les paiements de factures de fournisseurs pourtant exsangues. S’il est heureux de rendre hommage aux soignants, il le sera encore plus si on finit par reconnaître économiquement leur valeur sociale, mais ce sera une autre histoire. Et la solidarité outre frontières se manifestera encore moins quand les pays émergents seront au cœur de la crise (celle-ci ou la prochaine).

La crise permettrait de mieux se préparer à celle à venir de l’anthropocène, bien plus grave. Comment penser cela sauf à la marge, c’est-à-dire un peu dans la conscience écologique (tiens les villes sont plus propres), un peu dans la frugalité (finalement on n’a pas besoin de faire tant de courses), un peu dans l’économie circulaire et locale (tiens nos supermarchés se fournissent en biens venant de moins loin). Mais ne soyons pas naïfs, cela ne durera pas longtemps et l’on peut s’attendre à une frénésie de consommation et de voyages dès la crise terminée.

J’aimerais me tromper.

La crise sera utile, peut-être même très utile, mais ne prêtons pas au virus couronné des vertus qu’il n’a pas ; il peut bouleverser le monde, mais le nouveau monde ne viendra pas de lui mais de nous. Sommes-nous assez déterminés, dans la durée ? Probablement pas, mais après tout l’essentiel est d’abord de faire des pas en avant, fussent-ils petits.

On peut rêver.



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