Avenir du travail : le lien social va-t-il disparaître ?

Avenir du travail : le lien social va-t-il disparaître ?

Derrière la contingence de la crise sanitaire se cache une révolution profonde induite par le « grand digital », qui bouleverse nos relations au temps, à l’espace, à l’autre, et qui remet en cause nos liens sociaux. Parce que le télétravail s’est imposé comme un nouveau mode d’organisation, que les algorithmes et les robots remplacent les humains sur un nombre croissant de tâches et que les neurosciences ont investi le monde de l’entreprise, poser la question de l’avenir du travail s’impose. À l’occasion d’une conférence organisée par le pôle Carrières de Sciences Po Alumni, Marie-Aurore Moulin, fondatrice du cabinet Aurea Coaching & Conseil, et Dominique Turcq, sociologue prospectiviste, président de l’Institut Boostzone et enseignant à Sciences Po, nous invitent à une réflexion sur les évolutions du travail. 

Propos recueillis par Christine Broudic

(Crédits: ImageFlow, Shutterstock)

Il aura fallu un premier confinement et cette marche forcée et accélérée vers le télétravail pour découvrir presque subitement que le travail, et plus largement l’entreprise, sont le cadre de rituels, d’interactions avec de vraies personnes avec qui l’on mène de précieuses conversations phatiques (ces communications dites inutiles comme « le café n’est pas bon aujourd’hui dans cette machine »). Bref, autant d’éléments contribuant à tisser du lien social et à forger une identité.  Mais comme cela a été dit et répété durant la crise sanitaire, il y aura un avant et un après Covid. Y compris pour le travail. Entre de nouveaux rapports au temps et au lieu, le développement accéléré de l’intelligence artificielle, l’émergence des neurosciences et une nouvelle donne économique et sociale, quel avenir s’annonce pour le travail et son lien social ? Regards croisés entre l’observatrice du temps réel Marie-Aurore Moulin et le prospectiviste Dominique Turcq.

De nouveaux rapports au temps, au lieu, au lien 

Pour la coach Marie-Aurore Moulin, le télétravail a d’abord fait émerger un manque de présence à l’autre. Il a notamment privé les collaborateurs de ces échanges informels et spontanés mais ô combien essentiels. L’autre conséquence aura été une amplification de l’accélération du temps. Pour nombre des personnes qu’elle accompagne, elle a relevé des journées sans pauses, où les visioconférences s’enchaînent. Enfin, le télétravail a imposé ce qu’elle a baptisé le « Tout à domicile » (TAD) qui offre, certes, une plus grande liberté d’organisation de la vie personnelle, mais qui rend autrement plus compliquée la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée. « Les frontières sont totalement brouillées », assure-t-elle.

Avec le télétravail, les frontières sont totalement brouillées entre vie perso et pro, selon Marie-Aurore Moulin. (Crédits photo : Roberjzm / Shutterstock)

D’où l’émergence des tiers-lieux, qui permettent de travailler à distance… mais avec d’autres personnes et réinstaurent la notion de trajet domicile-travail. Sur ce dernier point précisément, le sociologue Dominique Turcq insiste sur la valeur du trajet, qui peut être positive ou négative. Positive si cela permet de décompresser, se relaxer, lire ou écouter de la musique ; négative si ce trajet est source de consommation d’énergie, de stress… La relation au lieu de travail, au domicile et à l’interface entre les deux – le temps de transport – vont se modifier considérablement et de façon durable au cours de la prochaine décennie. Par conséquent, la relation de proximité entre les individus, au travail et en société, va devoir se réinventer. En partant du principe que le télétravail va se généraliser, les questions qui se posent sont : comment créer et partager des émotions ? Comment faire circuler les conversations phatiques et autres rumeurs utiles à la vie sociale ? Car, on l’aura compris, le smiley glissé dans une fenêtre de conversation ne peut tout remplacer. 

Les neurosciences, nouveau levier de la formation

Autre phénomène appelé à faire évoluer le travail, les neurosciences. Pour Dominique Turcq, celles-ci vont « développer nos capacités d’apprentissage. Cela nous imposera de revoir nos techniques de formation ». Une expérience est d’ores et déjà menée sur l’apprentissage via les jeux vidéo. Les recherches de Daphné Bavelier, chercheuse en neurosciences cognitives et professeure à l’Université de Genève, montrent ainsi que la pratique des jeux vidéo d’action développe les capacités cognitives du cerveau et en particulier trois types de savoir-faire : une meilleure conscience spatiale, une dextérité exceptionnelle, mais aussi une concentration et une attention de longue durée. « On s’aperçoit que ce sont des compétences que l’on peut retrouver dans beaucoup de métiers, souligne Dominique Turcq. Cela laisse augurer de nouveaux horizons, notamment en matière de formation. » Ce n’est pas de la science-fiction, mais de la prospective à moyen terme.

Marie-Aurore Moulin constate elle aussi une attente très forte des entreprises sur les neurosciences. Gare toutefois à certaines dérives dans le registre, par exemple, du développement personnel. « Qu’est-ce qu’on met aujourd’hui précisément derrière les neurosciences ? C’est un point qui mérite d’être éclairci. En tant que coach, je reste réservée notamment sur un certain développement personnel qui se revendique des neurosciences et qui remet sur l’individu une pensée magique, une sorte d’injonction positive… Cela me semble dangereux. Le cerveau humain doit être capable de voir le verre à moitié vide et le verre à moitié plein d’une même situation. »

L’intelligence artificielle, dite « IA », est un processus d’imitation de l’intelligence humaine qui repose sur la création et l’application d’algorithmes exécutés dans un environnement informatique. Mais pour se rapprocher le plus possible du comportement humain, l’intelligence artificielle a besoin d’une quantité de données et d’une capacité de traitement élevées. Et c’est là toute ses limites. Notamment sur le plan éthique, comme le met en avant Marie-Aurore Moulin. « Prenons l’exemple du recrutement. L’IA a déjà investi ce domaine avec son lot d’algorithmes. Mais comment l’algorithme fait-il le tri entre les candidats ? Qui prend la responsabilité ? Que reste-t-il du libre-arbitre ? Est-ce que le travail finalement, demain, ne sera pas ce que l’IA ne saura pas faire à la place de l’homme ? ». 

Les neurosciences, autre phénomène appelé à faire évoluer le travail. (Crédits photo : Tiko Aramyan / Shutterstock)

Et l’IA dans tout ça ?

« Le danger est de penser que l’Intelligence articielle est systématiquement fiable et exacte, renchérit Dominique Turcq. On laisse la responsabilité à quelque chose qui ne peut pas être responsable et qui peut se tromper. C’est dangereux sur le plan éthique. »  Là encore, tout l’enjeu sera de préserver un lien, de recréer de la proximité physique. De remettre des vraies personnes en face d’autres vraies personnes : un conseiller bancaire face à son client, un recruteur face à un candidat, un médecin face à son patient. Il est essentiel de travailler aujourd’hui sur les impacts éthiques que l’IA aura demain.

L’économie du travail

Crise économique oblige, on observe une accélération de la socialisation du coût du travail, c’est-à-dire que le coût du travail et la prise en charge du chômage deviennent davantage des enjeux économiques socialisés à travers les soutiens à l’économie, les concepts de revenus universels, etc. On assiste également à la montée de théories économiques nouvelles comme l’économie circulaire, l’économie collaborative ou encore « la théorie du donut » formulée par l’économiste britannique Kate Raworth dans un ouvrage éponyme (Plon, 2018), qui soutient que l’économie doit être orientée par la recherche d’un équilibre entre les enjeux sociaux et les enjeux écologiques. Mais l’une des grandes questions pour le chercheur Dominique Turcq est de savoir si les grandes entreprises vont retrouver toute leur attractivité auprès des jeunes générations. Pour Marie-Aurore Moulin, le fait marquant est la parcellisation des parcours professionnels, des trajectoires, la fin, donc, du concept de carrière. « C’est une invitation à se réinventer tout au long de notre vie professionnelle », souligne-t-elle. Et à réinventer aussi le lien social.


Les intervenants

Marie-Aurore Moulin

Marie-Aurore Moulin est la présidente d’Aurea Coaching & Conseil. Elle accompagne en coaching individuel des membres de comités de direction et des managers et intervient pour des coachings d’équipes. Diplômée de Sciences Po (promo 87) et de l’Université Paris Dauphine, elle a participé à la création de l’Executive Master Trajectoire Dirigeants de l’Executive Education de Sciences Po. 


Dominique Turcq

Dominique Turcq est le président de l’Institut Boostzone, centre de recherche en stratégie et management principalement axé sur les évolutions du monde du travail et du capital humain comme avantage compétitif. Il est docteur en sciences sociales (EHESS, Paris) et en management (HEC). Il enseigne à Sciences Po et a publié, en 2019, Travailler à l’ère post-digitale – Quel travail pour 2030 ? (Dunod).


Cet article a été initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.


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