Xavier Lardoux : "Notre politique cinématographique s’est adaptée à chaque évolution des technologies"

Xavier Lardoux : "Notre politique cinématographique s’est adaptée à chaque évolution des technologies"

L’essor des plateformes de streaming vidéo fait-il de l’ombre au secteur du cinéma français ? Comment notre politique culturelle s’est-elle adaptée aux nouvelles technologies et aux nouveaux usages ? Xavier Lardoux directeur du cinéma et de l’audiovisuel au CNC, maître de conférences à Sciences Po, nous livre son analyse.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany

Votre passion pour le septième art aurait débuté pendant vos études à Sciences Po… Racontez-nous !

Xavier Lardoux. (Crédits UniFrance Films)

Xavier Lardoux. (Crédits UniFrance Films)

Ma cinéphilie s’est en effet développée pendant ma scolarité à Sciences Po, compliquant quelque peu cette dernière : quand vous allez au cinéma parfois jusqu’à deux fois par jour, suivre des études exigeantes devient délicat ! J’ai beaucoup profité des cinémas du quartier, en particulier de L’Arlequin, rue de Rennes, mais aussi des salles du Quartier latin. Je dois cependant avouer que c’est un enseignement d’ouverture intitulé « Pratiques et politiques culturelles en France » qui m’a fait comprendre qu’il pouvait y avoir un lien entre Sciences Po et cette passion naissante pour la culture en général et le cinéma en particulier. Maryvonne de Saint-Pulgent, alors directrice du Patrimoine au ministère de la Culture, et Georges Liébert, directeur de collection chez Gallimard, qui assuraient ce cours, y faisaient également intervenir des invités extérieurs : le directeur du musée d’Orsay, de l’Opéra de Paris, des écrivains, mais aussi des journalistes et des cinéastes. Ces rencontres ont été une révélation.  

Même si cette trajectoire a mis un peu de temps à se concrétiser, j’ai pu, grâce à l’écriture de critiques de cinéma dans les revues Études et Esprit que j’ai entamée pendant Sciences Po, travailler assez vite sur les questions de politique cinématographique. Cela fait désormais plus d’une quinzaine d’années que je travaille dessus : à l’échelon local, tout d’abord, aux côtés de l’ancien maire de Paris, Bertrand Delanoë, puis au sein d’UniFrance, structure financée par le CNC et le ministère des Affaires étrangères, qui a pour mission d’exporter le cinéma français dans le monde. Et depuis plus de cinq ans, je travaille à l’échelle nationale, au sein du CNC [Centre national du cinéma et de l’image animée, NDLR], le bras armé du ministère de la Culture pour la politique cinématographique et audiovisuelle française. Ce parcours entre le local, l’international et le national a nourri chacune de mes fonctions. 

C’est cette passion que j’essaie de transmettre aujourd’hui aux étudiants à travers un séminaire que je mène chaque année (au sein de la filière Culture de l’École d’affaires publiques) sur les « forces et faiblesses du cinéma français », en faisant intervenir des personnalités aussi variées que Rodolphe Belmer, Teresa Cremisi, Thierry Frémaux, Michel Hazanavicius, Christophe Honoré, Fanny Herrero, Céline Sciamma, Alain Sussfeld, Éric Tolédano, Rebecca Zlotowski…

Vous avez déclaré dans une interview publiée sur le site de Sciences Po que le cinéma est « un secteur qui doit s’adapter en permanence à l’évolution des technologies, des acteurs économiques et artistiques, ainsi que des pratiques des spectateurs ». Et que le système français y parvient relativement bien. Pouvez-vous nous en dire davantage ? 

Depuis 1946, la France s’est dotée d’une politique cinématographique efficace et structurée, à l’initiative de Jean Zay, le père fondateur du CNC et du Festival de Cannes. Si les deux idées germent au même moment (avant la guerre), elles ne verront le jour qu’à son lendemain : la première édition du Festival de Cannes, prévue en septembre 1939 et annulée pour cause de guerre, se tiendra en 1946, tandis que le CNC voit le jour la même année. La politique cinématographique, très inventive et très sophistiquée qui naît à cette époque, est une chance pour la France et elle a su s’adapter au fil du temps. Elle s’appuyait initialement sur la taxation des salles de cinéma. C’est un système qui perdure aujourd’hui : chaque fois que vous allez voir un film en salle, quelle que soit la nationalité du film, un peu plus de 10 % du prix du billet vient abonder les recettes du CNC pour accompagner le cinéma français et européen. 

« La politique cinématographique, très inventive et très sophistiquée, est une chance pour la France et elle a su s’adapter au fil du temps. »

Ensuite, avec le développement des chaînes de télévision, le CNC a taxé ces dernières dans les années 80 pour protéger le grand écran, de peur que le public ne reste chez lui et n’aille plus au cinéma – ce qui nous rappelle étrangement les problématiques actuelles liées au développement des plateformes et amplifiées par la crise sanitaire. À travers cette taxation (à hauteur de 5,15 % de leur chiffre d’affaires depuis le 1er janvier 2020), les chaînes de télévision contribuent, depuis lors, au développement du cinéma et de l’audiovisuel. 

Dans les années 2000, l’apparition des opérateurs internet tels qu’Orange, SFR ou Free, ayant également vocation à diffuser des œuvres, ouvre une nouvelle étape dans le soutien à la politique cinématographique et audiovisuelle. Ces opérateurs doivent à leur tour s’acquitter d’une taxe venant abonder le budget du CNC. Il faut souligner le consensus national, quels que soient les clivages politiques, depuis l’après-guerre, autour de la politique cinématographique et audiovisuelle en France et ce point est décisif pour mieux comprendre son développement. 

Dernière évolution en date, l’apparition des plateformes telles que Netflix, Amazon, Apple TV ou récemment Disney+, qui oblige à changer de paradigme : dans la mesure où ces opérateurs sont non-nationaux, et la France ne pouvant agir seule, il a fallu recourir à l’échelon européen. Ce dernier a notamment permis à la France et à d’autres pays européens de taxer un pourcentage du chiffre d’affaires annuel de ces plateformes. Depuis le 1er janvier 2018, ces dernières versent ainsi une taxe au CNC pour soutenir la politique cinématographique et audiovisuelle, taxe dont le taux a été relevé à 5,15 % de leur chiffre d’affaires en France depuis le 1er janvier 2020.

Comme vous pouvez le constater, cette politique s’est adaptée à chaque évolution des technologies et des modes de diffusion. Le principe efficace qui la guide, lui, n’a en revanche pas évolué : c’est l’aval qui finance l’amont. Cela veut dire que ce sont les diffuseurs – à savoir les salles de cinéma, les chaînes de télévision, les opérateurs internet et désormais les plateformes – qui financent la création. L’ensemble de ces quatre taxes, qui sont affectées au CNC, est redistribué principalement aux cinq grands métiers de la filière : les auteurs, les producteurs, les cinéastes, les distributeurs de films et bien sûr les salles de cinéma. Il importe de souligner que, depuis les années 80, la politique audiovisuelle est venue rejoindre le dispositif du CNC et que nous soutenons par conséquent également la production dans le champ audiovisuel de séries, de téléfilms, de documentaires ou encore de captations de spectacles vivants.

« Cet écosystème, qui nous est envié dans le monde entier, a d’ailleurs été très largement copié : de nombreux équivalents du CNC ont été créés… »

C’est ce mode de financement qui constitue la force de ce modèle et de ses résultats (premier parc de salles en Europe avec plus de 6 000 écrans, premier producteur de films en Europe avec 240 films français par an, particulièrement variés, premier exportateur en Europe, premier pays en termes de festivals de cinéma…). Menée par un établissement public administratif (le CNC), cette politique – à l’exception naturellement de la crise sanitaire que nous traversons – dispose d’un budget autonome, contrairement aux autres arts. Cet écosystème, qui nous est envié dans le monde entier, a d’ailleurs été très largement copié : de nombreux équivalents du CNC à travers le monde, ont été créés, mais de manière moins-disante, que ce soit la Filmförderungsanstalt (FFA) en Allemagne, l’Agência Nacional do Cinema (Ancine) au Brésil ou encore le Korean Film Council (Kofic) en Corée du Sud…

Le cinéma du Panthéon à Paris. (Crédits : CC/Wikimedia Commons)

Le cinéma du Panthéon à Paris. (Crédits : CC/Wikimedia Commons)

Au-delà de la taxation des plateformes à hauteur de 5,15 % de leur chiffre d’affaires en France, un nouveau décret est en préparation pour obliger les plateformes étrangères à préfinancer des œuvres. Quel en est le principe ?

En effet, ce travail qui est en cours est une étape décisive pour la pérennité de l’exception culturelle. La France sera sans doute le premier pays européen à transposer, début 2021, la directive européenne SMA [Services de médias audiovisuels, NDLR], dont elle a d’ailleurs été à l’initiative à Bruxelles, il y a plusieurs années. 

Depuis les années 80, la France a imposé aux chaînes de télévision, une obligation de préfinancement des œuvres cinématographiques et audiovisuelles. De la même manière, l’objectif aujourd’hui est tout simplement, par équité, de créer les mêmes obligations pour les plateformes étrangères : il ne s’agit pas d’une nouvelle taxe, il s’agit, pour les plateformes, d’une obligation de financer à due proportion de leur chiffre d’affaires en France, la création française et européenne, ce qu’elles font d’ailleurs parfois spontanément. S’il n’est pas question de dicter une ligne éditoriale à ces plateformes, ces obligations comprendront en revanche des clauses de diversité, comme l’obligation de financer des œuvres à petit budget ou des œuvres, très majoritairement, en langue française. 

Le président de la République l’a dit clairement, le 6 mai dernier, lors de son intervention sur la culture : cette transposition de la directive européenne sera un des outils majeurs de relance pour le secteur, en contraignant ces nouveaux acteurs étrangers (qui n’ont pas souffert de la crise sanitaire, c’est un euphémisme) à investir davantage encore dans la création française et européenne, que ce soit pour l’audiovisuel ou le cinéma. 

Doit-on craindre que le public délaisse les salles de cinéma ? 

Je ne crois pas : en 2019, plus de 213 millions de spectateurs se sont rendus dans une salle de cinéma en France et les plateformes de vidéo à la demande étaient déjà très développées. C’est le deuxième meilleur score en salle des 50 dernières années, avec de surcroît une diversité des succès : des blockbusters américains bien sûr, des films franchisés, mais aussi des films français, européens ou étrangers avec une dimension artistique très forte, que ce soit Les Misérables de Ladj Ly ou la Palme d’or coréenne Parasite, tous deux primés au Festival de Cannes. Ce chiffre de 2019 n’est pas une exception. Sur les 10 dernières années, la France compte systématiquement plus de 200 millions de spectateurs dans les salles de cinéma : c’est le double de l’Allemagne, qui est pourtant aussi un grand pays de cinéma.

« Sur les 10 dernières années, la France compte systématiquement plus de 200 millions de spectateurs dans les salles de cinéma : c’est le double de l’Allemagne, qui est pourtant aussi un grand pays de cinéma. »

Mais votre question est, je crois, plus générale : le cinéma a-t-il encore un avenir ? Personne ne sait voir à travers une boule de cristal. En revanche, ce qui est certain, c’est que la crise sanitaire que nous traversons actuellement peut laisser des traces sur les salles de cinéma à travers le monde et en France aussi, en dépit de notre politique publique exceptionnelle en faveur des salles. Je reste néanmoins très optimiste : comme c’était déjà le cas avec la télévision dans les années 80, ce sont souvent aujourd’hui les mêmes spectateurs qui regardent des œuvres en ligne et vont également au cinéma. Les deux pratiques peuvent être complémentaires. L’une n’empêche pas l’autre. D’autant que rien ne remplace l’émotion collective de la salle obscure : d’une manière générale, on se souvient bien mieux d’un film quand on l’a vu dans une salle de cinéma ; on se souvient aussi du lieu et de la personne avec qui l’on était !

Doit-on craindre un désamour du public pour les salles obscures ? (Crédits : Domaine public)

Doit-on craindre un désamour du public pour les salles obscures ? (Crédits : Domaine public)

Les autres pays – les États-Unis, par exemple – qui ne sont pas dotés de la même politique culturelle que la France souffrent-ils davantage de la crise sanitaire sur le plan culturel ?  

Les États-Unis, comme de très nombreux pays, souffrent effectivement de la crise actuelle et ils ne disposent pas d’une politique publique comme celle que nous avons la chance d’avoir en France. Fin août dernier, au Festival d’Angoulême, le Premier ministre a annoncé un plan de relance extrêmement important pour l’ensemble de la filière, qui s’adresse à tous les métiers : les auteurs, les salles de cinéma, mais également les distributeurs et les producteurs. La ministre de la Culture Roselyne Bachelot et Dominique Boutonnat, le président du CNC, ont mis en œuvre rapidement ce plan de relance, qui a d’ailleurs été complété par de nouvelles mesures dès l’instauration du couvre-feu. 

Ce qui est également compliqué pour nos amis américains, c’est que les salles de cinéma sont ouvertes dans certains États et pas dans d’autres. Ce à quoi il faut ajouter que les studios américains souhaitent sortir leurs productions de manière simultanée dans le monde entier. C’est une technique verticale bien connue qui permet des économies d’échelle en matière promotionnelle. Or, comme la plupart des salles ne sont pas ouvertes dans leur intégralité du fait de la crise, les studios américains préfèrent décaler leurs sorties, à l’instar du prochain James Bond. Ce qui affecte par conséquent toutes les salles de cinéma à travers le monde…

Quels sont à vos yeux, aujourd’hui, les principaux défis du secteur ? 

Si notre politique cinématographique et audiovisuelle est forte, elle doit relever, il me semble, au moins trois défis majeurs. 

Tout d’abord, il faut moderniser ce que l’on appelle la chronologie des médias. Elle existe un peu partout à travers le monde, mais elle est particulièrement rigide en France : un film est visible en salle pendant quatre mois après sa sortie, puis disponible en DVD ou en vidéo à la demande, à la location comme à l’achat. Il est ensuite diffusé par les chaînes payantes comme Canal+, puis par les chaînes gratuites comme TF1. En fin de chronologie arrivent les plateformes de vidéo à la demande par abonnement, comme Netflix. À partir du moment où elles seront également soumises à des obligations de préfinancement, il paraît logique de faire évoluer et de moderniser la chronologie des médias, qui n’est plus adaptée aux modes de diffusion et aux pratiques des spectateurs. Cette modernisation permettrait d’abord de répondre à la demande du public d’avoir accès aux œuvres plus vite. Elle viendrait également renforcer la cohérence avec la participation au financement de celles-ci : plus vous participez au financement d’une œuvre, plus votre fenêtre de diffusion est proche de la sortie du film en salle de cinéma. Cela aurait enfin pour vertu de lutter contre la piraterie : si les fenêtres de diffusion sont plus proches, le public pourrait être moins tenté de pirater les films puisqu’ils seraient disponibles sur une offre légale plus rapidement. 

Le deuxième grand défi concerne la jeunesse. Dans un pays de cinéphiles et de sériephiles comme la France, on se doit de former et d’éduquer très tôt à l’image, même si la politique publique est déjà forte en la matière. À cet égard, j’avais rédigé, il y a quelques années, un rapport à la demande du ministère de la Culture pour donner des outils afin de développer cette éducation, dès le plus jeune âge, et au niveau européen. Cela progresse, mais ce doit être aujourd’hui une priorité. Les enfants sont devant des écrans de plus en plus tôt. Un apprentissage des images est par conséquent fondamental, dès la maternelle et l’élémentaire. Nous sommes dans une société où il n’y a jamais eu autant d’œuvres produites depuis l’invention des frères Lumière, en 1895. Cet âge d’or de l’image que nous vivons appelle une éducation des plus jeunes à l’image.

« Il n’y a jamais eu autant d’œuvres produites depuis l’invention des frères Lumière, en 1895. Cet âge d’or de l’image que nous vivons appelle une éducation des plus jeunes à l’image. »

Le troisième et dernier défi consiste à améliorer l’écriture de nos œuvres, à savoir les scénarios. Aujourd’hui, trop peu de temps et d’argent y sont consacrés : entre 3 % et 5 % du budget d’une œuvre environ. Or, avec la « plateformisation » actuelle de notre secteur, les auteurs sont placés au cœur du dispositif. Je crois que, pour le cinéma, comme pour les séries, nous devons impérativement gagner cette bataille de l’écriture : c’est un enjeu décisif pour les années à venir. Le travail des scénaristes doit être revalorisé, c’est un des métiers les plus nobles du secteur ; cela a notamment été le cas avec le cinéma d’avant-guerre. Nous réfléchissons à une meilleure formation des scénaristes, à l’instar de nos amis scandinaves ou israéliens, mais aussi à inciter les producteurs d’œuvres à passer plus de temps et dépenser plus d’argent dans cette phase d’écriture.

L’écriture, c’est décisif, c’est la « recherche-développement » de notre industrie, c’est l’âme de notre art. Certes, ce n’est pas parce que vous avez un bon scénario que vous aurez un bon film ou une bonne série. En revanche, si vous avez un mauvais scénario, vous êtes certain neuf fois sur dix d’avoir un mauvais film !

Cet entretien a été publié dans le numéro 20 d’Émile, paru en décembre 2020. 



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