Éducation et nouvelles technologies : "La crise a été un véritable accélérateur"

Éducation et nouvelles technologies : "La crise a été un véritable accélérateur"

Parmi tous les secteurs bouleversés par la crise sanitaire, celui de l’éducation s’est retrouvé en première ligne. Lors du premier confinement, les écoles et les universités ont dû réinventer en quelques jours leur mode de fonctionnement. L’enseignement s’est organisé à distance, s’appuyant sur de nouveaux outils, notamment ceux développés par le secteur de l’EdTech, un terme qui désigne les nouvelles technologies mises au service de l’éducation et de la formation. Comment la France se positionne-t-elle sur ce marché ? Quel a été l’impact de la crise sur le développement de l’EdTech ? Les professeurs et l’école traditionnelle sont-ils réellement menacés par ces nouvelles technologies ? Émile s’est entretenu avec Rémy Challe, lorsqu’il était directeur général d’EdTech France, association qui fédère la majorité des acteurs de la filière française. 

Propos recueillis par Olivier Esteban et Maïna Marjany

Rémy Challe, DG d’EdTech France de 2018 à 2021. (D.R.)

Rémy Challe, DG d’EdTech France de 2018 à 2021. (D.R.)

Pouvez-vous nous présenter la filière EdTech ainsi que l’association EdTech France ?

Le terme « EdTech » vient de la contraction des mots anglais « education » et « technology ». Il désigne toutes les technologies pouvant être mises au service d’une expérience d’éducation et de formation. « Education » s’entend donc ici au sens large, c’est-à-dire non seulement l’Éducation nationale ou le secteur scolaire, mais aussi l’enseignement supérieur et celui qui nous accompagne tout au long de la vie. Nous sommes tous, à un moment donné, apprenant, parent d’élève, formateur, en formation, etc. 

La filière EdTech englobe dès lors une multitude d’acteurs et d’entreprises. Une poignée d’entre elles est à l’initiative d’EdTech France. En 2017, plusieurs entreprises innovantes signent et publient un manifeste avec pour ambition affichée de rendre la technologie utile à l’éducation et à la formation. Elles s’aperçoivent rapidement que les acteurs du secteur sont éparpillés sur le territoire français et manquent d’une voix commune, d’un lieu de rencontre et de partage. L’association est officiellement créée en mai 2018 pour fédérer et développer la filière. Le bureau compte aujourd’hui un président et sept vice-présidents, tous élus et tous entrepreneurs. J’en suis le directeur général depuis novembre 2018. À cette date, EdTech France rassemblait une quarantaine de membres, aujourd’hui nous approchons des 300. Autant d’entreprises de taille et de maturité variées, de la société OpenClassrooms, qui a levé 60 millions d’euros il y a deux ans, à la start-up encore affiliée à un incubateur. À l’image de la pluralité des marchés, les offres et solutions proposées sont multiples. 

Nos objectifs sont d’accompagner les entreprises sur des enjeux business, mais aussi de sensibiliser à la transformation des apprentissages à l’ère du numérique via des tables rondes, des interviews, des conférences et autres webinaires. Nous interagissons quotidiennement avec une quarantaine de partenaires : entreprises, fonds d’investissement, établissements d’enseignement supérieur, associations professionnelles, institutions, etc. 

Avez-vous quelques chiffres à nous donner pour mieux comprendre le secteur ? Comment se positionne la France par rapport aux géants du marché mondial ? 

Sur le plan international, des cabinets se sont spécialisés dans l’étude de cette filière qui se chiffre en milliards de dollars et qui est dominée par des géants chinois, américains et indiens. L’EdTech en France ne représente qu’entre 2 % et 5 % du marché mondial. Mais à l’échelle européenne, deux écosystèmes tirent leur épingle du jeu : la Grande-Bretagne et la France. Avec une spécificité française : le segment de marché le plus dynamique est celui de la formation continue, contrairement aux États-Unis ou à la Chine, où le scolaire est prédominant. Deux raisons concomitantes à cela. D’une part, travailler avec l’Éducation nationale implique de faire face à des freins structurels ainsi qu’à une méfiance à l’égard du numérique, d’autre part, il existe aujourd’hui dans les entreprises un besoin extraordinaire de formation. Les métiers se transforment, les compétences requises évoluent. Les entreprises ont l’obligation de préserver l’employabilité des collaborateurs, et pour ce faire, il faut les former. Le numérique est la meilleure façon d’y répondre. On se retrouve alors avec un paradoxe : aujourd’hui, en France, il y a plus d’innovation pédagogique dans les entreprises que dans les écoles. 

« On se retrouve alors avec un paradoxe : aujourd’hui, en France, il y a plus d’innovation pédagogique dans les entreprises que dans les écoles. »

En juin dernier, nous avons lancé avec le cabinet de conseil en stratégie EY-Parthenon la première étude d’ampleur sur la filière EdTech en France, qui inclut tous les segments du marché. Sur les quelque 450 entreprises que compte la filière, 250 ont répondu à notre questionnaire.

Premier enseignement, la filière française se compose majoritairement de petites structures avec moins de 10 employés et un chiffre d’affaires inférieur à 500 000 euros. Ce qui s’explique notamment par la jeunesse d’une partie de la filière – plus de la moitié des entreprises ont été créées il y a moins de cinq ans. Fédéré autour d’organisations telles que l’association EdTech France, et soutenu par les incubateurs, ce secteur est en plein développement et pèse aujourd’hui 650 millions d’euros et 7 000 emplois. Enfin, une majorité d’entreprises de l’EdTech s’adresse au segment de la formation professionnelle, qui pèse 61 % du chiffre d’affaires de la filière, contre 20 % pour le scolaire et 19 % pour l’enseignement supérieur. 

Trois jours après la fermeture des écoles en mars 2020, EdTech France a mis en place une plateforme regroupant des offres gratuites à destination des enseignants et des élèves. (Crédits photo : Shutterstock).

Trois jours après la fermeture des écoles en mars 2020, EdTech France a mis en place une plateforme regroupant des offres gratuites à destination des enseignants et des élèves. (Crédits photo : Shutterstock).

Comment le secteur a-t-il vécu la période du confinement, au printemps dernier ? Comment avez-vous fait pour vous adapter aussi vite ?

La crise a été un véritable accélérateur. Emmanuel Macron a annoncé la fermeture des écoles et des universités le 13 mars 2020. Dès le lendemain, nous avons lancé un appel à tous les entrepreneurs membres de l’association dans le but d’apporter notre soutien aux acteurs publics, pour assurer la continuité pédagogique. Personne n’était prêt, ni les enseignants, ni les élèves, ni même les plateformes. C’était le moment de montrer aussi bien notre savoir-faire que nos valeurs. 

En trois jours, nous avons mis en place une plateforme regroupant 70 offres gratuites. Elle s’est élargie à 320 offres à la fin du confinement. Ces 320 entreprises se sont mobilisées pour proposer une application, un outil, une ressource, tout ou partie de leur catalogue. Et ce, à destination de tous les publics : des écoles maternelles aux organismes de formation en passant par les universités, aussi bien pour faire cours à distance que pour chercher des ressources pédagogiques ou se former au numérique. Nous avons dénombré plus de 50 000 connexions sur la plateforme et des retours essentiellement positifs, des utilisateurs comme des entreprises. Avec toutefois une contradiction : ce véritable succès d’usage s’est traduit par une absence de chiffre d’affaires pour les entreprises, les services étant proposés gratuitement. Voire parfois par des coûts supplémentaires pour celles qui ont dû renforcer leurs effectifs ou leurs infrastructures. 

Financièrement, les grands gagnants du confinement seraient plutôt les fournisseurs de solutions dites gratuites de visioconférence, à l’image de Zoom ou Microsoft Teams… des outils développés par des entreprises américaines pas toujours respectueuses des données personnelles. On ne peut donc pas parler d’opportunités en termes de business pour le secteur de l’EdTech en France, mais bien d’une accélération dans les usages et dans l’adoption de ses offres par les différents publics. Ce confinement nous a fait gagner plusieurs années. L’enjeu est désormais de transformer l’essai : l’EdTech n’a pas vocation à être un produit de crise et ne se résume certainement pas à l’enseignement à distance. La vraie question est : comment le numérique peut-il enrichir la pratique de l’enseignement ? 

« Financièrement, les grands gagnants du confinement seraient plutôt les fournisseurs de solutions dites gratuites de visioconférence… des outils développés par des entreprises américaines pas toujours respectueuses des données personnelles. »

Quels ont été les outils les plus utilisés pendant le confinement du printemps 2020 ?

Les premiers outils auxquels on pense sont ceux qui répondent au besoin immédiat de garder le lien avec l’autre. Certains ont été utilisés spontanément, car ils étaient connus et gratuits, à l’image de WhatsApp, plébiscité par les enseignants. Ils ont rendu service, même si ce n’était pas leur vocation première. D’autres outils, français et respectueux du RGPD [Règlement général sur la protection des données, NDLR], ont été mis en place dans les écoles et universités : classes virtuelles, réseaux sociaux d’écoles. De nombreux contenus et ressources pédagogiques ont été mis à la disposition des parents pour occuper les enfants et prolonger le temps scolaire : applications pour apprendre la lecture, l’histoire, le solfège, etc. Et pour les apprenants plus grands, des parcours de formation ont été instaurés pour qu’ils puissent s’autoformer en ligne, via les formats MOOC [Massive Open Online Course, NDLR], par exemple. On me demande souvent ce qu’est un outil EdTech efficace. La réponse est simple : c’est un outil qui fonctionne, qui rend le travail de l’enseignant plus facile et améliore l’expérience de l’apprenant.

« Un outil EdTech efficace, c’est un outil qui fonctionne, qui rend le travail de l’enseignant plus facile et améliore l’expérience de l’apprenant. »

Le numérique, dans le cadre scolaire, est souvent associé aux cours à distance. Or pendant le confinement, il y a eu de nombreux débats autour de la formation en présentiel qui serait menacée par le numérique. Qu’en pensez-vous ?

C’est un faux procès que l’on fait à ce secteur. J’ai déjà lu sur Twitter que l’EdTech voulait remplacer les professeurs par des robots. J’ai été professeur pendant 10 ans et j’ai dirigé une école. À l’origine, je suis bien plus « Ed » que « Tech ». En revanche, je suis convaincu que notre environnement est devenu numérique, que l’on ne peut plus faire sans, mais surtout qu’en faisant avec, on peut faire mieux. Le premier confinement nous a obligés à tout faire à distance, mais il n’est pas question d’en faire une généralité. De nombreuses raisons peuvent expliquer qu’on ait besoin de suivre ou de faire suivre des parcours d’enseignement et de formation à distance, mais ça ne doit en aucun cas être la norme. La vocation des entreprises EdTech n’est pas de se passer des enseignants. On dit souvent « Ed comes before Tech » : c’est avant tout une question d’éducation et de pédagogie. Il faut se poser la question de l’évolution de l’enseignement et inclure le numérique dans notre réflexion. 

« J’ai déjà lu sur Twitter que l’EdTech voulait remplacer les professeurs par des robots. Notre vocation n’est pas de se passer des enseignants mais d’inclure le numérique dans notre réflexion... »

Alors, comment imaginez-vous l’enseignement de demain ? 

Je crois que notre époque connaît un changement fondamental – et c’est aussi mon expérience de l’enseignement supérieur qui parle. Nous entrons dans une société de la formation. De nouveaux métiers vont émerger, d’autres vont se transformer et chacun d’entre nous, que l’on soit comptable, avocat ou commerçant, travaillera différemment avec le numérique et l’intelligence artificielle. Puisque nos métiers vont évoluer, puisque les compétences requises vont évoluer et aussi parce que la vie professionnelle ne sera plus aussi linéaire que par le passé, les carrières vont exiger de se former et de se reformer. 

L’employabilité ne sera garantie qu’à condition d’apprendre de nouvelles choses tout au long de sa vie. Et la clé, c’est le numérique. Il permet de se former partout, tout le temps, à tout moment. Il permet aussi à chacun d’être lui-même producteur de savoirs et de contenus, car je pense que le savoir doit être moins descendant qu’il ne l’a été jusqu’à maintenant. Quand j’étais professeur, c’était moi qui savais, moi qui disais. Les élèves écoutaient, prenaient des notes, posaient des questions. Mais j’ai aussi énormément appris en écoutant mes élèves. Et si j’avais eu les outils pour leur donner plus la parole, j’en aurais certainement appris davantage et eux-mêmes auraient appris les uns des autres. 

« Notre époque connaît un changement fondamental, nous entrons dans une société de la formation (...) L’employabilité ne sera garantie qu’à condition d’apprendre de nouvelles choses tout au long de sa vie. »

Je ne sais pas exactement à quoi ressemblera la classe de demain, mais il n’y aura pas d’écrans partout ni de casques sur la tête de chaque élève. L’idée n’est pas de faire de la technologie la seule réponse, mais un moyen pour arriver à ce que chacun sorte du système scolaire mieux formé, mieux armé. Un moyen de rendre le système plus inclusif aussi, plus égalitaire. 

Vous parlez d’un système plus égalitaire grâce au numérique or, pendant le confinement, on a plutôt observé l’inverse, notamment avec une inégalité d’accès à internet et aux différents outils numériques. Comment le numérique pourrait-il permettre d’être plus inclusif ?

Le numérique ne peut être inclusif qu’à condition que chacun ait accès au numérique. Les inégalités étaient connues bien avant le confinement. Les familles n’ont pas toutes le même équipement ou la même capacité à accompagner leurs enfants, ce n’est pas une surprise. Dans les établissements aussi, le manque d’équipement peut restreindre la communication avec les élèves. Sans parler des problèmes de réseau et d’accès au WiFi, en zone rurale, notamment. Il y a une vraie responsabilité de l’État, celle d’assurer un égal accès à tous, a minima une couverture réseau et un terminal. Sans cela, on ne peut pas faire grand-chose. 

« Il y a une vraie responsabilité de l’État, celle d’assurer un égal accès à tous, a minima une couverture réseau et un terminal. »

Le second enjeu est celui de la formation. Il y a des écoles dans lesquelles les ordinateurs sont bien là, mais personne n’a été formé pour les utiliser. Il faut donc d’abord équiper les établissements et les familles, puis former les enseignants et les élèves. Y compris les plus jeunes, car ce n’est pas parce qu’on a grandi avec une tablette dans les mains que l’on maîtrise le numérique. Il faut former à la connaissance du numérique, à l’usage des outils ainsi qu’à la compréhension de ce qu’est une intelligence artificielle. La société française est inégalitaire, c’est un fait ; la crise sanitaire n’a fait qu’afficher ces inégalités à travers l’accès au numérique. Mais dès lors que l’accès sera garanti à tous, il pourra avoir un rôle très inclusif. 

Pour imaginer l’enseignement de demain, il faudrait donc repenser complètement la formation des enseignants ?

Les enseignants, quels qu’ils soient, dans l’Éducation nationale, à l’université, à Sciences Po ou ailleurs, sont très inégaux face au numérique. Et les jeunes professeurs ne sont pas forcément les plus avancés, car ils travaillent bien souvent dans des zones plus difficiles où la priorité est la discipline. Les plus agiles avec le numérique sont plutôt ceux qui peuvent s’appuyer sur une certaine expérience pour être en capacité d’innover, d’essayer d’autres outils et d’autres méthodes pédagogiques afin d’enrichir leur enseignement. Mais là encore, il existe un déficit dans la formation au numérique pour les enseignants, qui doivent s’intéresser eux-mêmes aux outils. Et comme cela peut être le cas pour tout le monde, il y a une part de crainte, couplée à une certaine résistance au changement. Sans parler des questions de liberté pédagogique ou de rapport à la hiérarchie. On ne pourra pas forcer les enseignants à utiliser des outils s’ils n’en ont pas envie. Pour que cela vienne d’eux, il faut une approche de terrain plutôt qu’une démarche descendante. Il faut donc questionner les usages, puis accompagner le changement, expliquer, expérimenter. Et bien souvent, lorsque les enseignants utilisent pour la première fois de nouveaux outils, ils se rendent compte que non seulement cela ne va pas les remplacer, mais surtout que cela va leur permettre de mieux engager l’attention des élèves, rendre les cours plus dynamiques, faciliter la préparation en amont, évaluer différemment, travailler de manière plus collaborative…

L’Éducation nationale devrait-elle prendre l’initiative de mettre en place et d’accompagner le changement ?

L’Éducation nationale ne représente qu’une partie du sujet. Déjà, des milliers d’enfants ne sont pas scolarisés dans les écoles publiques. Ensuite, il faut également considérer l’enseignement supérieur et les adultes en formation. Selon que l’on s’intéresse à telle ou telle population, les enjeux et les acteurs sont différents. Ce qui est certain, c’est que l’Éducation nationale doit insuffler une volonté réelle de questionner l’usage du numérique au service de l’éducation, et c’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer. Des états généraux du numérique pour l’éducation ont été organisés en ligne début novembre, faisant suite à une grande consultation nationale.

Mais encore une fois, il faut aussi convaincre les enseignants de la nécessité d’inclure le numérique aux pratiques pédagogiques et aux expériences d’apprentissage. Il faut également éduquer les parents, parfois désarmés face au numérique : la crise a d’ailleurs montré que ce n’était pas toujours évident. Une des vertus de cette crise, si on doit lui en trouver, c’est que les parents ont réintégré le jeu de l’expérience éducative. C’est donc un sujet qui est l’affaire de tous : de l’Éducation nationale, des enseignants et des parents. 


BIO Express

1998 Obtient une maîtrise en droit des affaires de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne suivie d’un DEA en droit des obligations civiles
et commerciales à l’Université Paris Descartes.

1999 Débute sa carrière dans l’enseignement comme chargé de cours à l’Université de Cergy-Pontoise.

2004 Devient rédacteur juridique chez TF1, puis consultant juridique chez RTL et France Télévisions. 

2016 Nommé directeur d’INSEEC Business School après avoir occupé plusieurs postes au sein de l’école.

2018 Devient le premier directeur général de l’association EdTech France.

2021 L’alumna de Sciences Po, Anne-Charlotte Moneret, prend le relais à la tête d’EdTech France


Cet entretien a été publié dans le numéro 20 d’Émile, paru en décembre 2020

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