La laïcité française vue du Canada - Entretien avec le philosophe Charles Taylor

La laïcité française vue du Canada - Entretien avec le philosophe Charles Taylor

En contrepoint de l’analyse de Jean-Marc Sauvé sur la laïcité, son histoire et son évolution, la rédaction d’Émile a souhaité présenter à ses lecteurs une perspective étrangère. Face au modèle français, fondé sur la laïcité et l’assimilation, le Canada, qui a officiellement adopté une politique du multiculturalisme, peut apparaître comme un contre-modèle. Le cas du Québec est plus nuancé puisqu’il est inspiré à la fois par la France – pour des raisons historiques et culturelles – et par le Canada, pour des raisons juridiques de politique fédérale. Nous nous sommes entretenus avec le philosophe québécois Charles Taylor. Professeur émérite de science politique et de philosophie à l’Université McGill (Montréal), lauréat de nombreux prix pour ses écrits, il est notamment connu pour ses travaux sur l’identité à l’époque moderne, la sécularisation et la philosophie religieuse. 

Propos recueillis par Maïna Marjany

Charles Taylor lors d'un rassemblement devant le Palais de justice de Montréal en 2019. (Crédits: CC Lëa-Kim Châteauneuf)

Charles Taylor lors d'un rassemblement devant le Palais de justice de Montréal en 2019. (Crédits: CC Lëa-Kim Châteauneuf)


BIO EXPRESS

  • 1931 Naissance à Montréal.

  • 1961 Docteur en philosophie de l’université d’Oxford.

  • 2007 Nomination à la tête de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles ; parution de L’Âge séculier (Seuil/Boréal) ; prix Templeton pour ses travaux œuvrant au rapprochement entre science et foi.

  • 2008 Prix de Kyoto pour ses écrits et sa contribution à la société humaine.

  • 2009 Parution en français de Multiculturalisme. Différence et Démocratie (Flammarion).


Dans votre ouvrage Multiculturalisme. Différence et démocratie, vous exposez une problématique fondamentale : une société démocratique doit traiter tous ses membres comme des égaux, mais doit-elle admettre leurs différences pour permettre à leurs identités de s’exercer librement et de s’épanouir ? En clair, la démocratie, soucieuse de garantir les droits et le bien-être de ses citoyens, doit-elle privilégier une culture, celle qui la fonde, ou s’accommoder de toutes pour garantir les droits et libertés de chacun ? Cette question et les réponses qui lui sont apportées expliquent-elles, selon vous, les différences de modèle que l’on peut observer ? 

Les démocraties ont en effet eu différentes réactions, mais ce que je constate aujourd’hui, c’est que certaines refusent d’aller au bout de la logique suivante : nous sommes tous des citoyens égaux tout en ayant des différences d’aspirations – morales ou religieuses – dans la vie. À moins que l’expression de ma morale ou de ma religion n’entre en conflit avec les droits des autres, si je ne crée pas de difficultés pour la société en pratiquant ma religion, je devrais avoir le droit, comme tout le monde, d’exprimer et de vivre mon mode de vie. 

L’union des citoyens d’un même pays doit se baser sur une éthique commune qui réponde à des questions telles que : comment se comporter en tant que citoyen ? Quels droits accorder ? Quelles actions interdire ? C’est cela qui nous lie. On le retrouve dans les bases de la République française, avec sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité », avant que le républicanisme ne soit devenu, à mon sens, un peu chauvin, un peu étroit, qu’il commence à exiger une conception très étriquée de la laïcité pour exclure les autres, enfin les placer dans une situation d’infériorité.

Avant d’aller plus loin dans l’analyse et dans la comparaison entre la France et le Canada, pouvez-vous nous présenter les modèles qui existent là-bas ? 

On parle de multiculturalisme pour le modèle canadien et d’interculturalisme pour le modèle québécois. Les deux en arrivent au même point : il ne pourrait y avoir d’exclusion. Le modèle multiculturaliste dit en substance que le citoyen canadien ne doit pas nécessairement être l’héritier d’une certaine histoire, avoir une certaine identité historique pour être citoyen à part entière. Pendant longtemps, au Canada anglais, il fallait provenir des îles britanniques, avoir des ancêtres en Angleterre ou en Écosse pour être un vrai Canadien anglais. C’est un peu la négation de cela qui a constitué la philosophie du multiculturalisme. Peu importe ses origines, peu importe son nom de famille – qu’il soit anglais, écossais, polonais ou indien –, tout le monde a la même légitimité. 

Cette idée n’a pas la même résonnance au Québec parce que l’histoire de ce territoire est différente. Les trois quarts des Québécois actuels sont les descendants de 70 000 colons français et francophones, qui faisaient partie de la colonie au moment de la conquête, en 1760. Il n’est donc pas possible d’affirmer qu’une certaine histoire n’est pas importante. D’autant plus qu’il y a eu une lutte très forte et extraordinairement réussie pour maintenir la culture française. Trois siècles après la conquête, huit millions de Québécois sont toujours baignés dans cette langue et cette culture. Il était donc nécessaire de trouver un modèle qui affirme l’égalité des citoyens tout en disant que nous sommes perpétuellement en train de créer une culture politique commune avec ceux qui sont là depuis très longtemps et les nouveaux arrivants. Cela se fait ensemble, à chaque génération, et définit ce que signifie être québécois.

Finalement, la différence entre les modèles multiculturaliste et interculturaliste, c’est l’histoire qu’on raconte. Il est très important de comprendre que l’identité politique est toujours basée sur une histoire. En France, vous partiez d’une monarchie absolue, d’une société inégalitaire avec des aristocrates, ensuite vous avez eu une révolution, des contre-révolutions… Et à la fin, vous arrivez à une conception de la République avec des citoyens tous égaux. C’est l’histoire que vous vous racontez et il est impossible d’avoir une identité politique de nos jours sans avoir une narration historique commune. 

« Il est impossible d’avoir une identité politique de nos jours sans avoir une narration historique commune. »

Vous avez été nommé, en 2007, par le Premier ministre canadien, coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement. Vous avez donc été confronté à la mise en application du modèle interculturaliste. Pourquoi cette mission était-elle nécessaire ?

Le concept d’interculturalisme que je viens d’expliquer est certes le modèle en vigueur au Québec, mais il n’est pas pour autant partagé et admis par tous. Il existe une certaine crainte, que l’on peut comprendre, face à l’arrivée de personnes provenant d’autres pays et ayant donc d’autres cultures et d’autres religions, avec lesquelles on n’est pas forcément familier. Pendant la commission, nous avons mené des audiences à travers le Québec et les gens nous demandaient souvent : « Est-ce qu’ils vont nous changer ? ». Il y avait cette peur que notre identité soit transformée et que les citoyens ne reconnaissent plus notre société. C’est fort compréhensible dans le cas québécois, car il y a toujours eu une lutte intense pour la survie d’une certaine culture. À ces personnes inquiètes, nous avons répondu que c’était tout le contraire ; c’est justement en intégrant les nouveaux émigrants, en leur souhaitant la bienvenue, en leur accordant les mêmes droits que tous les autres Québécois que nous allions vraiment construire ensemble cette culture politique qui évolue à chaque génération et qui est l’objectif de l’interculturalisme. Mais cette vision n’est pas partagée par tous au Québec. 

Nous avons, finalement, un débat qui rejoint celui autour de la loi de 1905 avec deux courants, comme l’avait analysé l’historien français Jean Baubérot, spécialiste de la laïcité. D’un côté, un courant plutôt antireligieux, effrayé par la monarchie catholique passée et la menace de son retour et qui se bat pour que la religion n’envahisse pas le monde politique. De l’autre, un courant principalement inquiet des discriminations contre les religions minoritaires du pays – à l’époque, les protestants et les juifs. Je m’inscris dans le second courant, celui qui s’intéresse aux discriminations. En regardant vers la France, il me semble que la tendance anti-religieuse a pris le dessus. Et cela a eu l’effet, que nous voulons éviter au Québec, de rendre très difficile l’intégration des immigrés, principalement des musulmans, parce qu’in fine, c’est de ça dont il est question. Or c’est très dangereux pour la cohésion d’une société. Le sentiment d’aliénation des musulmans n’est pas une création spontanée de leur part. Cela a été créé par la réaction de rejet français. Et on aboutit à une situation quelque peu ubuesque, on provoque une réaction de rejet, en rejetant, puis on dit : « Il est interdit de vous sentir différents. » 

« En France, il me semble que la tendance antireligieuse a pris le dessus. Et cela a eu ‘effet, que nous voulons éviter au Québec, de rendre très difficile l’intégration des immigrés (…). C’est très dangereux pour la cohésion d’une société. »

Quelles avaient été les principales recommandations que vous aviez formulées dans votre rapport, en 2010 ?

D’abord, nous avons réaffirmé une certaine conception de la « laïcité » telle que je viens de l’expliquer brièvement. Ensuite, nous avons proposé différentes mesures, par exemple des échanges entre étudiants, une orientation d’une partie des immigrants vers la campagne lorsqu’il manque des emplois pour faire tourner l’économie locale, etc. Enfin, une série de recommandations pour que les Québécois se connaissent mieux, qu’ils soient familiarisés les uns avec les autres parce que je suis convaincu, surtout avec la jeune génération, que les préjugés à l’égard des cultures différentes disparaissent si on est à leur contact. 

En France, le durcissement de la laïcité est communément justifié par un repli communautaire et, surtout, par une montée de l’extrémisme religieux, particulièrement musulman. N’êtes-vous pas confrontés à des problématiques similaires au Québec ?

Avec cette question, vous touchez du doigt deux différences majeures entre nos pays. Premièrement, notre système d’immigration n’est pas le même. Pour être admis comme immigrant au Canada, il faut une certaine formation, une certaine expertise, etc. On trouve ensuite facilement du travail puisqu’on a été choisi pour ses compétences. Il manquait notamment chez nous des médecins et des infirmiers. Les nouveaux arrivants sont donc majoritairement des personnes de classes moyenne et supérieure, qui s’intègrent certainement plus facilement dans notre culture. En France, une grande partie de l’immigration de ces 50 dernières années provenait de classes ouvrières. 

Deuxièmement, le malheur de la France est son histoire coloniale. De nombreux immigrés viennent d’anciennes colonies, avec des antécédents de malentendus et de conflits. Sans parler de la discrimination que ressentent les jeunes qui vivent dans les banlieues… La situation est très complexe en France, si j’étais français, je ne saurais comment régler la situation, car de simples changements législatifs ne suffiraient pas à résoudre les différents problèmes. Il faudrait réussir à créer un climat où l’intégration deviendrait possible. À mon sens, la France est l’anti-exemple à ne pas imiter !

Lorsque nous avons mené nos consultations, nous avons constaté qu’il n’y avait pas de population « hostile » à notre société, bien au contraire. Quand nous demandions aux immigrés, anciennement ou fraîchement arrivés, pourquoi ils étaient venus au Québec, il y avait toujours deux raisons qui primaient. D’abord, la liberté. Ensuite, parce qu’ils voulaient offrir une éducation de qualité à leurs enfants et qu’ils ne pensaient pas pouvoir le faire dans leur pays d’origine. Ce sont des personnes qui arrivent avec l’ambition de réaliser quelque chose, de donner plus de chances à leurs enfants. Si quand ils arrivent, ils ne rencontrent pas d’obstacles à leur intégration et à leur réussite, vous ne trouverez pas de Québécois plus patriotes que ces gens-là. Mais si on met des obstacles, c’est une autre affaire.

Quand, en France, des femmes en burkini ne peuvent pas se rendre sur les plages ou que des mères qui portent un hijab sont interdites d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire, cela envoie comme message aux musulmans qu’ils ne sont pas vraiment acceptés, qu’ils n’ont pas leur place au sein de la société. L’accumulation de situations de rejet crée ensuite un ressentiment et fait le lit des extrémismes. Ensuite, les recruteurs de l’État islamique ou d’autres mouvements terroristes s’adressent aux jeunes en leur disant : « Vous croyez que vous êtes français ? Vous n’êtes pas français, on ne vous accepte pas comme français, alors adoptez votre identité musulmane, etc. ». Notre idée est qu’il faut cesser de manifester ces gestes de rejet et espérer raccommoder la société française, qui est factuellement multi-religieuse. 

« L’accumulation de situations de rejet crée un ressentiment et fait le lit des extrémismes. (…) Notre idée est qu’il faut cesser de manifester ces gestes de rejet et espérer raccommoder la société française, qui est factuellement multi-religieuse. »

Mais au Québec, vous n’avez pas de cas de radicalisation ? Vous n’avez pas été touchés par des attentats comme cela a pu être le cas aux États-Unis ou en France ? 

Tout le contraire. C’est un Québécois qui a tué six musulmans au moment de la prière [lors de l’attentat de la grande mosquée de Québec, le 29 janvier 2017, NDLR]. Ça a été traumatique pour nous…

Que pensez-vous du cas anglais ? Le pays a adopté un modèle assez différent de la laïcité à la française, ce qui n’empêche pas une radicalisation d’une partie de sa communauté musulmane…

En réalité, l’immigrant n’a jamais été accepté de façon pleine et entière en Angleterre. Un exemple flagrant est le cas des Antillais. En 2018, des milliers d’entre eux ont été menacés d’expulsion. Ils étaient arrivés après la Seconde Guerre mondiale pour reconstruire le pays. À l’époque citoyens du Commonwealth, ils avaient l’autorisation de s’établir en Angleterre, mais aucun registre officiel n’a été tenu. Alors, 70 ans plus tard, le gouvernement leur a dit : « Que faites-vous ici ? Vous n’avez pas de papiers. ». 

Cela démontre un manque de sensibilité et des préjugés assez forts. Pendant des siècles, les Anglais étaient habitués à vivre entre eux, « entre blancs » et donc, voir arriver beaucoup de gens de couleurs, que ce soit en provenance d’Inde, du Pakistan ou des Antilles, ça les a désorientés. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’intégration des nouveaux arrivants n’est pas entière et parfaitement réussie en Angleterre. L’intégration doit venir des deux côtés. Les immigrés doivent bien évidemment faire un effort pour s’intégrer dans la société, mais il faut aussi qu’ils soient, dans une certaine mesure, acceptés par la population.

« L’intégration doit venir des deux côtés. Les immigrés doivent bien évidemment faire un effort pour s’intégrer dans la société, mais il faut aussi qu’ils soient, dans une certaine mesure, acceptés par la population. »

Pour conclure, vu de l’extérieur, quelles seraient vos principales recommandations pour améliorer la situation en France ?

La première étape fondamentale est d’exclure les gestes de rejet. Ensuite, il faudrait s’attaquer aux problèmes de discrimination à l’égard des jeunes issus de l’immigration et des personnes résidant dans les banlieues. Il est nécessaire d’enlever les obstacles à l’intégration, notamment professionnelle, des immigrés et de leurs descendants. Les gens s’intègrent dans une société principalement parce qu’ils trouvent un travail satisfaisant, parce qu’ils peuvent y élever leurs enfants, leur offrir un meilleur avenir, etc. 

Cet entretien a été publié dans le numéro 21 d’Émile, paru en avril 2021.



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