Jean-Marc Sauvé : "La laïcité comme une boussole"

Jean-Marc Sauvé : "La laïcité comme une boussole"

Possédant une charge symbolique très forte, le terme « laïcité » est au cœur de nos débats de société, qu’il s’agisse de la question du voile ou du récent projet de loi confortant les principes républicains. Fruit d’une longue histoire et souvent incomprise par nos voisins occidentaux, la conception française de la laïcité déchaîne les passions. Considérant cette dernière comme un principe juridique impliquant la neutralité de l’État et de ses agents, Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, nous éclaire sur les spécificités du modèle français. 

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Pierre Miller 

Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État. (Crédits : AFP / Lionel Bonaventure)

Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État. (Crédits : AFP / Lionel Bonaventure)

La question de la laïcité n’a jamais cessé de vous intéresser et vous avez eu l’occasion de prendre un certain nombre de décisions sur ce sujet tant au Secrétariat général du gouvernement qu’au Conseil d’État. Racontez-nous quelle a été votre première expérience du principe de laïcité.

Ma première prise de conscience de la laïcité a eu lieu à l’école primaire de mon village natal, dans la Somme, à Templeux-le-Guérard. Dans les années 1950 étaient organisées au début du mois de juillet, avant les grandes vacances, des activités éducatives et pédagogiques. L’instituteur nous emmenait voir, au lieu-dit La Boîte à Cailloux, à trois kilomètres de marche, un monument dissimulé dans un vallon au milieu des champs, qui avait été érigé en souvenir des assemblées protestantes réunies en cachette après la révocation de l’édit de Nantes pour lire la Bible sous la direction d’un pasteur. À l’ombre des peupliers d’Italie bordant le monument, notre maître nous expliquait la Réforme, les guerres de religion, le contenu et la portée de l’édit de Nantes, puis sa désolante révocation. Tous les élèves l’écoutaient avec beaucoup d’attention et de ferveur. Certains d’entre eux étaient catholiques, comme moi, d’autres protestants et une partie, enfants de militants communistes, était non-pratiquante. Personne ne se sentait, quelle que soit sa confession ou son absence de confession, humilié, blessé ni contesté. Nous tirions tous de cet enseignement une plus grande fierté d’être français, à la fois différents, rassemblés et vivant dans la paix religieuse. Je trouve que c’est une très belle leçon de laïcité française, qui n’ignore pas les religions, mais n’en privilégie aucune et ne s’assujettit à aucune. Il est possible d’enseigner l’histoire et de faire aimer la tolérance sans remettre en cause les appartenances cultuelles des uns et des autres. 

« Il est possible d’enseigner l’histoire et de faire aimer la tolérance sans remettre en cause les appartenances cultuelles des uns et des autres. »

En parlant d’histoire, à quand remonte l’apparition de la laïcité en France ?

Si j’étais provocateur, je dirais qu’elle date du quatrième siècle avec l’apparition d’un christianisme devenu dominant. En effet, il s’est immédiatement posé la question de la hiérarchie entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel et, à tout le moins, celle de leur articulation. Dès lors qu’il y a deux cités, celle des hommes et celle de Dieu, la question de la prééminence de l’une par rapport à l’autre se pose. En disant cela, je pense à saint Augustin. Quand dès la fin du Ve siècle, le pape Gélase Ier affirme son autorité face au roi ostrogoth Théodoric le Grand, il revendique l’auctoritas [l’autorité, NDLR] et ne concède au roi que la potestas [le pouvoir, NDLR]. Dès cette époque s’esquisse un affrontement entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. 

Les exemples d’affrontement sont multiples. Plus près de notre ère et de notre espace, il y a la revendication gallicane, clairement affirmée à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle. C’est une nouvelle amorce du débat sur la laïcité. Le roi entend assujettir l’Église et même le pape. C’est moins le temps de la séparation que celui de la domination d’un pouvoir sur un autre. Nous rejouons ainsi dans l’espace national quelque chose qui s’est joué entre le pape et l’empereur ou entre la papauté et d’autres souverains, notamment en Angleterre, avec l’émergence de l’anglicanisme au temps des Tudor. De Philippe le Bel à Louis XIV en passant par la Pragmatique Sanction de Bourges, en 1438, et le concordat de Bologne, en 1516, c’est un combat continu pour la domination du monarque sur l’Église catholique et du temporel sur le spirituel.

Quel est finalement le rôle de la Révolution française dans l’évolution de la laïcité ?

Le siècle des Lumières et la Révolution française sont des moments fondamentaux pour l’affirmation de la laïcité, même si ce mot est absolument ignoré pendant cette période. La Révolution française pose le primat de la raison et implique une critique des dogmes dans la continuité de l’esprit des Lumières. Elle marque de manière spectaculaire non plus la domination d’un pouvoir sur l’autre, mais une première séparation de l’Église catholique et de l’État. Par exemple, il y a cet acte fondamental qu’est l’institution d’un état civil distinct des registres paroissiaux et celle du mariage civil à côté du mariage religieux. De même, si la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne prononce pas le mot de laïcité, l’idée de laïcité en constitue la base ; elle en est le terreau. À cet égard, l’article 10 est limpide : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Dans cet article sont affirmés les principes de liberté, d’égalité des opinions (et donc de pluralité de celles-ci) et enfin de primauté de la loi. Il y a aussi, de manière subreptice mais claire, la négation de la spécificité du religieux qui est en quelque sorte rabaissé (ou élevé, comme on voudra) au niveau des opinions. 

Alors, de quand date la formulation du concept de laïcité ?

Le mot apparaît au cours du XIXe siècle avec un rappel de la primauté de la loi dans l’ordre civil. Il n’est pas retenu par tous : François Guizot l’utilise, Jean Macé, au contraire, ne l’emploie pas. Ce terme s’impose véritablement sous le Second Empire et au début de la Troisième République. Il est ensuite consacré par les lois scolaires des années 1880, mais il est paradoxalement ignoré par la loi du 9 décembre 1905. Il accèdera à la dignité constitutionnelle dans nos lois fondamentales de 1946 et 1958 avec l’énoncé des principes de la République à l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » L’article 1er de 1958 ajoute ces précisions qui étaient implicites auparavant : « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Ferdinand Buisson. (Domaine public)

Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Ferdinand Buisson. (Domaine public)

Sur le sens originel du mot, quelques textes fondamentaux permettent de revenir à son sens premier. L’une des origines intellectuelles de la laïcité est le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire sous la direction de Ferdinand Buisson. Ce dernier a écrit l’article concernant la laïcité et en livre une conception claire que je me permets de citer : « Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu, les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. Telle était précisément la situation de notre société jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïc, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïc, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. » Ferdinand Buisson continue et a cette formule essentielle : « La laïcité, c’est la neutralité à tous les degrés. » 

Plus de 100 ans après la parution des textes que vous venez d’évoquer, quelle serait votre définition de la laïcité aujourd’hui ? 

La laïcité est un principe d’organisation de la République qui garantit la liberté de conscience et la liberté de culte. Elle n’est pas un principe d’interdiction. Ce n’est pas non plus une option spirituelle à côté des autres religions. La laïcité est en réalité la condition d’exercice de toutes les convictions et notamment des convictions religieuses. La laïcité n’est ni un athéisme d’État s’imposant à la société, ni l’ignorance du fait religieux. En France, et c’est un peu ce qui nous distingue d’autres pays européens ou occidentaux, la laïcité est d’abord associée à la neutralité et à l’impartialité de l’État et des autres personnes publiques. Cela permet de garantir à la fois la liberté de conscience, la liberté de religion et l’égalité entre tous. 

« La laïcité n’est pas un principe d’interdiction. Ce n’est pas non plus une option spirituelle à côté des autres religions. »

On retrouve bien cette idée dans la rédaction de la loi du 9 décembre 1905. Cette loi dispose d’abord que la République assure la liberté de conscience. Le premier article garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. Le deuxième article pose le principe de neutralité puisque l’État ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie aucun culte. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si l’évolution de notre société rend inopérante cette définition.

La société française a effectivement considérablement évolué depuis 1905. Quelles en sont les conséquences sur la conception de la laïcité ?

Inspiré par Voltaire, Émile Combes s'apprête à trancher le nœud gordien entre l'Église et l'État. (Caricature anonyme, domaine public)

Inspiré par Voltaire, Émile Combes s'apprête à trancher le nœud gordien entre l'Église et l'État. (Caricature anonyme, domaine public)

Dans un premier temps, il ne faut pas oublier la virulence et la violence des combats politiques autour de la loi de séparation des Églises et de l’État. Certains ont même pu déboucher sur des morts et je pense ici aux violences liées à l’inventaire des églises, après la loi du 9 décembre 1905. La laïcité s’est affirmée dans notre pays au terme de luttes politiques intenses pouvant même porter atteinte à l’ordre public. De manière étonnante, ce régime a fini par se stabiliser. Il s’est acculturé et, après une période difficile, nous avons vécu des décennies de paix religieuse, troublée ponctuellement par les controverses sur le financement public des écoles privées. Je pense entre autres aux lois Barangé, Debré et Guermeur. En 1984, la hache de guerre est définitivement enterrée avec la loi Savary, abandonnée et remplacée par les « mesures simples et pratiques » proposées par Jean-Pierre Chevènement. 

Toutefois, s’est produit un changement de contexte avec la sécularisation de la société, la diversification des confessions chrétiennes, avec le courant évangélique notamment, et l’émergence de religions qui ne sont pas issues des racines judéo-chrétiennes de notre pays. Ce sont des éléments absolument majeurs, qui conduisent à une mutation ou une tentative de mutation du principe de laïcité. Est-ce que tout cela rend inopérante la laïcité telle qu’elle s’est construite depuis la Révolution française ? Je ne le pense pas : il est nécessaire, plus que jamais, de garantir l’impartialité de l’État et d’assurer la liberté de conscience, de religion et de culte. Ce n’est pas seulement une liberté individuelle s’exerçant à l’ombre du domicile. C’est vraiment une liberté publique qui s’exerce à la fois collectivement et individuellement. Il faut garantir l’égalité entre tous les cultes. C’est la condition du pluralisme religieux.

Je voudrais également souligner avec force que les opinions religieuses ne sont pas opposables à la loi commune. Ce principe a été rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur la conformité à la Constitution du traité établissant une Constitution pour l’Europe. Le Conseil constitutionnel a jugé que « l’article 1er de la Constitution interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers ». Ce point est extrêmement important, surtout alors que beaucoup de nos compatriotes ont tendance à ranger sous l’étendard du principe de laïcité bien plus que la neutralité de la puissance publique et la liberté de religion. Ils y ajoutent volontiers la neutralité totale de l’espace public et se laissent tenter par une certaine forme d’intolérance religieuse. Par exemple, devrait être interdit le port de toute forme de signe religieux à l’école, celui de la burqa ou le port du burkini sur les plages, etc. C’est ce contexte nouveau qui a conduit au vote de la loi de 2004 sur le voile à l’école ou la loi de 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public. Ces lois ont su trouver des points d’équilibre en fixant des interdits ne présentant pas de caractère général et absolu.

Je voudrais rappeler à ce sujet les débats parlementaires de 1905, lorsqu’un député de la Drôme proposa un amendement interdisant de porter la soutane. Aristide Briand a alors déclaré : « Le silence du projet de loi [sur ce sujet] (…) n’a pas été le résultat d’une omission, mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il apparut à la commission que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté, (…) imposer (…) de modifier la coupe de [ses] vêtements. » Pour Aristide Briand, une fois les Églises et l’État séparés, la soutane devenait un costume porté par qui le souhaite. Et non sans humour, il ajoutait que « la soutane une fois supprimée (…), l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau qui ne serait plus une soutane ». Cette anecdote illustre le fait que les débats passionnés de ces dernières années ne sont pas sans écho historique. Il est clair qu’à l’école, une manifestation ostensible d’appartenance religieuse n’a pas sa place. En revanche, dans l’espace public, il faut qu’on s’habille librement. Si l’on commence à réglementer la longueur des vêtements masculins ou féminins, nous passons subrepticement d’un État de liberté à un État de police. Ce serait assurément imprudent.

« Il est clair qu’à l’école, une manifestation ostensible d’appartenance religieuse n’a pas sa place. En revanche, dans l’espace public, il faut qu’on s’habille librement. Sinon nous passons subrepticement d’un État de liberté à un État de police. »

N’y aurait-il pas également une tension entre la laïcité comme principe juridique et la laïcité comme système de valeurs ? Sur cet aspect, certains proposent de renforcer la place de la laïcité dans la Constitution. Qu’en pensez-vous ?

La laïcité est un principe juridique qui nous singularise, mais qui ne doit pas servir de paravent à toutes les peurs de la société française, que ce soit l’émergence d’autres cultures, traditions et religions. Ce principe juridique a permis l’émancipation et la liberté. Il ne doit pas devenir le porte-drapeau d’une France apeurée. Par ailleurs, si l’on me donne à choisir entre un principe juridique et un système de valeurs, je choisis immédiatement le premier et répudie le second. À titre d’illustration, la liberté et l’égalité sont certes des valeurs, mais ce sont d’abord des principes juridiques. La fraternité est évidemment l’exception au propos que je tiens, mais elle permet de faire cohabiter liberté et égalité. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a donné une portée juridique au principe de fraternité ces dernières années. C’est ainsi que même le terme le moins connoté juridiquement dans la devise de la République commence à acquérir une force juridique. 

 En ce qui concerne la laïcité, je pense qu’elle serait gravement dénaturée si l’on en faisait une entrave à la liberté de conscience et de religion. C’est bien là l’enjeu des débats feutrés ou virulents que nous avons sur la laïcité. Cette dernière ne doit pas être le vecteur d’une politique anti-religieuse, même si la domination du catholicisme a été démantelée par le principe de séparation des Églises et de l’État. Je considère qu’il ne serait pas pertinent de faire évoluer la laïcité vers un système de valeurs. C’est un principe juridique et une boussole, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de l’inscrire plus avant dans la Constitution. L’article premier de notre loi fondamentale dit déjà beaucoup de choses sur la liberté de conscience, l’égalité entre les cultes et le respect de toutes les croyances. Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2004 que j’ai citée est parfaitement claire et doit être rappelée avec force. Enfin, le communautarisme est banni par notre tradition constitutionnelle, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires : les principes fondamentaux de l’article 1er de la Constitution (encore lui  ! ) et l’unicité du peuple français (art. 3) « s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ». Si l’on ajoutait d’autres dimensions au principe de laïcité, je pense qu’on ne ferait que l’affaiblir plutôt que le renforcer. 

« La laïcité est un principe juridique qui a permis l’émancipation et la liberté. Il ne doit pas devenir le porte-drapeau d’une France apeurée. »

Le 9 décembre dernier, 115 ans jour pour jour après la loi de séparation des Églises et de l’État, le projet de loi sur le séparatisme (renommé depuis « projet de loi confortant les principes républicains ») a été présenté en Conseil des ministres. Quelle est votre opinion sur ce texte ? Quel est son impact sur la laïcité ?

C’est une question particulièrement délicate. Ce projet de loi contient des mesures utiles, nécessaires et bienvenues, d’autres posent question. Il est certain qu’il faut fortifier le respect des principes de la République, réprimer plus durement les actes d’intimidation à l’égard des services publics et de leurs agents et assurer une protection accrue des enseignants. Tout cela n’est pas douteux. Je comprends aussi tout à fait le contrôle des flux financiers en provenance de l’étranger ou le meilleur encadrement de la diffusion des contenus en ligne qui incitent à la violence. Le contrat d’engagement républicain pour bénéficier d’une subvention d’une personne publique ne me pose pas de problème de conscience tel qu’il est proposé. Encore faut-il s’accorder sur les termes d’exigences minimales de la vie en société, de dignité de la personne humaine et d’ordre public. C’est assez clair pour la dignité de la personne humaine et l’ordre public, mais les exigences minimales de la vie en société ne sont pas clairement définies. Si le contrat d’engagement républicain n’est pas mis en œuvre dans un esprit strict et rigoureux, les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État auront du travail ! 

Outre les interrogations sur les exigences minimales de la vie en société, je voudrais mettre en exergue l’accumulation de règles nouvelles qui peuvent provoquer des atteintes aux libertés. Le Défenseur des droits et le Conseil d’État ont relevé que toute une série de dispositions pouvaient porter atteinte aux libertés d’association, de culte, d’opinion, de communication et d’information, d’enseignement… Cette accumulation pose question. Il y a un ensemble de dispositions dont je ne souhaite pas qu’elles puissent reposer demain entre toutes les mains. Je veux dire par là que cette loi, si elle est appliquée par des personnes avisées et prudentes, peut produire des effets utiles, même si je ne suis pas totalement rassuré par l’ensemble de ses dispositions. En revanche, si elle est mise en œuvre par des mains plus imprudentes, moins attachées aux principes républicains et au principe de liberté, elle pourrait susciter de graves difficultés. Au regard de l’objectif de cohésion sociale et nationale et de lutte contre le séparatisme, je pense en outre que l’accumulation des dispositions, si elle rassure le public, ne donne pas l’assurance que cet objectif pourra réellement être atteint.

« Le projet de loi confortant les principes républicains comporte des risques qui ne doivent pas être sous-estimés. »

En ce qui concerne en particulier la laïcité, comme on a pu le dire d’une manière probablement excessive et caricaturale, nous passons, en matière d’organisation des cultes, d’une loi de liberté à une loi de contrôle. Une loi qui permet de faire, sur le plan administratif, échec à la constitution ou à la pérennité d’associations cultuelles, c’est une rupture historique importante pour tous les cultes. La liberté de culte est une liberté fondamentale qui s’accommode mal d’un régime d’autorisation administrative. Ce projet de loi comporte donc des risques qui ne doivent pas être sous-estimés. Je comprends bien les préoccupations qu’il suscite et je voudrais être certain de l’utilité et de l’efficacité d’un grand nombre de ses dispositions. Il serait ainsi plus rassurant que soient adoptées des dispositions non-pérennes ou expérimentales. Peut-être pas pour l’ensemble du texte, mais pour un certain nombre de dispositions qui pourraient s’appliquer pour une durée déterminée – cinq ans, par exemple – et qui seraient évaluées. Elles ne seraient reconduites que si elles produisaient des effets réellement utiles au regard de leurs inconvénients. Le temps consacré par le Parlement à l’évaluation des lois est désormais beaucoup plus important qu’auparavant ; il serait donc préférable que certaines dispositions nouvelles soient adoptées pour un temps limité. Cela permettrait de justifier la reconduction de certaines mesures et de mieux assumer les risques qu’elles comportent au regard des objectifs poursuivis.

Existe-t-il, dans la France métropolitaine ou ultra-marine, des exceptions ou dérogations au principe de laïcité ?

Séparation de l'Église et de l'État, caricature parue dans Le Rire, 1905. (Charles Léandre, domaine public)

Séparation de l'Église et de l'État, caricature parue dans Le Rire, 1905. (Charles Léandre, domaine public)

Il existe en effet des dérogations à la loi du 9 décembre 1905. C’est le cas pour les départements d’Alsace-Moselle où le régime du Concordat de 1801 demeure applicable. À cet égard, le Conseil constitutionnel a jugé que ce dispositif était compatible avec la Constitution dans sa décision du 21 février 2013. Le Conseil constitutionnel a, dans un premier temps, reconnu au principe de laïcité une valeur constitutionnelle en se fondant sur l’article 1er de notre Constitution. « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale (…). » Il en a déduit que puisque la France est une République laïque, la République doit garantir le libre exercice des cultes sans pour autant les subventionner. Après ces considérations, les sages de la rue de Montpensier ont cependant considéré que les règles tendant au maintien du régime concordataire dans les départements d’Alsace-Moselle n’étaient pas contraires à la Constitution. Il a en effet estimé que le constituant, en 1946 comme en 1958, avait entendu maintenir les règles particulières régissant les cultes et donc soustraire les départements d’Alsace-Moselle à l’application de la loi du 9 décembre 1905. 

Une deuxième exception concerne la Guyane où la rémunération des ministres du culte a d’abord été assurée par l’État, puis transférée au département de la Guyane et finalement à la collectivité unique de Guyane. Le régime guyanais est d’autant plus surprenant que seuls les ministres du culte catholique sont rémunérés par la personne publique. Encore une fois, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 2 juin 2017, n’a pas émis d’objection en se prononçant cette fois sur la conformité à la Constitution de l’ordonnance royale du 27 août 1828, signée par Charles X. Avec le même raisonnement que pour l’Alsace-Moselle, il a jugé que le constituant avait entendu maintenir les règles particulières sur le culte catholique et donc ne pas appliquer la loi du 9 décembre 1905 à ce territoire.

Enfin, il existe un troisième régime applicable à Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie. Dans ces territoires s’applique toujours le décret-loi du 16 janvier 1939, dit décret Mandel, du nom du ministre des Colonies de l’époque. L’exercice du culte est assuré par des missions religieuses qui disposent de la personnalité juridique, sans être des établissements publics. Elles peuvent gérer leurs biens et rémunérer des ministres du culte. Dans ces territoires, le culte reste donc organisé par l’État et placé, dans une certaine mesure, sous sa tutelle. 

Comme on le voit, dans notre République une et indivisible, la laïcité sait aussi être à géométrie variable.

D’après votre propre expérience, comment est perçue la laïcité française à l’étranger ?

Le 2 juillet 2007, j’ai reçu au Conseil d’État la Cour suprême des États-Unis conduite par le juge en chef John Roberts, qui était accompagné des juges Stephen Breyer, Ruth Bader Ginsburg et Anthony Kennedy. Ce fut passionnant d’échanger avec nos collègues américains et la première question qu’ils nous ont posée était celle-ci : « Est-ce que la liberté religieuse existe réellement en France au vu de votre principe de laïcité qui est incompréhensible pour les juristes américains ? ». Nous avons fait de la pédagogie et je pense que les juges de la Cour suprême nous ont quittés avec le sentiment que les libertés de conscience, de religion et de culte étaient convenablement garanties en France. 

Première page de la loi du 9 décembre 1905. (Crédits : Archives nationales)

Première page de la loi du 9 décembre 1905. (Crédits : Archives nationales)

Il faut souligner ici l’irréductible singularité de la laïcité en France. Une singularité que les autres pays ne comprennent pas toujours. Notre conception de la laïcité est libérale et ne s’inscrit finalement pas dans la vision d’Émile Combes. Je voudrais rappeler qu’au sein de la commission spéciale créée à la Chambre des députés pour élaborer la loi de séparation des Églises et de l’État, Émile Combes a fait parvenir assez tardivement un texte d’assujettissement et de contrôle des cultes. Ce projet a été repoussé par la plus petite des majorités, 13 voix contre 12. Le rejet du projet de Combes et l’adoption de la loi de 1905 telle que nous la connaissons montre que notre conception de la laïcité correspond à une situation où la liberté est la règle et la restriction de police est l’exception. La laïcité n’est pas un athéisme d’État, mais elle implique une neutralité de la puissance publique avec l’impossibilité pour ses agents de manifester des convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions. En outre, la laïcité française implique la primauté de la loi et du peuple. Je reviens encore une fois à saint Augustin et à ses deux cités. Dans l’ordre céleste, la cité de Dieu est insurpassable, mais dans l’ordre terrestre, c’est bien la cité des hommes qui est souveraine. Au demeurant, le rapport entre l’humain et le divin est, chez Augustin, moins d’ordre civique qu’intime.

C’est un peu la même histoire qui s’est jouée dans beaucoup de pays. Mais avec des résultats différents. Il est en effet possible d’identifier une distinction par rapport à la France, qui est bien révélée par les textes européens. En effet, les articles 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacrent un régime conçu de manière très différente de la tradition française. Ce régime est centré sur la primauté de la liberté de pensée, de conscience et de religion. Je voudrais à cet égard citer le premier paragraphe de ces articles, qui sont rédigés en termes identiques : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » 

Dans l’approche des États européens (autres que la France) qui est aussi celle des États d’Amérique du Nord, la liberté de pensée, de conscience et de religion est au centre du projet politique. En revanche, ces pays ne traitent généralement pas directement des relations entre l’Église et l’État et l’on sait à quel point ces relations peuvent être étroites et profondes. Je pense ainsi au Royaume-Uni, à la Pologne, à l’Irlande ou encore à la Grèce, où l’Église orthodoxe dispose d’une prééminence et de droits et privilèges importants. L’État, dans la conception de nos principaux partenaires, apparaît comme un arbitre neutre et impartial, mais il n’apparaît neutre, impartial et non-discriminatoire qu’in fine ou presque ex post. Contrairement à la tradition française, l’État n’est pas institué, dès le départ, dans un souci d’impartialité et de garantie de la neutralité entre les cultes, avec une affirmation forte de ses responsabilités propres. La France met l’accent sur les obligations du souverain, là où nos partenaires raisonnent davantage en termes de droits et libertés individuels.

Est-ce le rôle de la laïcité que de répondre aux divisions de la société française ? Faut-il enseigner la laïcité et sensibiliser les citoyens ? 

Il y a un tel malentendu sur la laïcité qu’il me paraît effectivement utile d’enseigner ce principe dans les écoles, les collèges et les lycées. Peut-être aussi de manière plus générale dans les services publics, mais aussi les mouvements de jeunesse et les associations sportives. Néanmoins, le plus important reste de s’accorder sur le contenu de l’enseignement et je crains que l’on ne diverge sur le sous-jacent, c’est-à-dire le sens des mots. 

« La laïcité est une boussole, un principe actif qui peut continuer à déployer des effets positifs favorisant la cohésion nationale et évitant la fracturation de notre société. »

La laïcité est une boussole permettant de s’orienter et de régler un certain nombre de difficultés : je pense par exemple à la loi de 2004 sur le port du voile à l’école. Elle est ainsi un principe actif qui peut continuer à déployer des effets positifs favorisant la cohésion nationale et évitant la fracturation de notre société. Pour autant, ce principe ne peut pas être invoqué pour répondre à toutes les peurs de la société française et n’est pas le remède absolu à nos carences. Si nous parvenons à bâtir un projet politique qui nous donne confiance en nous-mêmes et dans notre avenir, il est possible de vivre sans invoquer en permanence le principe de laïcité. Ce dernier est malheureusement trop souvent un mot-valise recouvrant des marchandises totalement hétérogènes et n’ayant plus rien à voir avec les conceptions fondamentales de la Révolution française, de la Troisième République et des deux Républiques qui lui ont succédé. Le seul mot de laïcité ne peut pas servir de porte-étendard, ni remédier à la totalité des frustrations de la société française. 

Cet entretien a été publié dans le numéro 21 d’Émile, paru en avril 2021.



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La laïcité française vue du Canada - Entretien avec le philosophe Charles Taylor

Face à la crise, peut-on compter sur les réserves citoyennes ?

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