Michaël Moreau : "Le discours reste le moyen le plus fort de faire nation"

Michaël Moreau : "Le discours reste le moyen le plus fort de faire nation"

Pourquoi Nicolas Sarkozy recevait-il toujours à la dernière minute les textes de ses allocutions ? Comment Emmanuel Macron a-t-il changé sa manière de communiquer à la suite du mouvement des « gilets jaunes » ? À quelle activité Jacques Chirac soumettait-il ses collaborateurs le dimanche après-midi ? En 370 pages d’anecdotes savoureuses et d’études exhaustives enrichies d’un panel impressionnant d’interviews de personnalités littéraires et politiques, le journaliste Michaël Moreau décrypte les genèses des discours qui ont marqué la Ve République – ou pas. Des grandes réussites aux interventions ratées, il nous dévoile les dessous du métier de « plume politique », éminence littéraire de l’élu, qui écrit, rature, réécrit et inspire. 

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Camille Ibos

Emmanuel Macron brandissant son discours à la pyramide du Louvre, le 7 mai 2017

Emmanuel Macron brandissant son discours à la pyramide du Louvre, le 7 mai 2017

Michaël Moreau, vous êtes l’auteur des Plumes du pouvoir, publié chez Plon en mars 2020. À l’issue de cette enquête, avez-vous réussi à percer le secret d’un bon discours politique ?

Un bon discours ne marque pas seulement par les mots choisis et le talent de l’orateur. Il faut que le contexte soit très fort et que le texte tombe au bon moment. On se rappelle tous le discours prononcé par Dominique de Villepin en 2003 [pour annoncer que la France ne s’engagerait pas en Irak, NDLR]. C’est un texte qui arrive en bout de piste, quand la tension est la plus forte. D’autres discours très importants, en revanche, ont été éclipsés par d’autres éléments ou n’ont pas été prononcés au bon moment. Pour ce livre, j’ai beaucoup discuté avec François Hollande, dont nombre des discours ont été éclipsés par d’autres événements. Du discours de l’Île de Sein, en août 2014, on se souvient surtout de la pluie, moins du message porté à l’occasion du remaniement ! Plus récemment, le Premier ministre Jean Castex a fait un discours sur la politique de la ville… Le même jour où il a été annoncé qu’on ne reconfinerait pas. Évidemment, tout le monde a retenu cette seconde annonce et pas la première !

Si le contexte est à ce point important, quelle est la place laissée à la mise en scène ?

Le cadre est toujours choisi de manière très soignée, parfois même créé par des scénographes. Mais une belle image ne donne pas forcément un beau discours ! Le cas d’Emmanuel Macron est très particulier. Au départ, le président a prononcé beaucoup de discours grandiloquents : au Louvre, à la Sorbonne, lors du Congrès de Versailles… Mais après les « gilets jaunes », il s’est rendu compte que cela le rendait trop vertical, trop « jupitérien ». Par ailleurs, au moment des « gilets jaunes », sa plume change : ce n’est plus Sylvain Fort, mais Jonathan Guémas. Il s’oriente alors davantage vers des allocutions télévisées et fait très attention à ce qu’elles soient moins grandiloquentes qu’au début, car cela peut s’avérer contre-productif.

Vous faites le constat qu’en 70 ans, nous sommes passés de discours présidentiels plutôt courts et généraux, sans annonce particulière ni plan gouvernemental, à des discours qui se sont industrialisés. Que s’est-il passé ?

Voilà 70 ans, le général de Gaulle prenait la parole pour annoncer un cap et apprenait ses interventions par cœur. Il n’avait pas de plume officielle : il partait avec des trames à Colombey-les-Deux-Églises le vendredi soir, réécrivait entièrement de sa grande écriture violette, puis apprenait par cœur. C’est après lui qu’on a commencé à véritablement commémorer et, à ce titre, le discours du 16 juillet 1995, prononcé par Jacques Chirac au Vél’ d’Hiv’, représente un véritable tournant. Aujourd’hui, de plus en plus de discours sont prononcés par les présidents alors qu’ils auraient été autrefois donnés à des ministres et ce d’autant plus depuis l’avènement du quinquennat. Le discours prononcé par Emmanuel Macron pour Johnny Hallyday est à ce titre totalement inédit : quand Édith Piaf ou André Malraux sont décédés, le président ne s’est pas exprimé et s’est simplement rendu à la cérémonie. Aujourd’hui, ce serait inimaginable. Les discours sont par ailleurs de plus en plus longs, de plus en plus précis et contiennent des annonces alors qu’ils donnaient autrefois seulement une idée générale. Les déplacements internationaux et les grandes rencontres – et donc les discours – étant de plus en plus nombreux et l’agenda du président de plus en plus rempli, recourir à une plume est devenu nécessaire. Pour donner un exemple de cette hausse du nombre de discours : le général de Gaulle en prononçait en moyenne 67 par an, contre 195 pour Jacques Chirac et 225 pour François Hollande. 

On aurait, selon vous, vu un tournant dans l’« industrialisation des discours » sous Valéry Giscard d’Estaing, un président qui « ne parle plus à la France mais aux Français »…

Giscard a introduit un double tournant : celui de la communication d’un côté et de la technicité de l’autre. Il s’agit alors de s’adresser aux Français avec une volonté de séduction qui se manifeste par beaucoup de technicité. Il a même prononcé à l’Assemblée un discours de trois heures dans une recherche de performance avec beaucoup de chiffres, aucune note et en connaissant tout par cœur !

« Charles de Gaulle n’avait pas de plume officielle : il réécrivait ses discours entièrement de sa grande écriture violette et il les apprenait par coeur. »

A-t-on déjà assisté à semblable « rupture » dans la parole présidentielle ?

Nicolas Sarkozy, ses conseillers le disent eux-mêmes, prononçait beaucoup de discours et voulait qu’ils soient clivants. Il effectuait de nombreux déplacements et voulait à chaque fois un discours et une annonce qui marquent. On se souvient à ce titre particulièrement de Dakar, le 26 juillet 2007, et du mot sur l’homme africain qui n’était « pas encore assez entré dans l’Histoire »...

Derrière tout discours, comme vous l’écrivez, se cache une plume : qui sont-elles et d’où viennent-elles ?

Les plumes ont des profils très variés. On trouve de nombreux normaliens, mais aussi des personnalités, celles qui veulent rester dans l’ombre et d’autres qui s’exercent pour, plus tard, s’imposer au premier plan. Par exemple, Alain Juppé a débuté comme plume en 1976, Laurent Fabius l’a été sous François Mitterrand, et Christine Albanel sous Jacques Chirac.

Quelle est la nature de la relation d’un président avec sa plume ?

L’Élysée a vu passer bon nombre de « couples » de plumes : Emmanuel Macron et Sylvain Fort, Jacques Chirac et Christine Albanel, Erik Orsenna et François Mitterrand… mais peu ont su trouver un réel terrain d’entente. Il est difficile d’être plume pour quelqu’un, car cela revient à se mettre dans la tête de cette personne. Christine Albanel raconte elle-même qu’elle était plus à droite que Jacques Chirac et voulait lui écrire certains discours dont lui ne voulait pas, notamment sur les 35 heures. François Hollande, de son côté, avait beaucoup de plumes et les renvoyait souvent. Il s’impliquait énormément dans sa parole et s’il y a bien un sujet sur lequel il était dur avec ses collaborateurs, c’était celui-ci ! A contrario, le duo Henri Guaino-Nicolas Sarkozy a duré tout son quinquennat : le président faisait confiance à sa plume et s’impliquait moins que François Hollande dans l’écriture de ses discours.

Les plumes travaillent toujours dans le stress, et parfois dans l’urgence. À quel point l’exercice est-il difficile ?

Il ne faut pas maximiser le pouvoir d’une plume, mais elle arrive à un moment clé, celui où la décision va être prise. On compte donc souvent plusieurs rédacteurs pour un seul discours. Parfois la plume le sait, parfois non. Plusieurs discours peuvent être demandés sans que cela soit dit. Sous Nicolas Sarkozy, Henri Guaino rendait toujours ses textes à la dernière minute, à la fois car c’était sa manière de travailler et parce qu’il voulait éviter que son texte soit réécrit par d’autres collaborateurs. Cette habitude a commencé dès la campagne de 2007 après un discours sur la mondialisation, sujet sur lequel tout le monde, dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, n’était pas d’accord avec Guaino. Avant le meeting, le texte est donc entièrement refait. Guaino le découvre à la dernière minute et refuse d’assister au discours. Pour les plumes de Jacques Chirac, l’exercice était encore plus difficile, car il leur imposait des séances de relecture à voix haute dans le Salon vert de l’Élysée, le dimanche après-midi ! Jacques Chirac s’ennuyant le dimanche, il lisait à voix haute le discours de sa plume, après quoi chaque conseiller présent mettait son grain de sel. C’était évidemment un moment épouvantable pour la plume qui voyait chacun pinailler. Autour de chaque texte peuvent ainsi se cristalliser un grand nombre de tensions, sur la forme ou sur le fond, d’autant plus que le président picore toujours à droite à gauche dans les propositions d’autres collaborateurs, les discours historiques et les propositions d’historiens.

UMP photos - Sarkozy Guaino (Flickr).jpg

« Le duo Guaino-Sarkozy a duré tout le quinquennat : le président faisait confiance à sa plume. »

Ce dur labeur peut-il saper les qualités rédactionnelles ?

Toutes les plumes racontent à quel point il est difficile de donner sa copie pour la voir raturée par le président lui-même ou par un collaborateur voulant rajouter une information. Le rythme est aussi éreintant, notamment à l’Élysée ou à Matignon. Il y a énormément de discours à écrire chaque semaine, mais aussi de remises de décoration, qui prennent un temps fou. Le métier se transforme alors en celui de journaliste ou d’enquêteur pour rechercher des informations sur la vie du décoré en allant jusqu’à l’appeler, le rencontrer, l’interviewer voire appeler ses proches.

Le processus d’écriture est-il différent pour les discours internationaux ?

Ces discours ne sont pas écrits par la plume officielle du président, mais par la cellule diplomatique. Les diplomates savent souvent très bien écrire des discours, tant et si bien qu’à l’international, on a même tendance à rencontrer des problèmes quand ils ne les écrivent pas : ce fut le cas à Dakar, en juillet 2007 ! Même sous la présidence du général de Gaulle qui, comme je l’ai dit, n’avait pas de plume officielle, des diplomates rédigeaient des sorties diplomatiques : même derrière le « Québec libre » [discours du 24 juillet 1967, NDLR], il y avait une cellule diplomatique.

« Jacques Chirac imposait des séances de relecture à voix haute, dans le salon vert de l’Élysée, le dimanche après-midi. Il lisait le discours de sa plume, après quoi chacun des conseillers présents y mettait son grain de sel... »

Est-il d’autant plus difficile d’être plume à l’heure du numérique et des réseaux sociaux ?

Sur les réseaux, la moindre erreur est traquée, ce qui n’était pas le cas auparavant. Christine Albanel me disait qu’il lui était arrivé de mettre des chiffres dont elle n’était pas sûre dans les discours de Chirac. Aujourd’hui, il serait impossible de faire cela, la moindre erreur serait remarquée et moquée. On observe également une médiatisation beaucoup plus grande de la plume à partir de Nicolas Sarkozy : Henri Guaino allait aux meetings, s’asseyait au premier rang et prononçait ses discours en même temps que le président, voire une demi-seconde avant lui !

Peut-on dire du community manager qu’il est devenu une « plume digitale » ?

Tout à fait, des collaborateurs sont même entièrement dédiés à cela ! À ce sujet, François Hollande comparait la parole de Barack Obama à celle de Donald Trump en estimant que là où Obama faisait de très beaux discours, le risque était que l’on retienne davantage les tweets de Trump. Le discours continuera à avoir de l’importance dans les moments où il faut « faire nation », mais il faut apporter des réponses à la question « comment retenir un discours autant qu’un tweet ? ». François Hollande avait misé sur son sens de la formule, mais cela ne suffit pas toujours à l’auditoire !

Qu’en est-il des récents discours d’Emmanuel Macron ?

Ces derniers temps, les discours du président ont été écrits à la toute dernière minute. Ils devenaient parfois même des discours quasiment en direct tant ils étaient finalisés tard ! Il y a un an, l’intervention annonçant l’entrée en vigueur du confinement, avec le fameux « Nous sommes en guerre » [le 16 mars 2020, NDLR] a particulièrement fait parler de lui. Il avait été écrit par Jonathan Guémas, plume du président alors en quatorzaine, après un déjeuner avec une personne qui s’était avérée atteinte du Covid. L’idée de ce texte était de faire « Clemenceau dans les tranchées » et de ne pas prononcer le mot « confinement »… Le contexte était si tendu et le texte a été tellement retravaillé qu’à l’heure du direct, de nombreux éléments du confinement n’étaient pas encore été déterminés. Christophe Castaner a dû reprendre la parole plus tard dans la soirée, une fois tous les points juridiques élucidés.

« Les discours d’Emmanuel Macron sont toujours très longs, car il veut épuiser le sujet et profiter de l’élan qui se trouve face à lui... au risque d’épuiser cet élan, aussi ! »

Quels sont les sujets les plus épineux à traiter ?

Ceux qui sont liés à la mémoire, à la commémoration et à l’Histoire. Les historiens travaillant avec l’Élysée vous diront que, pour eux, les interventions les plus compliquées sont celles qui ont trait à l’Algérie. 

Quelle est la part d’improvisation dans les allocutions ?

Cela dépend des présidents ! Chirac lisait mot à mot tandis qu’Emmanuel Macron improvise beaucoup plus. Son ancienne plume, Sylvain Fort, rendait toujours 45 minutes de discours, puis Emmanuel Macron improvisait pendant 45 autres minutes. Ses discours sont toujours très longs, car il veut épuiser le sujet et profiter de l’élan qui se trouve face à lui. Le risque, c’est évidemment d’épuiser l’auditoire en même temps que le sujet !

Emmanuel Macron s’en rend-il compte ?

Tout le monde le lui dit : cela ne l’empêche pas de continuer à faire trop long. En septembre, Emmanuel Macron a fait un discours sur la République [l’allocution du 4 septembre 2020 sur les 150 ans de la République, NDLR]. Le texte a été donné au journal Le Monde la veille. On a constaté avec surprise que l’intervention a duré beaucoup moins longtemps qu’à son habitude… Normal, il n’a pas pu improviser !

S’il y a improvisation, assiste-t-on aussi à des dérapages ?

Oui, et parfois même des dérapages qui ont été écrits, quand malgré la relecture, personne ne s’est aperçu à quel point un mot pouvait être problématique… D’autres dérapages, ceux-là improvisés, ont pu « effacer » un discours parce qu’ils sont tout ce qu’on en retient. Ce fut le cas du discours d’Emmanuel Macron à la Pnyx, à Athènes, le 7 septembre 2017 : on n’a gardé en tête que sa remarque sur les « fainéants ». Chaque mot compte dans une intervention, y compris dans le cadre privé : François Hollande notamment s’en est aperçu, quand sa malencontreuse plaisanterie sur la Cour des comptes – où les fonctionnaires seraient toujours deux par bureau pour s’empêcher l’un l’autre de dormir – a été relayée.

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Y a-t-il un discours, entre tous, que vous avez jugé particulièrement réussi ?

J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler autour de certains discours internationaux de Mitterrand. Selon Anne Lauvergeon, qui a écrit pour lui, Mitterrand était un Diesel : en tant qu’orateur, il mettait du temps à démarrer. Cependant, ses textes, parfois construits jusqu’à la dernière minute, ont pour certains eu un énorme impact. Pour l’écriture de mon livre, j’ai également pris plaisir à relire des discours parfois méconnus, de décoration ou d’hommage comme ceux qu’André Malraux a pu faire et qui sont assez intéressants à analyser.

A contrario, quel fut pour vous le plus gros échec ?

Parfois, un discours contient une annonce dont on ne s’aperçoit même pas. Le 31 décembre 2013, lors de ses vœux annuels, François Hollande a annoncé le Pacte de stabilité, donc un changement de politique économique. Personne ne s’en est rendu compte ; il a dû refaire son discours devant les partenaires sociaux ! De même, parfois, l’orateur doit reculer et c’est alors nécessairement un raté, comme quand Nicolas Sarkozy a proposé que chaque enfant porte la mémoire d’un mort de la Shoah. Il est intéressant d’observer la réaction des plumes : tout le monde, dans l’entourage de François Hollande m’a dit avoir participé à l’écriture du discours du Bourget et de son célèbre « mon ennemi, c’est la finance ». En revanche, tout le monde a nié avoir participé, après les attentats, au discours sur la déchéance de nationalité.

À l’ère des réseaux sociaux, à quoi servent encore les discours ?

Je pense qu’ils vont tout de même garder une force. On compte moins d’orateurs qu’autrefois, mais il y a des moments dans l’histoire et l’actualité où le discours reste le moyen le plus fort de rassembler. C’est tout simple : on n’a pas trouvé d’autre moyen de faire la même chose. 

Cette interview a été initialement publiée dans le numéro 22 d’Émile magazine.



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