13-Novembre : "Tout le monde parle d’un procès historique, mais c’était d’abord celui des accusés"

13-Novembre : "Tout le monde parle d’un procès historique, mais c’était d’abord celui des accusés"

À 66 ans, le magistrat Jean-Louis Périès a présidé la cour d’assises spéciale lors du procès des attentats du 13 novembre 2015, le plus long de l’histoire judiciaire française depuis la Seconde Guerre mondiale. Un dernier défi risqué qu’il a relevé avec rigueur et sobriété jusqu’au verdict, le 29 juin 2022. À la veille de sa retraite, ce natif de Marseille a accepté de rencontrer Émile pour raconter ce procès hors norme surnommé « V13 ».

Propos recueillis par Louis Chahuneau

Le portrait de Jean-Louis Périès a été réalisé le 10 Septembre 2021, troisième jour du procès, lecture du rapport du président (Crédits : Ivan Brun pour Le Monde )

Votre grand-père était greffier au tribunal de Foix (Ariège) et votre père, juge d’instruction. Avez-vous reçu le sens de la justice en héritage ?

Mon parcours n’était pas tracé. Tout au long de mon enfance et de mon adolescence, j’ai entendu mon père parler de l’affaire Dominici [un triple assassinat survenu en 1952 dans les Alpes-de-Haute-Provence, NDLR]. Il râlait parce que des gens remettaient en cause l’enquête et l’instruction sans connaître le dossier. J’ai été bercé de tout ça, mais mon père me disait de faire autre chose, avocat ou notaire. Il avait déjà vécu l’évolution de la profession. Avant, le juge était une sorte de notable, une personne reconnue, mais peu rémunérée. Depuis, il y a eu une grosse évolution: les conditions matérielles des magistrats se sont sérieusement améliorées. Quand j’ai découvert le droit, ça m’a plu. De la bande de copains que j’avais à l’université, je suis le seul à être resté dans ce milieu. En deuxième année, on étudiait le droit pur, ça m’a passionné. La troisième année, j’étais auditeur stagiaire, c’est-à-dire que j’apprenais le métier de magistrat au sein d’une juridiction tout en étant étudiant. J’étais vraiment parti pour être magistrat. Quand j’ai réussi le concours, mon père a été ravi.

Vous avez commencé comme juge d’instance à Aubagne et à La Ciotat, à 25 ans, puis vous êtes devenu juge d’instruction à Marseille. Quels souvenirs gardez-vous de ces premières années d’exercice?

Juge d’instance, c’est l’expérience de la solitude pour décider sur un champ de compétences énorme: civil, pénal, saisies, injonctions de payer. Je présidais aussi le tribunal paritaire des baux ruraux. C’était un truc extraordinaire, une juridiction échevinale [composée de juges professionnels et non professionnels, NDLR] de quatre agriculteurs, deux fermiers et deux propriétaires bailleurs, qui avaient beaucoup de bon sens. Je me rap- pelle être arrivé la première fois, ils m’ont regardé et ils m’ont dit: « On attend le juge. » J’ai dit « c’est moi », ils m’ont dévisagé et ils n’en revenaient pas, car mon prédécesseur devait avoir 60 ans. Mais tout s’est très bien passé, je découvrais des tas de choses. À Marseille, j’ai eu la chance de connaître le juge Pierre Michel et de récupérer un de ses dossiers sur une affaire de fausse monnaie. C’étaient des enquêtes à l’ancienne, avec des filatures, et il fallait tout reprendre à zéro. J’ai récupéré le dossier et ça m’a vraiment marqué parce que c’était énorme, avec des inter- rogatoires hyper-serrés, hyper-préparés, très longs. C’était une époque incroyable à Marseille, avec des dossiers de grande cri- minalité, bien avant la création des Juridictions interrégionales spécialisées (JIRS).

Vous avez jugé de nombreuses affaires, certaines très médiatisées –du meurtre de la petite Sofia, à l’affaire Tiberi en passant par celle du tireur de BFM et Libération ou encore de l’attaque contre les policiers de Viry-Châtillon. Au-delà du V13, une affaire vous a-t-elle profondément marqué?

Je pourrais difficilement en distinguer une seule. L’affaire Tiberi est un peu à part puisqu’il s’agit d’un dossier politico-judiciaire. Elle m’a demandé pas mal de travail, m’a causé pas mal de soucis, parce qu’on était à une époque où il ne fallait jamais sortir des affaires entre deux élections. Or, des élections, il y en avait tout le temps: 2006, 2007, 2008. Le dossier était fini depuis deux ans environ. Je ne voulais pas le sortir avant l’élection présidentielle de 2007. En revanche, avant 2008 et les municipales, oui. Ma décision a fait polémique parce que je voulais à tout prix que les électeurs soient au courant avant de voter. Ça me semblait important. Aux assises, vous avez parlé de la jeune Sofia. On a commencé ce dossier, qui s’inscrivait dans un contexte religieux, le 13 novembre 2015, à Bobigny. Elle a été brûlée vive par son ancien compagnon (19 ans) qui a été condamné définitivement. Il a fait appel, mais il a été déclaré coupable et il a pris 30 ans de prison. Il lui avait tendu un piège chez son oncle, c’est horrible. Je me rappelle aussi une gamine de 17 ans qui avait été poignardée de deux-trois coups de couteau par son ancien petit copain. Il a tout de suite appelé la police pour dire : « J’ai fait une énorme bêtise. » C’était un tel bain de sang que les premiers secours ont bénéficié d’un suivi psychologique. Là, on est dans le « fait divers », malheureusement. Les meurtres, les crimes de sang... On observe statistiquement une constance incroyable d’année en année.

À 64 ans, vous avez accepté comme dernier défi de présider la cour du V13, qui vous a demandé deux ans et demi de travail dont 10 mois d’audience. Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter cette mission?

Il se trouve que j’étais en train de terminer le procès en première instance de Viry-Châtillon. On était en novembre 2019. Le soir, je vais à Paris pour l’audience solennelle d’installation du premier président de la Cour d’appel Jean-Michel Hayat. J’étais assez détendu et là, il m’accoste et me dit: « Je compte sur toi pour V13. » On savait qu’il fallait trouver un président à ce procès. Je réfléchis un peu, je consulte mon entourage. En temps normal, c’est le premier président qui désigne, mais on ne peut imposer à personne de présider un tel procès. En même temps, il y avait beaucoup de dossiers compliqués à l’époque, il fallait donc que chacun prenne sa part. Quand je lui demande ce qui a motivé son choix, il me dit qu’il me fait confiance. Cette confiance-là est très honorable et en même temps, je me dis que c’est très intéressant de savoir ce qu’il s’est passé avec la création de cet État islamique, de comprendre d’où ça vient et surtout, pourquoi certains Français viennent tirer sur d’autres Français dans une salle de spectacle ou sur une terrasse. Je voulais comprendre et aller au fond du dossier et pour cela, il n’y avait qu’une chose à faire, prendre le dossier. Et puis, un tel procès ne se refuse pas. J’aurais pu, mais je m’en serais voulu après.

Quel souvenir gardez-vous de la soirée du 13 novembre 2015?

Ce soir-là, j’avais terminé assez tard au tribunal de Bobigny, puis j’étais rentré jouer au volley avec des amis pour me détendre. Lors d’une pause, j’ai vu toutes les notifications s’afficher sur mon téléphone. Au début, j’ai pensé à un règlement de comptes. Puis, j’ai compris que c’était autre chose. J’ai passé une grande partie de la nuit devant la télévision à regarder les images en direct du Bataclan. Ça nous a tous bouleversés.

Le portrait de Salah Abdeslam, mercredi 09 février, 79ème jour, Interrogatoire de l’accusé Salah Abdeslam (Crédits : Ivan Brun pour Le Monde )

Dans quel état d’esprit étiez-vous à la veille du procès?

J’étais tendu, parce que je savais qu’il y avait une couverture médiatique monstrueuse, internationale, et surtout, je ne savais pas comment allaient se comporter les accusés. Je les avais tous vus individuellement, en convocation ou en détention. J’ai noté leurs conditions de détention, car il était important de savoir dans quel contexte ils évoluaient. Lors de l’interrogatoire, Salah Abdeslam m’a dit qu’il fallait faire attention à ne pas être trop sévère avec les musulmans, il disait qu’ils étaient maltraités. De notre côté, on ne savait pas comment ils allaient se comporter pendant le procès, est-ce qu’il y avait un risque de provocation? Notre seule crainte était que les prévenus se servent de cette audience comme d’une tribune pro-État islamique. Et puis en fait, non. Il y a eu quelques débordements, au tout début, mais après, ils ont joué le jeu. Je pense que Salah Abdeslam a fait le choix d’une défense de « collaboration », pas d’une défense de rupture.

Dès les premières heures de ce procès hors norme, vous avez affirmé la nécessité de s’en tenir au « respect de la norme », justement. Vouliez-vous éviter de faire de ce procès historique un procès politique?

J’avais lu les commentaires depuis cinq-six ans sur l’intervention des services de police [pendant les attentats, NDLR], sur les polémiques qu’il pouvait y avoir concernant les décisions politiques d’aller en Syrie ou pas et je me suis rendu compte qu’il y avait un problème de timing. Contrairement à ce qui a été dit par certains, la décision des dirigeants de l’État islamique de commettre les attentats remonte à bien avant l’intervention militaire de la France, que ce soit en Irak ou en Syrie. Ce n’était pas une réplique par rapport à une intervention. C’était une décision politique prise par l’État islamique pour s’en prendre à la France. Je ne voulais pas qu’il y ait le procès de l’institution policière judiciaire ou même politique. Je voyais la liste des témoins : François Hollande, Bernard Cazeneuve, des universitaires, des gens qui avaient participé à la commission d’enquête parlementaire, et je me suis dit: « Là, on se trompe. » Tout le monde parle d’un procès historique, mais c’était d’abord celui des accusés. Ça me semblait important. C’est pour cette raison que j’ai fait cette alerte au début du procès.

Certains témoignages d’experts cités à la barre, comme celui de l’écrivain Mohamed Sifaoui ou du politologue Hugo Micheron, ont suscité la colère de la défense. Ont-ils tous été utiles durant le procès ?

Je comprends, mais ce n’est pas tellement ceux-là qui m’ont le plus impressionné. La défense a fait citer un témoin belge qui s’est occupé de la radicalisation dès 2014 et qui nous a apporté des éléments très concrets et très intéressants, notamment sur le fait que l’entrée en terrorisme n’était pas forcément liée à un contexte socioculturel particulier. Les jeunes qu’il voyait rejoindre Daech, ceux qui avaient pu participer à des attentats, n’étaient pas forcément les plus défavorisés, que ce soit sur le plan affectif (ils avaient de la famille), matériel (ils vivaient dans des maisons) ou culturel (ils avaient un bon niveau). En revanche, la plupart de ces gens avaient un parcours violent et ils étaient animés par un désir d’ultra-violence. Ils cherchaient un but, une sorte de justification pour habiller cette violence.

Dans quel état d’esprit étiez-vous le soir, en rentrant du procès ?

On ne se vide pas la tête, c’est impossible, et puis ce serait dangereux. Les semaines durant lesquelles nous avions des interruptions, on ne pouvait pas et il ne fallait pas se couper du sujet, il fal- lait garder le rythme, la concentration. Le soir, j’allais souvent me promener ou je voyais des amis, il m’arrivait d’aller au cinéma, au théâtre. Là, effectivement, on arrive à décrocher.Parmi les témoignages des victimes, certains étaient très durs, et à force, on a des pensées intrusives, on a l’impression d’être dans la salle du Bataclan. Je me souviens de moments difficiles, de témoignages qui ont fait pleurer beaucoup de gens, y compris les avocats et les greffiers.

Un de ces témoignages vous a-t-il particulièrement marqué ?

Je ne veux pas faire de hiérarchie, mais Aurélie Silvestre a lu un texte très émouvant. Au moment du Bataclan, elle était enceinte de quatre mois, elle devait aller au concert. Et puis elle ne se sentait pas très bien, alors son mari y est allé tout seul et il n’est pas revenu. Ça a été terrible parce qu’en plus, elle a d’abord eu des informations contradictoires sur ce qui était arrivé à son compagnon. Il y a eu aussi ce jeune rugbyman, Aristide Barraud, qui a protégé sa sœur [il a reçu plusieurs balles dans le corps, sur la terrasse du petit Cambodge, NDLR]. Il a écrit un livre qu’il m’a envoyé. Lui aussi m’a marqué par son humanité à la barre. Il disait qu’il n’avait pas de haine en lui, il y avait beaucoup de réflexion dans ses propos et c’était très impressionnant. Évidemment, d’autres victimes dévisageaient les accusés, il y a eu des insultes, des mots durs. Et puis, il y avait aussi des gens qui culpabilisaient de s’en être sortis et qu’on n’arrivait pas à réconforter. Comme ce jeune homme qui est venu à la fin d’une audience. Lors de la fusillade du Bataclan, il a marché sur des gens, mais il n’a pas réalisé sur le moment. Et ça lui est revenu bien plus tard, un ou deux ans après. Depuis, il n’allait pas bien, il s’en voulait parce qu’il avait marché sur des gens et qu’il avait fui. Je lui ai dit: « Vous n’êtes coupable de rien, vous êtes une victime. » Je ne l’ai pas fait tout le temps, mais j’ai essayé d’avoir un petit mot pour tous ces gens qui avaient frôlé la mort.

Vue de la cour, lundi 27 juin, 148ème jour, dernier jour du procès avant délibération de la cour (Crédits : Ivan Brun pour Le Monde)

Pensez-vous que ce procès a pu permettre aux victimes et aux proches de victimes du 13 novembre de faire le deuil ?

Je ne sais pas. Ce que j’ai entendu, c’est que certaines ont dit : « Ça m’a fait beaucoup de bien. » Parmi elles, quelques-unes ont replongé, trois semaines après. Il y a eu beaucoup d’investissement et d’espoirs là-dessus. Ce que j’ai trouvé assez marquant, à plusieurs reprises, c’est d’entendre les victimes qui venaient dire à la barre qu’elles étaient profondément agacées par des réflexions de leur entourage leur suggérant de tourner la page. Mais non, on ne peut pas tourner la page, c’est impossible de tourner la page. Et ça m’est vraiment apparu à ce moment-là, je me suis dit que moi aussi, j’en serais incapable. Je repense à des gens, à des scènes que j’ai vues là-bas, c’est impossible. Donc faire le deuil, c’est compliqué.

Le procès de l’attentat du 14 juillet 2016 s’est ouvert la semaine dernière, rappelant que V13 était le premier, mais certainement pas le dernier procès en son genre. Quels points pourraient être améliorés dans l’organisation des autres grands procès terroristes ?

Je n’en vois pas. On a eu un organisateur hors pair, notamment avec Julien Quéré [le magistrat chargé de l’organisation du procès, NDLR], qui a fait le lien entre tous les corps de métiers. Le ministère, c’est vrai, a mis les moyens et un budget faramineux pour cette salle qui a coûté 10 millions d’euros. Tous les acteurs se sont mobilisés au sein du ministère. Que ce soit les magistrats, le premier président, le chargé de mission, avec beaucoup d’équipes autour d’eux pour que tout se passe au mieux. C’est le modèle qui devrait vraiment être efficace pour tous les procès, alors qu’on était l’exception. Cette salle est magnifique et sert aujourd’hui pour le procès de l’attentat de Nice, pour le Mediator, peut-être même pour l’affaire de Brétigny-sur-Orge [l’accident ferroviaire de 2013, NDLR] et pour tous les grands procès.

L’école de droit de SciencesPo accueille de nombreux étudiants qui se destinent à la magistrature. Quels conseils pourriez-vous donner à ceux qui souhaitent se lancer dans la même carrière que la vôtre ?

Quand j’ai fait l’école de la magistrature, on avait la chance d’être formés à l’ouverture d’esprit, c’était une vraie volonté de la direction et des maîtres de conférences. On touche un peu à tout quand on est dans ce métier, que ce soit dans le civil ou au pénal. J’ai l’impression que ces derniers temps, on a plutôt essayé de former de grands techniciens de la justice. Selon moi, il faut retrouver cette ouverture d’esprit. Je me rappelle que quand je suis arrivé à l’ENM, on a fait un débat sur l’utilité de la prison. J’avais 23 ans, j’étais pétri de certitudes et je me disais qu’elles ne pouvaient pas être remises en cause. C’était une espèce de brainstorming permanent sur ça, sur la fonction qui consiste à juger, etc. Il me semble très important de ne pas trop se consacrer à la technique, mais vraiment à l’ouverture d’esprit. Au-delà d’être ouvert, il faut être un peu naïf sur la nature humaine. Un peu optimiste, même si on voit des horreurs. Ça ne signifie pas croire tout ce qu’on nous dit, mais avoir cette part de naïveté, laisser venir. Rien n’est manichéen, tout est affaire de nuance. Le « criminel né » de Cesare Lombroso [médecin militaire et criminologiste du XIXe siècle, NDLR], ça n’existe pas. Il y en a qui sont plus criminels que d’autres, bien sûr. Mais je n’ai jamais vu un individu complètement noir. Il faut avoir ça en tête.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.

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