Mathias Énard : "La seule condition du voyage est la différence"

Mathias Énard : "La seule condition du voyage est la différence"

Balzac des temps modernes, érudit notoire et fin connaisseur du Moyen-Orient, Mathias Énard a occupé pendant le semestre de printemps 2022 la chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po. Après avoir été révélé au public avec son premier roman, La Perfection du tir, en 2003, sur la guerre civile au Liban, il obtient le prix Goncourt en 2015 pour Boussole, qui traite de la vision de l’Orient par l’Occident. Après 12 semaines d’enseignement et de rencontres, il revient pour Émile sur son expérience rue Saint-Guillaume. L’occasion aussi de faire le point sur son parcours, son œuvre et les grands enjeux qui les traversent.

Propos recueillis par Laure Sabatier

Mathias Énard, prix Goncourt 2015 (Crédits : Renaud Monfourny).

Mathias Énard, vous venez de passer un semestre en résidence au Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po, au cours duquel vous avez dispensé des cours d’écriture aux étudiants. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?  

J’ai trouvé cela très agréable et sympathique. En tant qu’institution, Sciences Po est un lieu fascinant dans lequel se rencontre une très grande diversité d’étudiants et de professeurs de haut niveau. Cette variété des parcours a considérablement enrichi mes ateliers. Tous les étudiants écrivent très bien, au sens où ils sont tous capables d’exprimer des choses profondes, mais ils le font avec des styles et des imaginaires très divers. Et c’est bien normal : que l’on étudie les politiques publiques ou la gestion de patrimoine, les intérêts, les références et les horizons ne sont pas les mêmes. Dans l’atelier « Écrire, décrire », nous avons fait dialoguer la diversité de nos imaginaires respectifs en créant une fiction collective basée sur la description du sensible. L’objectif est de raconter 10 secondes d’un concert à l’Opéra de Paris où le son s’arrête alors que les musiciens jouent encore. Personne n’est vraiment certain de ce qui s’est passé, chacun raconte les 10 secondes à sa manière. J’en suis vraiment très satisfait. 

Qu’apporte la littérature à ces étudiants ? 

Il me semble que se confronter à la littérature est primordial pour comprendre les rapports à autrui, parce qu’elle offre un accès plus sensible aux réalités contemporaines. La littérature à Sciences Po est un moyen simple mais extrêmement riche de communiquer avec le monde, qui vient compléter, étoffer leur regard.

Par ailleurs, j’espère avoir réussi à leur apporter une autre vision de la littérature, un rapport plus direct. Aujourd’hui, pour un étudiant entre 19 et 25 ans, l’accès à la littérature n’est pas forcément immédiat, il y a généralement une forme d’intermédiation, par le cinéma, notamment. Le fait que les études, par mon intermédiaire, soit le lieu de rencontre avec des textes sur lesquels les étudiants ne seraient peut-être pas tombés autrement, ça, c’est très positif.

Parlons de votre parcours. Vous êtes écrivain et traducteur. Vous entamez une carrière académique avant de vous tourner vers la fiction. Comment en êtes-vous arrivé à la littérature ? 

J’ai toujours eu une passion pour la littérature et pour l’objet livre en lui-même. Enfant je savais que j’y trouverais mon chemin. Mon institutrice à l’école primaire raconte même que je disais vouloir devenir écrivain, ce serait donc une vocation ! Je n’en ai aucun souvenir, mais il est évident que les livres ont toujours fait partie de moi. 

Pendant de nombreuses années pourtant, j’ai délaissé l’écriture littéraire pour produire des textes universitaires et des essais. Et puis je me suis fâché avec l’université, à cause de toutes les contraintes que cette écriture m’imposait. Je travaillais alors sur la façon dont les combattants racontent la violence qu’ils ont subie ou fait subir. J’avais un matériau très riche, constitué de paroles issues d’entretiens, d’écrits, de souvenirs, de poèmes... Je sentais que la rigueur académique ne me permettrait pas de les travailler comme je le souhaitais. J’en avais assez de ce formatage, je me suis donc tourné vers la fiction. C’est ainsi que j’ai écrit mon premier roman sur la guerre civile libanaise [La Perfection du tir, Actes Sud, NDLR], en 2003.

Mathias Énard,

des

inspirations

d’ailleurs

Après le Liban, Mathias Énard met le cap sur l’Italie avec son roman Zone (2008). Dans un train entre Milan et Rome, il dresse la grande épopée des guerres méditerranéennes à travers le monologue intérieur et ininterrompu d’un ancien agent des renseignements. En 2010, il signe Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, un conte où se rencontrent la Renaissance italienne et l’Empire ottoman au cours d’une visite fictive de Michel-Ange à Constantinople. De retour dans son siècle, Mathias Énard retrace le récit de voyage d’un jeune Marocain en fuite vers l’Espagne lors des printemps arabes dans Rue des voleurs (2012). Son dernier roman, Boussole (2015) achève ce périple littéraire par une réflexion mélancolique sur l’apport de l’Orient à la culture occidentale depuis l’appartement viennois d’un musicologue insomniaque.

Que retenez-vous de ces années d’écriture académique ? 

Ce parcours a été primordial pour moi, parce qu’il m’a initié et formé au plaisir de la recherche. Mes livres portent la trace de cette curiosité, ils sont nourris par la recherche, le travail d’archives, l’histoire et la musique. Et puis mes années à l’université sont aussi fortement liées au voyage. C’est grâce à elles que j’ai pu aller en Iran, faire ma thèse à Téhéran, et me rendre en Syrie. J’y ai accumulé beaucoup de matériaux que j’utilise dans mes livres. 

“Plus personne ne peut se revendiquer de l’orientalisme aujourd’hui, parce que ce regard historique est avant tout une domination dans les représentations. Il a créé une forme d’altérité à coups de clichés véhiculés par la littérature, le cinéma, la peinture et les arts en général.”

Justement, vos ouvrages sont marqués par votre profond intérêt pour le Moyen-Orient, pour les séjours que vous y avez effectués et la langue persane, que vous maîtrisez.  En filigrane, vous interrogez le regard que portent les Occidentaux sur cette région. Que veut dire l’orientalisme aujourd’hui ? 

Il me semble que l’orientalisme est d’abord une question de regard historique. C’est un courant qui traverse tout le XIXe siècle et coïncide avec le réalisme européen. Il s’agit d’une entrée en force de l’Europe dans la rive sud de la Méditerranée, qui a pour conséquence, à partir de la campagne d’Égypte, d’envoyer vers l’Europe énormément de productions culturelles de l’Orient. De là émerge une mode du voyage en Orient, une forme de curiosité, d’exotisme oriental qui irrigue tout un courant artistique. C’est fascinant de voir que derrière les militaires qui conquièrent des terres pour le compte des Français ou des Anglais, il y a aussi des archéologues, des écrivains, des peintres, qui créent et diffusent en Europe un imaginaire figé et durable de l’Orient. 

Ceci dit, plus personne ne peut se revendiquer de l’orientalisme aujourd’hui, parce que ce regard historique est avant tout une domination dans les représentations. Il a créé une forme d’altérité à coups de clichés véhiculés par la littérature, le cinéma, la peinture et les arts en général. Les conséquences de ces représentations dans le réel sont déplorables et encore bien tangibles aujourd’hui. Par exemple, les penseurs qui affirment que l’islam est incompatible avec un régime démocratique sont pris dans les déterminismes très forts de l’orientalisme. 

Comment écrire, alors, depuis l’Occident sur l’Orient sans reproduire ces schémas de domination ? 

Depuis l’apparition de l’orientalisme d’Edward Saïd [L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1980, NDLR], les sciences politiques comme la littérature ont pris conscience de la nécessité de changer de point de vue sur ces questions. 

Mais ce n’est pas simple. Pouvons-nous réellement nous débarrasser de l’histoire après laquelle nous écrivons ? Est-il possible d’écrire Istanbul en se débarrassant du regard de Pierre Loti ? [Écrivain et officier de marine français du XIXe siècle, qui a donné son nom à un quartier de la ville turque, NDLR]. Impossible à dire. Il faut être conscient de cette histoire et des difficultés qu’elle pose, conscient de l’endroit d’où l’on vient et de celui d’où l’on parle et écrire en conséquence. Assumer sa position est la seule façon de rééquilibrer les regards, de pouvoir se relire en se disant « non, là c’est du cliché, c’est trop facile ». Bien entendu, je ne vais pas me transformer en écrivain turc ou iranien demain, mais depuis la France et l’expression francophone, je peux intégrer des éléments extérieurs, dans une espèce d’anti-orientalisme, de symétrie à parts égales. 

“J’ai un grand intérêt pour les langues étrangères, par exemple, mais je ne me reconnais pas dans l’imaginaire de l’aventurier, du défi, je suis bien trop peureux et feignant. En revanche, j’aime beaucoup lire les récits d’aventures des autres.”

Pour autant, vous croyez fermement à l’altérité, à la découverte et à l’ailleurs. Vous leur avez consacré un atelier d’enseignement ce semestre, « Écrire le voyage ». Comment voyagez-vous ? 

La seule condition du voyage est la différence. Elle n’est qu’une question de rencontres, elle n’est pas conditionnée au déplacement, mais à une forme de curiosité. J’ai un grand intérêt pour les langues étrangères, par exemple, mais je ne me reconnais pas dans l’imaginaire de l’aventurier, du défi, je suis bien trop peureux et feignant. En revanche, j’aime beaucoup lire les récits d’aventures des autres. J’adore, par exemple, lire Sylvain Tesson, parce que j’ai l’impression d’avoir fait du sport en refermant ses livres ! Et puis la lecture permet de pénétrer des mondes complètement inaccessibles. Prenez Henry de Monfreid, le navigateur en mer Rouge. Sans ses écrits, je n’aurais jamais connu le monde de la navigation à voile. Dans la réalité, je ne fais jamais de voyage très lointain, je me déplace presque exclusivement autour de la Méditerranée, un peu dans l’est des Balkans et en Turquie. 

Qu’est-ce qui vous rattache à la Méditerranée ? 

Je ne sais pas vraiment. Fernand Braudel disait : « J’ai passionnément aimé la Méditerranée, sans doute parce que venu du Nord. » Peut-être que je l’aime beaucoup parce que je viens de l’Atlantique. Pour autant, aujourd’hui, elle m’apparaît plus comme une frontière que comme la possibilité d’un espace. Toutes les tentatives de refaire un lien entre les deux rives ont été, au cours des dernières années, des échecs retentissants. Le monde de la culture pâtit de cette fracture. Il faut toutefois garder espoir et la littérature m’aide à le faire.


Des écrivains en résidence à Sciences Po 

Chaque semestre, depuis 2018, le Centre d’écriture et de rhétorique (CER) de Sciences Po invite un écrivain en résidence. L’auteur y dispense des enseignements d’écriture de création, anime des master class et participe à divers événements culturels et littéraires. Le centre offre aux étudiants un espace de création, d’apprentissage et d’enrichissement aux côtés d’écrivains et d’éditeurs reconnus. Mathias Énard a conçu et animé deux ateliers au semestre du printemps 2022 : « Écrire le voyage » et « Dire, décrire ». Il succédait ainsi à Alice Zeniter, Louis-Philippe Dalembert, Maylis de Kerangal et Kamel Daoud.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.

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