Femmes, sciences, liberté : interview avec Fariba Adelkhah

Femmes, sciences, liberté : interview avec Fariba Adelkhah

« Chercheuse emprisonnée en Iran depuis le 5 juin 2019, son combat pour la Liberté est le nôtre » : tel était le message affiché sur la façade de l’Hôtel de Ville de Paris en soutien à Fariba Adelkhah, chercheuse en anthropologie à Sciences Po, privée de liberté durant quatre ans à Téhéran. Durant son incarcération, elle a reçu le prix Joliot Curie 2020 de la femme scientifique de l’année. Deux étudiants de l’équipe de coopération du projet Hypatie, une idée portée par l'association Femmes et Sciences, l’ont rencontrée dans son bureau du CERI. Ils l’ont interrogée sur diverses initiatives visant à soutenir les femmes, notamment la projection des mots « Femme Vie Liberté » sur la Tour Eiffel.

Propos recueillis par Benjamin Rigaud et Sabiha Tiguercha

En janvier 2023, la maire de Paris avait fait projeter les mots « Femme Vie Liberté » sur la Tour Eiffel, au premier étage. Pouvez-vous nous éclairer sur ce que signifie ce mouvement dans la société iranienne ?

Fariba Adelkhah tenant la plaquette du projet Hypathie (Crédits : Benjamin Rigaud)

En tant qu’Iranienne, je remercie beaucoup la société française pour son écoute du mouvement « Femme Vie Liberté ». Il s’inscrit dans la continuité d’une action civique de 2006, « 1 million de signatures », une lutte magnifique contre toute forme de discriminations, qui se considère apolitique et refuse de participer aux institutions de pouvoir. Ce mouvement n’avait pas de leadership centralisé et s’est transmis de bouche à oreille de manière tout à fait informelle, sans l’élite intellectuelle haut placée de Téhéran, suivant l'exemple du mouvement des femmes du Maroc de 1992. Les hommes étaient aussi actifs que les femmes, et de nombreuses avancées sociétales ont été acquises grâce à cette mobilisation.

Projection sur la Tour Eiffel en soutien au mouvement iranien « Femme, vie, liberté » (Crédits: Henri Garat/Ville de Paris)

Le deuxième mouvement, « Femme Vie Liberté », est né de la colère à la suite de la mort de Masha Amini, cette jeune Kurde décédée après son arrestation par les gardes de la Révolution en raison de son voile mal ajusté, le 16 septembre 2022. Ce mouvement remet en cause le port obligatoire du hijab, qui n’est encadré ni par une loi civile ni par une loi religieuse ; c’est simplement un habillement qui a été imposé à la société depuis la Révolution il y a 44 ans. L’autoritarisme de l’État veut parfois le rendre obligatoire, mais cela n’explique pas tout ; chaque pays musulman a sa propre histoire sur cette question. Par exemple, en Arabie Saoudite, le voile a toujours été porté, mais il n’y a pas de débat public possible dans cette monarchie, dont la société est radicalement différente. En Iran, beaucoup de gens reconnaissent le non-fondement du voile. Lorsque le régime a cédé sur l’obligation de le porter, le mouvement s’est affaibli en partie, mais les jeunes ont continué à militer. En effet, « Femme Vie Liberté » est avant tout porté par la jeunesse iranienne, qui s’organise par quartiers, sans leadership, pour crier par les fenêtres leur désir de liberté.

Montons maintenant au deuxième étage de la Tour Eiffel. Le projet Hypatie propose d’y inscrire les noms de 40 femmes scientifiques. Imaginée à Sorbonne Université, cette idée est portée par l’association Femmes & Sciences en coopération avec Sciences Po. Que pensez-vous de ce projet en tant que lauréate du prix Joliot-Curie 2020 ? 

Projet d’inscription de noms de 40 femmes scientifiques sur le deuxième étage de la Tour Eiffel porté par Hypathie (Crédits : Benjamin Rigaud)

C'est une idée magnifique, ce projet ne m’étonne pas des Français, qui se battent toujours pour la liberté et surtout pour celle des femmes. La grande leçon de la France au monde entier, c’est que les principes dépassent nos existences individuelles. Le comité français qui a soutenu ma libération l’a fait non pas seulement pour ma cause, mais au nom de la liberté académique dans son ensemble. Des personnalités comme Frédéric Mion, Mathias Vicherat et Marie-Christine Lemardeley ont été très actives dans ce comité, mais aussi beaucoup d’autres personnes qui ne me connaissaient pas et qui souhaitaient simplement défendre une chercheuse, au nom de l’ensemble de la Recherche. Lorsque j’ai reçu le Prix Joliot Curie, je pense que c’était aussi pour la même raison : le principe de l’enseignement, c’est aussi le principe de liberté, les deux vont ensemble.

De même, le Prix Nobel a été donné à Narges Mohammadi non pas comme personnalité, mais parce qu’elle incarne les valeurs du mouvement « Femme Vie Liberté ». Je ne me sens pas légitime à adresser un message personnel à Anne Hidalgo, cependant, j’ai été très touchée que la Mairie de Paris soit si active, en mettant ma photo dans sa campagne de sensibilisation. Certes, j’ai personnellement bénéficié de cette action, mais le message dépasse mon cas personnel. Le message de ce comité de libération, c’est que la liberté académique est à la base de toutes les libertés. En soutenant ce comité, la Ville de Paris a donné une autre envergure à ce combat, en le diffusant dans la Cité.

Dévoilement du portrait de Fariba Adelkhah sur la façade de la Mairie de Paris en 2020 (Crédits : Thomas Arrivé / Sciences Po)

Pourquoi, en tant que scientifique, avez-vous choisi de travailler sur la question des femmes ?

J’ai fait une thèse qui concernait le rôle des femmes musulmanes dans la révolution iranienne. On a beaucoup parlé des hommes leaders de ce mouvement, je me suis alors intéressée à elles non pas dans une optique féministe, mais parce que leur rôle n’a jamais été étudié. Dans le passé, quand on écrivait la biographie des grands hommes, on ne parlait jamais de leur mère ni de leur épouse. Si on parle des femmes, c’est à la rigueur de manière négative : par exemple, on a beaucoup critiqué les Iraniennes entièrement voilées en noir pour dénoncer le côté archaïque du mouvement islamique, on les associait aux images des hommes aux longues barbes. À la télévision durant la Révolution de 1979, les caméras filmaient beaucoup les femmes aux slogans radicaux, pour sous-entendre la présence de l’intégrisme religieux, mais on ne parlait pas d’elles et de leurs idées : on partait du principe qu’elles ne faisaient que suivre les hommes. Tout comme on parle peu des femmes de la révolution russe, dans les livres d’histoire de l’Iran que je lisais au début de ma thèse en 1984, seules quelques lignes étaient consacrées au rôle des femmes. Je me suis alors demandé : comment ont-elles pesé sur ce mouvement, en le radicalisant ou bien en lui donnant un aspect plus modéré ? Quelles étaient leurs ambitions ?

Rassemblement rue Saint-Guillaume en soutien aux chercheurs du CERI Fariba Adelkhah et Roland Marchal détenus en Iran (Crédits : Thomas Arrivé / Sciences Po)

J’étais dans une démarche classique d’anthropologie religieuse, j’ai étudié comment la religion pouvait servir de possibilité pour les femmes d’élargir leur place dans l’espace public, d’y être plus présentes. Pour beaucoup, le voile symbolise l’enfermement, mais dans ma thèse, j’ai essayé de démontrer qu’il était aussi un symbole de lutte contre l’impérialisme et contre la monarchie, beaucoup de différentes valeurs ont été associées à cet habit, qui a été d’abord perçu comme très positif. Avant la Révolution, beaucoup de rôles étaient interdits aux femmes, elles ne pouvaient pas être économiquement actives, autonomes, elles ne pouvaient être ni coiffeuses ni couturières… Le voile leur a permis d’accéder à ces nouvelles perspectives.

Ce n’est pas propre à la société iranienne, on peut faire un parallèle avec la période victorienne, durant laquelle le mouvement des Suffragettes a trouvé sa base dans l’église, dans l’entraide entre femmes à l’intérieur des communautés religieuses, notamment du méthodisme, comme l’a montré le grand historien Edward Thompson. La question du genre n’était alors pas un sujet pour la recherche. Bien sûr, Simone de Beauvoir en avait déjà parlé dans Le deuxième sexe, mais ce n’est qu’aujourd’hui que c’est devenu un thème majeur dans les institutions.


Le projet Hypatie pour la Tour Eiffel

Un projet soutenu par Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), Nathalie Drach-Temam, présidente de Sorbonne Université et Françoise Combes, vice-présidente de l'Académie des Sciences.

Logo Hypathie (Crédits : Benjamin Rigaud)

Issue de Sorbonne Université, cette initiative vise à enrichir la liste des 72 savants figurant au premier étage de la Tour Eiffel en y intégrant les noms de 40 femmes scientifiques au deuxième étage. À l'origine de cette démarche, Benjamin Rigaud, président de l'association Défis Sorbonne, a donné vie à cette idée, portée avec enthousiasme par l'association Femmes & Sciences, sous la présidence éclairée de l’astrophysicienne Isabelle Vauglin.

Sous la direction de Sandrine Aragon, agrégée de Lettres spécialisée dans l’accès des femmes à la culture en France, un comité d'experts des 3 facultés de Sorbonne Université a dévoilé cette liste de femmes scientifiques lors de la conférence intitulée « Les Éclipsées : femmes scientifiques ou la face cachée de l’Histoire », qui s'est déroulée lors de l'éclipse du 25 octobre 2022 à l’Observatoire de Paris, en présence de Marie Christine Lemardeley, Adjointe à la Maire de Paris. L'œuvre officielle issue de ce projet sera remise à des élues de Paris et à des personnalités académiques, en parallèle de la remise du Prix Nobel de la Paix au mouvement “Femme Vie Liberté” à travers la physicienne Narges Mohammadi.


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