Pascal Chabot : "S’engager, c’est refuser la posture du spectateur"

Pascal Chabot : "S’engager, c’est refuser la posture du spectateur"

Prenons de la hauteur en analysant l’engagement, de la politique au monde de l’entreprise, à travers le prisme de la philosophie. Émile s’est entretenu avec Pascal Chabot, philosophe et professeur à l’Institut des hautes études en communication sociale (IHECS) à Bruxelles. Il a notamment publié Global burn-out et L’Âge des transitions (PUF, 2013 et 2015), réflexions sur l’évolution de notre société et de notre rapport au travail.

Propos recueillis par Maïna Marjany et Ryan Tfaily

Que signifie, selon vous, s’engager ?

Le philosophe Pascal Chabot (Crédits : Thierry Maroit)

S’engager, c’est refuser la posture du spectateur. C’est ne pas se satisfaire de regarder le monde de loin, en position d’extériorité, en émettant parfois un jugement désapprobateur ou cynique, tout en sachant que cela ne changera rien. S’engager est au contraire, par ses actes et ses paroles (et les paroles sont de l’action, comme Hannah Arendt l’a souligné), descendre de son piédestal et tenter d’interagir avec cette situation pour la modifier au nom de valeurs, de croyances ou d’une cause supérieure dont l’engagé, alors, se fera le porte-parole.

Sous l’angle de la philosophie, quels sont les moteurs de l’engagement ?

Son moteur principal est le lien entre la théorie et la vie. Tout engagement découle de la prise de conscience que la théorie ne s’élabore pas indépendamment de la vie, dans une tour d’ivoire intellectuelle, mais qu’elle est déterminée par cette vie, que d’ailleurs elle transforme, car nos conceptions modifient nos manières d’être. Socrate le premier l’a incarné. Aux sophistes qui parlaient sans que leur volubilité ait de vrais retentissements sur leur existence, hormis grâce à leurs émoluments, il a opposé une parole vraie, dans laquelle il a mis toute sa vie. Tous l’ont remarqué et Socrate fut d’ailleurs condamné pour avoir parlé. La philosophie naquit ainsi, d’un drame et d’une injustice. Après ce sacrifice, elle n’a plus pu être cette belle âme qui suppose que la théorie et la vie occupent deux sphères distinctes. 

À cette composante philosophique de l’engagement, il faut ajouter un ressort politique. S’engager, c’est prendre part au débat. Avoir « voix au chapitre », comme on dit, c’est-à-dire participer à cette assemblée délibérative qu’était le « chapitre » pour y apporter son point de vue et son vote. L’engagé refuse la minorité intellectuelle et politique, il refuse de déléguer entièrement le pouvoir, mais estime au contraire que sa voix peut faire une différence ou que son action peut avoir des conséquences positives pour autrui. C’est un individu qui participe, plutôt qu’un individu qui ne regarde que son intérêt. 

« S’engager en regardant des vidéos, c’est un peu comme être riche au Monopoly : ça manque de concret. »

D’un point de vue général, diriez-vous qu’actuellement, dans notre société, la tendance est davantage à l’engagement ou au désengagement ?

Dégager les tendances contemporaines du présent est toujours un exercice périlleux. La poussière n’est pas retombée et les tendances multiples se contredisent. On voit des engagements sincères pour le climat, la transition écologique, les migrants, la justice sociale. On connaît les engagements discrets et nombreux des personnes qui travaillent en cherchant à être alignées avec leurs valeurs, dont les paroles et les gestes sont comme une militance quotidienne pour défendre les orientations qui leur importent. Mais on sait aussi que les grandes bulles du numérique génèrent des consommateurs de bande passante qui ne sont pas des modèles d’engagement. S’engager en regardant des vidéos, c’est un peu comme être riche au Monopoly : ça manque de concret. 

Cela étant, plus généralement, il faut voir la modernité et la post-modernité comme un processus de délégation massif. Nos vies se passent en réclamant à d’autres ce que nous sommes incapables de faire nous-mêmes, comme produire de la nourriture, soigner ou comprendre les marchés financiers. En contrepartie, d’autres nous délèguent le soin d’agir pour eux, selon nos capacités. L’engagement n’échappe pas à cette logique qui le fait sortir de la posture romantique de l’engagé prenant la parole, seul, comme Victor Hugo à l’Assemblée ou Sartre devant les usines Renault. C’est aujourd’hui à un tissu associatif très dense et organisé, ainsi qu’à des chercheurs, des intellectuels, des artistes et des journalistes que la société a délégué ce poste important.

« Un savoir énorme sur l’état de nos sociétés, constamment enrichi, est à portée de main et transforme les nouvelles générations. Leur conscience du monde, c’est déjà un engagement. »

Y a-t-il un lien entre désengagement et désillusion ? Vivons-nous dans des sociétés désillusionnées, en manque de grande idéologie directrice ? 

Tout engagement suppose une foi, a minima dans la capacité de nos paroles et de nos gestes à avoir des effets. Or la dilution de chacun dans le grand nombre, la perte d’influence de chaque pays dans l’arène mondiale, la montée en puissance des ultraforces que sont les conglomérats techno-économiques mondiaux, a produit un certain désenchantement sur les pouvoirs de l’action individuelle ou collective. Les grands récits qui célébraient la nation, le dogme ou le « grand soir » sont eux aussi disqualifiés, ce qui n’est pas une mauvaise nouvelle, car il y avait une composante belliqueuse à ces épopées : ils haïssaient ce qui ne leur ressemblait pas.

Les désillusions sont fortes, expliquant le désengagement. Mais des formes nouvelles de celui-ci sont créées, se passant d’une « grande idéologie directrice » qui, personnellement, ne m’attire pas. Voyez dans les librairies, sur les sites, dans les journaux, ainsi que dans les écoles et les universités : un savoir énorme sur l’état de nos sociétés, constamment enrichi, est à portée de main et transforme les nouvelles générations. Leur conscience du monde, c’est déjà un engagement.

Vous avez écrit un essai sur le temps, où vous parlez d’un « Hypertemps », caractérisé par une perte de qualité du temps passé et une perte du sentiment de durée. N’y a-t-il pas, aussi, une contradiction entre notre rapport au temps, fondé sur l’immédiateté, et l’engagement, forcément fondé sur le long terme ?

Très clairement. Nous avons perdu le temps long, celui des maturations, des ressassements, des fidélités, des constances. Cette vitesse n’est pas toujours l’ennemie de l’engagement et peut s’avérer un outil efficace, comme le furent la puissance et la rapidité des réseaux dans le mouvement #MeToo. Mais le nombre des sollicitations empêche souvent d’approfondir. Ce qui se fait sans le temps, le temps ne le respecte pas. C’est valable pour l’engagement. 

« Il s’agit de quitter la conception paternaliste du travail, selon laquelle c’est pour une entreprise ou un dirigeant que l’on œuvre (...). La dimension personnelle est première : c’est finalement envers soi-même qu’on s’engage en travaillant. »

Dans un entretien à Philosophie Magazine, vous parliez de « métamorphose du travail d’ordre civilisationnel ». Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère ?

Pendant une quarantaine d’années, les psychologues et les sociologues ont réclamé un changement dans notre rapport au travail. Il est finalement venu de la rencontre entre un événement, le Covid, et la maturité des logiciels qui permettent de travailler à distance. Il en a résulté une brisure de l’unité classique du travail (unité de lieu, de temps et de groupe) au profit d’une fragmentation qui pousse à l’autonomie des collaborateurs, mais questionne aussi les structures sur leur capacité à fédérer des « collectifs », qui n’ont parfois plus de collectif que le nom. Certains collègues n’ont jamais bu un café ensemble, ce qui ne les empêche pas de faire du bon travail. 

La mutation est profonde et crée une césure entre le monde du logiciel et celui de la logistique, c’est-à-dire entre les métiers qui peuvent être réalisés à distance et ceux qui opèrent en présence de la matière. On ne plante pas un clou sur internet… L’important dans le futur sera que ces deux mondes ne se séparent pas, ce qui est pourtant une tendance en cours. Aujourd’hui, on ne s’engage plus toute sa vie au service d’une entreprise. Est-ce pour autant que nous sommes moins « engagés » ? Sommes-nous davantage engagés dans des causes plutôt que fidèles à un patron ? Ou bien est-ce l’individualisme qui nous a rattrapés et nous empêche de faire pleinement partie d’un collectif de travail ?

Mais envers qui s’engage-t-on quand on travaille ? Envers son patron, son entreprise, ses collègues, qui formeraient comme une seconde famille ? Je n’en suis pas sûr. C’est d’abord envers son travail qu’on s’engage. Il s’agit de quitter la conception paternaliste du travail selon laquelle c’est pour une entreprise ou un dirigeant que l’on œuvre. Ce modèle prévalait au temps des structures familiales ou de celles qui pouvaient imposer une identité de marque très forte, mais elle me paraît déphasée par rapport à nos cultures. L’éthique professionnelle d’une médecin anesthésiste, pour prendre un exemple, ne lui vient pas de son allégeance à l’hôpital dans lequel elle travaille. Elle lui vient d’abord de ses propres standards de qualité, de son rapport aux patients, du plaisir qu’elle prend à faire ce qu’elle fait. Elle lui vient ensuite des raisons profondes pour lesquelles elle travaille, où la question financière rejoint évidemment toute une série d’autres motivations. La dimension personnelle est première : c’est finalement envers soi-même qu’on s’engage en travaillant. 

Quand on est dans un modèle paternaliste, on croit que les gens désirent être reconnus par une figure d’autorité. Mais quand on le quitte, on s’aperçoit que cette reconnaissance est d’abord une auto-reconnaissance. C’est devant son miroir que l’individu veut pouvoir se dire : tout ce temps que je donne, je ne le donne pas en vain. Devant ses proches aussi. Un nouvel engagement, plus personnel, remplace un engagement plus structurel. Il met évidemment les structures devant de nouveaux défis, puisqu’elles doivent se demander comment offrir aux collaborateurs les conditions pour qu’ils soient motivés de faire ce qu’ils font. 

« Notre travail, central dans notre
existence, entre pour une bonne part dans notre soif de sens, qui n’est pas réservée qu’aux seuls loisirs. Il s’agit d’une évolution majeure. »

Comment retrouver du sens au travail ?  

Pour retrouver du sens, il faut d’abord savoir pourquoi on l’a perdu. Est-ce dû à l’usure, à la démotivation ? Est-ce à cause d’un changement d’environnement auquel on ne s’est pas adapté ou par la faute d’une personne toxique ? Ou est-ce en raison d’une dissonance entre nos valeurs et ce qui nous est demandé ? Le thème de la perte de sens est large. Quand on y regarde de plus près, on comprend qu’il implique des dimensions psychologiques, sociologiques et économiques, par rapport auxquelles il faut parfois faire des choix ou réclamer des évolutions.

Comme le « bien-être » au travail, le « sens » au travail est une valeur partagée, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de tensions entre ses interprétations. Mais le sens a aussi, et de façon primordiale, une dimension philosophique. Nous ne sommes pas dupes, nous n’avons qu’une vie et exigeons donc d’elle qu’elle vaille la peine d’être vécue. Or bien sûr, notre travail, central dans notre existence, entre pour une bonne part dans notre soif de sens, qui n’est pas réservée qu’aux seuls loisirs. Il s’agit d’une évolution majeure.

Les entreprises se sont emparées de ce terme d’« engagement » afin de paraître plus attractives pour leurs clients et pour leurs potentiels salariés. Est-ce symptomatique de notre époque ? Pour être désirable, faut-il être engagé ?

Il s’agit en fait d’un changement de paradigme. Habituellement, quand une entreprise propose un service ou produit un objet, il faut que cet objet ait une qualité par lui-même, qu’il soit bien construit ou que le service soit efficace. Aujourd’hui, la qualité de l’objet n’est plus l’unique critère, il faut également que les modalités de sa production soient non toxiques, que les conditions de bien-être des salariés de l’entreprise soient réunies, etc. Il en résulte que les entreprises ont un rayon de responsabilités beaucoup plus large que celle du seul produit.

S’ajoute à cela une prise de conscience que ce sont aussi les entreprises qui font le monde, ce ne sont pas uniquement les citoyens ou les pouvoirs politiques. Les plus grandes entreprises planétaires dans le domaine de l’énergie, de l’agroalimentaire, de la pharmacie – que j’appelle des ultraforces – structurent profondément le monde, nos devenirs, ont un impact sur notre psychisme ou nos corps. La contrepartie de ce pouvoir gigantesque, non contrôlé démocratiquement, est la nécessité de mettre en avant des contre-poids éthiques et des engagements. Avec la fragilité qu’ont ces engagements, puisqu’ils ne sont pas toujours contrôlés. Dans certains cas, ils se limitent à des déclarations d’intention, mais il y a aussi, tout de même, une série de cas où ces engagements sont suivis de faits, souvent parce qu’ils rejoignent les intérêts plus directs de l’entreprise. 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.



D'un mot - Accomplir

D'un mot - Accomplir

A shift in student commitment at Sciences Po

A shift in student commitment at Sciences Po