Fiction - Moi, je ne pourrais pas

Fiction - Moi, je ne pourrais pas

Le couple joue un rôle central sur la scène sociale. Scruté, commenté, décortiqué, jugé… C’est un sujet qui ne laisse personne indifférent. Dans une nouvelle inédite, la romancière Suzanne Azmayesh (promo 13) questionne notre regard sur cette institution.

(Crédits : westernstudio / Shutterstock)

C’était drôle de les croiser tout à l’heure. Moi je marchais, je regardais par terre, et puis Louis a dit : « Ah tiens » ; et il s’est arrêté. Il s’adressait à un garçon assez grand, blond, accompagné d’une femme, et on s’est tous immobilisés là, sur le trottoir, pendant que les gens passaient autour de nous avec leurs sacs de courses de Noël. Le garçon blond, je ne le connaissais pas, mais je l’ai reconnu quand même, parce qu’avec Louis, on a ça de particulier qu’on parle beaucoup des gens. De nos collègues, de nos amis, de nos camarades d’étude, on les décrit, on les analyse, on raconte nos souvenirs avec eux, et pour illustrer ce qu’on se dit, on brandit des clichés tirés des réseaux sociaux pendant que l’autre demande : « Montre sa tête pour voir. » 

Souvent, on s’interrompt dans nos discussions et on se demande si tous les couples font ça, décrypter leurs vies sociales mutuelles, se conter aussi précisément les moindres détails de ce qu’ils vivent et des personnes qu’ils fréquentent. On pense que non. Mais nous, on est comme ça, c’est peut-être pour cette raison que ça dure depuis longtemps, même si on se dispute et que parfois, on se déteste. On a toujours des choses à se dire. De longues conservations sur les sujets les plus insignifiants. La mère de Louis s’en étonne. Elle dit : « Mais qu’est-ce que vous pouvez bien vous dire en permanence ? ».

Alors, je savais que le garçon blond qu’on venait de croiser, c’était Quentin Leclair. Quentin Leclair, ils en parlent tous. Louis et ses copains avocats, de la bande que j’ai fini par intégrer avec le temps. Quentin a une réputation de beau mec. De séducteur. Des tas de conquêtes à son actif. Plein de filles. Parfois des garçons. Des coups d’une nuit, d’une semaine, quelques semaines, pas beaucoup plus. Des relations libres, des amours foutraques, changeantes, on ne sait jamais trop ce qu’il trame, mais il trame toujours un truc. À l’aise avec lui-même, avec son corps. Et brillant avocat, sous ses airs nonchalants. C’est la première fois que je me retrouve en face de lui, que je peux l’analyser de si près, et pas juste sur des photos. Il caresse les cheveux de la femme qui l’accompagne. Le geste est tendre. Un brin appuyé peut-être. Une démonstration adressée au monde. Il dit : « Après les fêtes, on part en Thaïlande prendre le soleil avec Mathilde. » 

La femme, Mathilde, je la reconnais aussi. Il faut dire qu’elle est au centre des discussions en ce moment, dans la bande des copains avocats de Louis. Sa relation avec Quentin étonne, intrigue. Chacun a un avis sur le sujet, chacun décide si c’est surprenant ou pas, bizarre ou pas, souhaitable ou pas, tenable ou pas, s’il pourrait faire pareil, si ce serait envisageable peut-être, ou plutôt inimaginable, merci, mais jamais de la vie.  

Le sujet, c’est que Mathilde a 17 ans de plus que Quentin. Bientôt 50 ans, et trois enfants de son précédent mari, un homme d’affaires qu’elle a quitté pour Quentin. Ils travaillent ensemble dans le même cabinet, Mathilde est associée et elle a embauché Quentin il y a un an. Elle est réputée redoutable, désagréable, mais très compétente. Chaque année elle se distingue dans les classements The Legal 500 comme l’une des meilleures spécialistes de droit social en France. Elle facture des milliers d’euros de l’heure. Elle fait peur à ses subordonnés, peur aux stagiaires, peur aux clients qui se battent quand même pour qu’elle s’occupe, elle et personne d’autre, des dossiers qu’ils lui confient. Et puis voilà, malgré la façade si dure, le chignon strict et la différence d’âge comme de statut, un jour, un soir, ça a dérapé avec Quentin. Et puis le dérapage est devenu plus sérieux, c’est devenu de l’amour et de l’attachement, et puis des projets d’avenir, et le divorce de Mathilde, et la nécessité pour Quentin d’assumer ça, une copine de 50 ans qui n’a pas spécialement l’air d’en faire moins, trois enfants dont il se retrouve beau-père, et un réel doute sur la possibilité de devenir père lui-même un jour. 

« C’était pourtant un de ses objectifs de vie à Quentin, d’avoir des enfants », avait lancé un des types de la bande, visiblement réjoui que tout ne soit finalement pas si simple pour son camarade, que la vie de Quentin ne soit pas cet enchaînement de réussites permanentes, des filles à la pelle, les meilleurs stages, puis les collaborations prestigieuses, sans compter quelques exploits sportifs. Mathilde, c’est comme un talon d’Achille, une faiblesse, une armure qui se brise. Et l’occasion de balancer pas mal de critiques. « Ils se sont visiblement lancés dans un processus de FIV en Espagne, pour tenter coûte que coûte d’avoir leur propre bébé, mais c’est quand même mal embarqué, et puis franchement, qui peut penser que c’est une bonne idée, d’accoucher à 50 ans ? Il fout sa vie en l’air là, Quentin. »  

Je regarde Mathilde. Les grands, grands yeux noisette. Il avait dit ça aussi, le copain de la bande. « Elle est pas vraiment belle, mais elle a de très grands yeux, un regard qui se remarque. » Il lui avait concédé cet atout. Elle n’a rien d’exceptionnel, mais de beaux yeux quand même. Ça compte, les yeux. On ne comprend pas le choix de Quentin, il s’est choisi une vieille même pas jolie. Mais quand même les yeux. Ça rattrape un peu. Et puis, ça survit au temps qui passe. Le dernier vestige véritable. 

« Nous, on passe Noël juste tous les deux, elle dit. Cette année, on a décidé de faire comme ça. En amoureux. Et ensuite, les vacances. » Impossible de savoir quelles situations, quels conflits, quelles complications ont conduit ces deux-là à ce choix osé. Noël à deux, sans la famille, sans les enfants de Mathilde. Est-ce pour se protéger du regard des autres, des proches et de l’entourage, persuadés qu’elle a pété les plombs, à tout plaquer sur un coup de tête pour s’enfuir avec un fringant trentenaire ? Son ex-mari va-t-il chercher à faire pareil, à se recaser au plus vite, pour se prouver que lui aussi est capable de ça et ne pas se sentir en reste ? Toutes ces interrogations me traversent, tandis que je souris à Mathilde, que je balance que c’est chouette ça, Noël en tête à tête, que c’est original. 

À côté de moi, Louis s’agite, Quentin aussi, ils disent : « Eh bien, c’était sympa », et puis « on essaie de prendre un café bientôt », et puis « allez, à bientôt ». Le contrat est rempli, nous avons interagi le temps adéquat requis lorsque l’on croise des connaissances dans la rue et qu’on ne peut pas faire semblant de les éviter. Parfait quota de sourires, de politesse, de courtoisie. Peut-être aussi un peu de sincérité là-dedans, au-delà de la façade sociale. Qui sait, après tout, c’est possible. 

Louis me dit : « Quand même, moi je ne pourrais pas. Sortir avec une quinqua déjà mère de trois enfants, je ne pourrais vraiment pas. » Sa réaction ne me surprend pas, mais je lui cite tous ces couples qu’on connaît, où c’est l’inverse qui prévaut sans que personne ne s’en émeuve. L’homme qui a 10, 15 ans de plus, des cheveux gris et des enfants, parfois ados, issus d’une première union. Et puis la rencontre avec la fille plus jeune, celle en début de carrière, impressionnée par cet homme d’expérience qui a trouvé une place dans la vie, commencé à constituer un patrimoine. Un homme rassurant, mature, qui sait où il est, comprend où il va ou parvient a minima à donner cette impression. Des copines dans une telle situation, j’en ai plein. Tombées amoureuses d’un supérieur hiérarchique, d’un mentor attentionné, acceptant d’apprivoiser leur rôle de belle-mère, de s’adapter aux contraintes de l’ex-femme, de gérer la logistique familiale une semaine sur deux. J’ai consolé ces amies quand leur formidable amoureux leur annonçait ne pas vouloir d’autre enfant, être trop vieux pour ça, se sentir déjà accompli en tant que père. Je les ai soutenues quand elles ne savaient plus quoi faire, rester ou partir, poser des ultimatums, pleurer, menacer, jusqu’à convaincre ces hommes à force d’usure et d’insistance, jusqu’à ce qu’ils cèdent et qu’elles puissent devenir mères à leur tour. Se battre pour que ça se passe bien avec les enfants du premier lit, pas toujours contents d’accueillir un petit frère ou une petite sœur. Endosser la majeure partie de la charge pour respecter la parole donnée au père. « D’accord pour cet enfant si tu insistes, mais je n’ai plus l’énergie de me réveiller toutes les nuits, ce sera à toi de t’en occuper. »

Je comprends que Louis ne réfléchisse pas à tout ça. À ces difficultés, qu’il juge anecdotiques. Sans importance. Des petits désagréments. Parce que c’est tellement habituel. Si fréquent. L’ordre des choses. La nature. « Et puis tes copines, elles ont bien fini par les avoir, leurs enfants. Alors que Quentin… il faudra peut-être qu’il y renonce. » Je me demande si c’est vraiment ça le problème. Les enfants. Ou si c’est le prétexte qu’on brandit pour pointer l’anomalie que constituent ces couples, ces femmes qui s’éloignent de la norme. Pour les discréditer en une phrase. « Et si Quentin avait déjà ses propres enfants, tu porterais un regard favorable ? », je demande. Louis me demande pourquoi ça m’obsède autant. Il me dit qu’au fond, il s’en fout, que chacun fait ce qu’il veut. Si Quentin est heureux, très bien pour lui. Il s’étonne que moi, je n’en démorde pas, que j’y revienne sans arrêt, avec mes nouvelles hypothèses – « et si lui il avait 27 ans et elle 38 et qu’elle pouvait tomber enceinte sans problème ? Et si Quentin était de toute façon diagnostiqué infertile ? ». Louis hausse les épaules, il veut passer à autre chose. De quoi je me préoccupe, puisque je suis avec lui, et qu’il me trouvera toujours très belle, qu’il ne compte pas me quitter, ni demain ni dans 20 ans, pourquoi je me sens concernée ? Lui, il n’y pense pas, à ces questions d’âge, de durée de péremption, de jugement des autres, de capital jeunesse, de capital fertilité, d’injonctions sociales. Il regarde les vitrines des boutiques, réfléchit à ce qui ferait plaisir à sa mère, à son père, à son frère, à sa sœur. Il ne revoit pas le visage de Mathilde, cherchant à quantifier ses rides, la fermeté de sa peau, la projeter dans cinq ans, dans 10 ans. Ses angoisses sont ailleurs. Toutes centrées sur sa vie professionnelle. Prochain poste, prochaines vacances, montant du crédit immobilier qu’il conviendrait d’obtenir. Cadeaux de Noël. 

– On achète quoi à ma sœur ? Dis, on achète quoi à ma sœur ? 

– Pourquoi pas un parfum. Ou un kit de crèmes. De cosmétiques. Ou du thé. Je ne sais pas. Ce que tu veux. On a acheté quoi l’année dernière déjà ? 

– Je ne sais plus. T’es encore en train d’y penser ?

– À quoi ?

– À Quentin. Et Mathilde.

– Mais non.

Lâcher l’affaire. Ne pas en faire un combat personnel. Louis ne se projette pas avec une femme plus âgée. D’accord. Il a le droit. Et personne ne peut lui enlever ce droit. Personne ne peut forcer son désir à aller là où il ne se dirige pas. Car au-delà de toutes les considérations, il y a ça. Ce truc débile. Implacable. Le désir. « Moi, je ne pourrais pas. » Quoi ? « Coucher avec elle. » C’est ça que ça veut dire. Plus que tout le reste. Mettons que c’est vrai. Que ce n’est pas une posture, une construction sociale. J’en doute, mais d’accord. Partons de ce principe. 

Mais peut-être qu’au fur et à mesure des années, il y aura de plus en plus d’hommes comme Quentin. Qui auront du désir. Qui assumeront leur choix. Qui ne verront pas le problème. Ou qui surmonteront les problèmes, comme mes amies ont surmonté les leurs avec leurs conjoints plus âgés. 

Peut-être qu’alors, les femmes comme Mathilde susciteront moins de discussions. Que ce soit pour s’indigner de l’amour et de l’attirance qu’elles suscitent ou pour les défendre comme je le fais. 

Parce que ça deviendra juste banal, et que personne n’aura plus rien à en dire. 

Cette nouvelle a initialement été publiée dans le numéro 27 d’Émile, paru en mars 2023.



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