Fiction - Nostalgique du monde antique

Fiction - Nostalgique du monde antique

Peu après son élection à l’Académie française, la grande helléniste Marguerite Yourcenar a confié à Jean d’Ormesson sa prédilection pour le passé, dans un courrier dont l’authenticité n’est pas tout à fait certaine… Un récit imaginé pour le dernier numéro d’Émile.

Par Thomas Arrivé

Dessin de Marguerite Yourcenar (Crédits : Thomas Arrivé)

Petite Plaisance, Northeast Harbour, Maine 04662 USA
Le 9 février 1981

Cher Jean d’Ormesson,

Me voici de retour de ce côté de l’Atlantique après la belle journée du 22 janvier au cours de laquelle vous avez bien voulu m’accueillir sous la Coupole de l’Académie française. Je sais le rôle que vous avez joué dans cette élection et je n’ai pas de mots pour vous dire ma gratitude. Je devrais également vous remercier pour le discours que vous avez prononcé en réponse à celui que j’avais moi-même préparé en hommage à Roger Caillois, mon prédécesseur au fauteuil numéro trois. Oserai-je vous l’avouer ? Je n’en ai presque rien entendu. Non que l’acoustique du quai de Conti fût mauvaise ou bien que je dusse accuser mes oreilles et mon âge ; en vérité, dès que vous avez pris la parole, j’ai été victime d’une étrange somnolence que les moqueurs croient d’habitude réservée aux séances du dictionnaire.

Il y a assez d’amitié entre nous pour que je vous dise les choses sans affèterie. Vos propos n’étaient pas en cause. À peine avais-je fini de parler que, fatiguée peut-être d’avoir dû m’exprimer en public, je n’ai plus été capable de concentrer mon attention sur quoi que ce fût. Seule me travaillait cette soudaine constatation : le petit aréopage qui m’entourait avait un âge considérable. L’observation ne tient pas pour vous, cher ami : vous êtes un enfant. Elle tient pour les autres. Elle tient également pour moi, me direz-vous, qui aurai soixante- dix-huit ans au mois de juin. Seulement, on ne se voit jamais soi-même. Mauriac avait une formule que je vous cite de mémoire : « Quelle drôle de tour nous joue la vie en faisant un vieillard de l’enfant que nous sommes encore. » S’agissant de l’Académie, j’ai envie de vous citer aussi ce farceur de Cioran – attendez, je saute jusqu’à ma bibliothèque pour vous retrouver le morceau sans à-peu-près – le voici : « La Coupole : une véritable cour des Miracles. Ces octogénaires en uniforme, difformes, éclopés, aux gueules haineuses et sinistres, on les voit beaucoup mieux en clochards, sur le quai d’en face, autour d’une bouteille de rouge. »

Cioran n’est pas seulement l’un des écrivains les plus drôles de Paris, c’est aussi un homme charmant, dont la compagnie est aussi gaie que ses pages sont noires. Il a confié à un ami son admiration pour Grace Frick, ce qui ajoute à ma sympathie pour lui. Toujours est-il qu’à peine reposés les quelques feuillets de mon discours, j’ai réalisé que je me tenais au milieu d’un hospice, dont je n’étais pas la moins âgée des pensionnaires. Pire : je devais mon élection parmi ces barbons à une œuvre que j’avais moi-même consacrée à des hommes dont l’existence se perd dans la nuit des temps, qu’il s’agisse d’Hadrien, empereur du IIe siècle après Jésus-Christ, ou des auteurs de mon anthologie de la poésie grecque ancienne, La Couronne et la lyre, anthologie que j’ai fait débuter à Homère, aède du IXe siècle avant notre ère sur qui l’on ne sait presque plus rien. Certains avancent qu’il fut une femme, d’autres qu’il était plusieurs. Quelle que soit la vérité, je suis, quant à moi, un écrivain du passé et de la nostalgie – n’ayez pas la flatterie de me détromper.

Au moment de cette prise de conscience, c’est encore à un fantôme de l’Antiquité que je me suis raccrochée, puisqu’Aristophane s’est invité dans mes pensées. Oui : Aristophane, l’auteur comique du théâtre grec, celui dont la satire faisait rire aux dépens de Socrate il y a deux mille cinq cents ans. Je me suis demandé quelle comédie Aristophane eut composée à partir de mon personnage d’écrivain inadapté au présent. Eh bien, croyez-le ou non : à peine cette question avait-elle effleuré mes pensées que je fus projetée en rêve jusqu’au festival d’Angoulême, la manifestation qui rassemble, chaque année en Charente, auteurs et lecteurs de petits illustrés.

Des dessinateurs s’alignaient comme les gargouilles de Notre-Dame...

Songe ou sortilège, je ne me trouvais plus sous la Coupole mais désormais debout sur la moquette turquoise d’un grand espace commercial, un album sous le bras, bientôt poussée par un troupeau de jeunes gens vers un stand où siégeait un gaillard maussade, à qui je tendis machinalement mon imprimé pendant qu’il me demandait mon prénom. J’obtempérai en déclinant mon identité, même si je fus tentée de lui répondre que nous n’avions pas gardé les cochons. Des cochonneries, justement, il en était question : vous n’aviez qu’à feuilleter le fascicule pour être servi. Je me débarrassai de cette horreur dans la première corbeille que je trouvai, en priant pour que nul ne fît jamais de lien entre moi et le dessin obscène dédicacé « À Marguerite, amicalement, Reiser ». Je cherchai en toute hâte la sortie du chapiteau. Je franchis des allées le long desquelles des dessina- teurs s’alignaient comme les gargouilles de Notre- Dame. Chacun avait son nom inscrit sur une pancarte. La tuyauterie d’une maison de campagne n’eût pas produit pareilles sonorités : Greg, Blutch, Turk, Derib, Charb, Luz, Zep, Jul, F’murr. Avaient-ils choisi ces pseudonymes de leur plein gré ? Imagine-t-on Voltaire, Stendhal et Lautréamont s’infliger ce triste sort ? Même San-Antonio nous a épargné un borborygme de cet acabit.

Mon errance me conduisit bientôt vers les rivages d’une conférence consacrée, ai-je pu lire sur des affichettes, au renouveau de l’heroic fantasy. Au diable l’orthographe, j’avais besoin d’une chaise, je crus trouver ici un peu de repos. Devant moi, sur l’estrade, deux jeunes garçons timides répondaient en blue-jeans à un journaliste, pendant qu’un rétroprojecteur montrait derrière eux des guerriers aux muscles gonflés à la pompe à vélo, vêtus de casques, de ceintures, de fourreaux et de carquois, le slip étant le seul accessoire à n’être associé à aucune fonction militaire. Des femmes langoureuses figuraient aux pieds des soldats. Le contraste était frappant entre les artistes et leurs productions, mis à part les cheveux longs et gras sur lesquels tous se rejoignaient. Les titres des récits n’indiquaient rien de concret : une simple juxtaposition lexicale. La quête du trône du seigneur des neuf royaumes de la terre des citadelles de sang.

« Quand lama fâché, lui toujours faire ainsi »

Je n’étais plus très vaillante lorsque je m’échouai vers une exposition de petits dessins. Je vous ai donné plus haut mon sentiment sur les noms d’emprunt de ces gribouilleurs. Que dire de ceux de leurs personnages ? La littérature classique nous a donné Fabrice del Dongo, les frères Karamazov, Phileas Fogg, Cyrano de Bergerac. Voici Tintin. Rien de plus : Tintin tout court. L’exposition présentait cette figurine comme la quintessence de l’école belge. Le minimalisme du nom se poursuivait dans les phylactères : « En route mon brave Milou » ; « Saperlipopette nous l’avons échappé belle » ; « Sapristi l’eau monte, wouah wouah, boum, crac, pan pan pan » ; « Caramba le général Alcazar » ; « Ce gredin ne peut plus nous échapper » ; « Quand lama fâché lui toujours faire ainsi. » Pauvre Belgique. Ma mère est morte une seconde fois ce jour-là. Quant à moi, je sentais mes forces me quitter. Depuis combien de temps errais-je dans ce maudit festival ?

La nuit était tombée. Je suivis, hagarde, un groupe qui semblait guidé à travers les rues par une étoile dont la clarté dominait les cieux. À mesure que nous marchions, le groupe s’étoffait. Sans cesse, de nouveaux processionnaires descendaient des collines alentours pour converger avec nous vers une modeste tente, abritant celui que tous désignaient comme le messie. Chacun avançait, répétant la bonne nouvelle, impatient d’obtenir une dédicace. Je doublai les chasseurs d’autographes afin de me porter jusqu’au divin enfant. Je parvins non sans peine jusqu’à la crèche. Devant moi, un petit dessinateur à moustache et collier de barbe signait sans défaillir des flots intarissables d’albums portant pour titre L’Arabe du futur. Serrée dans la foule des dévots, secouée par les plus fervents adorateurs de l’artiste, je m’évanouis. Ou plutôt je retrouvai mes esprits, réveillée de ces péripéties par les applaudissements qui, sous la Coupole, marquaient la fin de vos paroles. Vous voilà averti de ma mésaventure. Pardon si mon récit a fait montre de quelque humeur. Me voici rendue à la solitude de ma maisonnette de Mount Desert. Je regarde par la fenêtre la verte nature de mon jardin, et je pense aux marchands de bois qui auraient eu vite fait de transformer ces beaux arbres en pâte à papier pour des comics et d’ineptes illustrés... De votre discours, je n’ai rien su. Auriez-vous la bonté de me l’envoyer par courrier postal ?

Croyez, je vous prie, cher Monsieur et Ami, à l’expression de tous mes meilleurs sentiments.

Marguerite Yourcenar



Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.


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