Halte à la nostalgie ! Vive les futurs désirables
Pour clôturer chaque numéro, Émile laisse carte blanche à un dirigeant ou une dirigeante de presse. Edmond Espanel (promo 03) est journaliste et éditeur de presse, cofondateur et directeur général de Brief Media. Il se demande si l’appétence pour la nostalgie ne masquerait pas en réalité notre peur de l’avenir.
Par Edmond Espanel (promo 03)
Il est tellement rassurant de se remémorer le temps béni d’une enfance sans responsabilités. Il est confortable d’invoquer un passé dont nous n’avons gardé que les souvenirs les plus fréquentables.
Mais nos générations vivent une bascule fondamentale : la fin d’une certaine idée du progrès perpétuel. Nos enfants et petits-enfants auront-ils une vie meilleure que la nôtre, plus longue, plus confortable ? Ou plutôt, anticipent-ils une vie moins bonne que celle des générations précédentes, issues du baby-boom ?
Ce retournement majeur frappe frontalement notre Europe aux économies développées, aux populations vieillissantes, qui décroche, sans volonté de puissance, face à la Chine et aux États-Unis. Nous sommes confrontés à un futur climatique anxiogène : l’objectif de rester en dessous d’une hausse de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle n’est plus à notre portée. Et en dessous de + 2 °C, est-ce encore possible ? Nos actions des décennies à venir pour réguler le climat ne nous profiteront pas directement. Nous en supporterons les efforts et nous vivrons sous les conséquences d’un climat dégradé. Les générations futures, espérons-le, en récolteront les bénéfices.
“« L’actualité internationale récente en Ukraine, à Gaza, en Iran, nous rappelle aussi à quel point la force brute est revenue sur le devant de la scène, nous éloignant de cette hypothétique fin de l’histoire. »”
L’actualité internationale récente en Ukraine, à Gaza, en Iran, nous rappelle aussi à quel point la force brute est revenue sur le devant de la scène, nous éloignant de cette hypothétique fin de l’histoire. Face aux déferlements de Donald Trump et de Vladimir Poutine, on peut comprendre cette envie de se rouler en boule dans des cocons nostalgiques. Au point qu’une part croissante de personnes a pris le chemin d’un exode informationnel, évitant de se tenir au courant de l’actualité et du désordre du monde.
Comment ne pas être tenté alors de sombrer dans des formes de passions tristes, version moderne : le repli sur soi, archipélisé, la recherche de boucs émissaires, la défiance face aux vérités scientifiques, jusqu’au choix de ne plus avoir d’enfants.
Peut-être est-il temps de sortir de nos élans nostalgiques, de nous remonter les manches pour inventer des futurs désirables, de construire des récits politiques qui provoquent un désir d’avenir. Un vieux slogan politique un peu naïf, sans doute, mais bien plus attrayant que les offres actuellement posées devant nos urnes. Sans cette idée de progrès collectif, comment faire société ? Peut-on être plus sobre et plus heureux ? Cela nécessite du travail, de la confrontation d’idées plus que des anathèmes, de produire de la nuance factuelle face à la complexité du monde : une responsabilité pour les politiques, les institutions, les universitaires, les scientifiques, les acteurs de la société civile. Cet effort de prise de recul et d’inventivité est souvent peu compatible avec la conversation permanente hystérisée par les algorithmes.
“« À nos générations de sortir de la torpeur nostalgique pour façonner un avenir désirable. »”
On peut alors convoquer avec nostalgie ces paroles d’Albert Camus en 1957 à l’occasion de la réception de son prix Nobel : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Ces propos sont terriblement d’actualité. À nos générations de sortir de la torpeur nostalgique pour façonner un avenir désirable.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.

