Le billet philo - La nostalgie n’a rien à voir avec le vintage

Le billet philo - La nostalgie n’a rien à voir avec le vintage

Quand l’une, émotion de l’intime, est tournée vers le présent, l’autre, illusoire contrepoison au changement, regarde vers un passé idéalisé.

Par Laurence Devillairs

Laurence Devillairs, philosophe (Crédits : D.R)

Durant les années 2000, le passage au nouveau siècle s’est effectué dans le culte du vintage. Partout, on voyait fleurir des images intentionnellement patinées, renvoyant à un âge rêvé où la consommation était encore raisonnable, l’industrialisation sereine et la vie tranquillement moderne. Le vintage renvoyait à une époque de croissance sans excès, de progrès maîtrisé et d’abondance assurée. Il s’agissait en général d’une représentation largement fantasmée, que ce soit celle des années 1950 ou des années 1980. À quoi tenait cette « vintage mania »  ? Sans doute à l’incertitude autour du nouveau millénaire et de ce que nous allions devoir affronter.

On se rassurait ainsi avec l’idéalisation d’un passé proche, d’une modernité qui n’avait rien d’hyper ou de post-moderne et qui contenait encore une forme de douceur de vivre. C’était une forme de contrepoison au changement, à l’inquiétude que l’on ressentait face aux nouvelles technologies, à la disparition des campagnes, à la pollution, à la surconsommation. Tout engouement pour le vintage tient au fait que l’homme se sent dépassé par ses créations – internet, le portable, l’ordinateur, le tourisme, les transports... Ses productions paraissent échapper à son contrôle, alors qu’il y a peu encore, cette modernité semblait raisonnable, en un mot : humaine. Le vintage est cet âge d’or pas si lointain, où les bienfaits du développement économique et technologique demeuraient de toute évidence des bienfaits, où le progrès ne se retournait pas contre lui-même. Il est l’expression d’une peur, celle du contemporain, dont on ne discerne pas encore la teneur.

L’aspect réactionnaire du vintage

Sans doute que toute conscience du contemporain, d’une époque nouvelle donne naissance à son vintage, à la fabrication d’un temps tout proche et heureux, mais déjà révolu. Durant la « vintage mania » des années 2000, on célébrait une modernité sereine, on appréciait le style campagne, le fait maison, le cuisiné main... Nos années 2020 ont déjà et auront encore leur mode vintage. Peut-être sommes-nous encore trop sidérés par ce à quoi nous avons donné le jour : une technologie, celle de l’intelligence artificielle, qui n’est plus un outil, mais un substitut à l’activité humaine, des régimes politiques que l’on qualifie de « populistes » tout en devinant qu’ils représentent quelque chose de nouveau, sans précédent.

« Nous ne sommes pas nostalgiques d’un passé ; nous sentons que ce que nous sommes en train de vivre est unique, et ne se reproduira pas. »

Chaque fois qu’une époque prend peur de sa modernité, elle produit un emballement vintage. Bien évidemment, ce vintage peut revêtir un sens politique, allant du « c’était mieux avant » à la stigmatisation du déclin. C’est là l’aspect réactionnaire du vintage, lié à l’idée qu’il faudrait retrouver une harmonie passée et freiner la marche en avant du modernisme, qui ferait s’effondrer les autorités, s’appauvrir les langues et les cultures, proliférer l’insécurité et l’incivilité.

La nostalgie n’a rien à voir avec le vintage. Elle n’est pas une émotion politique et sociale, elle ne ressort pas d’une conscience de l’histoire, de ce que le contemporain peut avoir d’effrayant, d’incertain et d’excessif par rapport à un passé tout juste révolu. Elle est une émotion de l’intime, qui renvoie à la spécificité de nos vécus. Tout ce que nous vivons, en effet, est à la fois unique et passager. Nous ne le vivons qu’une fois, et qu’une fois de cette façon-là. Même si nous retournons à Capri, Capri, c’est toujours fini : on y est allé, et cette fois-là fut la première et la dernière ; nous ne la revivrons jamais et jamais comme cela.

Ce caractère absolument irremplaçable de nos vécus, Jankélévitch le nomme « semelfactivité » : « Il n’est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois, et puis jamais plus. » Nos existences ne sont, d’une certaine façon, que composées d’instants uniques : « Appelons hapax cette fois unique qui est une première-dernière fois, cette fois qui n’admet ni répétition ni réédition, cette apparition disparaissante en un mot où commencement et fin, alpha et oméga, premier et ultime ne sont pas les termes extrêmes d’une série, mais coïncident dans un même instant : car l’ultimité n’est qu’un autre nom pour l’imprévisible » (Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1961). Tout instant est ultime, aussi imprévu qu’impérissable, inimitable et irréversible à la fois. En réalité, la nostalgie n’est pas tournée vers le passé, mais vers le présent : ce que nous sommes en train de vivre, nous ne le revivrons plus jamais. Nous ne sommes pas nostalgiques d’un passé ; nous sentons que ce que nous sommes en train de vivre est unique, et ne se reproduira pas.

Il faut donc prendre soin du vécu, ou plutôt, parce que le participe passé ne convient pas ici, de ce que nous vivons quand nous le vivons. Être nostalgique, c’est le fait de se rapporter à tous ces moments parfaitement singuliers que nous vivons. Walter Benjamin parlait de « l’aura » des œuvres d’art, ce que leur présence réelle apporte de particulier. Il convient également de parler de l’aura de chacun de nos vécus, qui n’adviennent qu’une fois et qu’une fois de cette manière-là.

Vivre à plein ce que nos vies ont d’irremplaçable

« Nous croyons que le drame de notre époque est celui de la vitesse. Il n’en est rien. Son drame est celui de l’appauvrissement du vécu. »

Nous croyons que le drame de notre époque est celui de la vitesse. Il n’en est rien. Son drame est celui de l’appauvrissement du vécu. C’est cela qui fait que nous enchaînons les choses à toute allure : non pas parce que nous allons vite, mais parce que nous ne vivons pas réellement ce que nous sommes en train de vivre. Nous vivons une existence de surface, et c’est pour cela que nous allons vite. La vitesse est la conséquence, et non la cause. La cause est une superficialisation généralisée de nos vécus, leur perte de profondeur et d’intensité. Nous ne vivons pas ce que nous vivons, nous « surfons », scrollons.

Nous avons de moins en moins de contact avec le réel, et avec le réel de nos vies. Nos existences sont remplies de vides, comme évidées d’elles-mêmes ; nous n’éprouvons qu’à peine les moments que nous vivons. Il faudrait, au contraire, vivre à plein ce que nos vies ont d’irremplaçable, de fugace et d’éternel à la fois. Il conviendrait de vivre vraiment ce que nous vivons, d’y être attentifs et de s’y immerger. En un mot, d’être présent à nous-mêmes et à ce que nous faisons. Il nous faudrait apprendre à être absolument nostalgiques. 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.


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