La pollution prend-elle tout l’espace ?
Le secteur aérospatial affiche une empreinte carbone modérée, mais on ne mesure encore pas bien son impact sur la haute atmosphère.
Par Thibault Le Besne (promo 24)
L’empreinte carbone du secteur aérospatial n’est pas chiffrée. Une étude écossaise publiée en 2022 estimait que celui-ci émettait environ six millions de tonnes de CO2 en 2018, soit 0,01% des Émissions de gaz à effet de serre mondiales. Insignifiant ? Peut-être, mais le nombre de lancements a plus que doublé, passant de 118 fusées en 2018 à 261 en 2024, et la croissance dans ce domaine pousse très fortement.
En brûlant des centaines de milliers de litres de carburant au décollage, les lancements affichent clairement la pollution qu’ils causent, or ils ne représentent pas la majorité des Émissions de gaz à effet de serre (EGES) du secteur. Ils sont plutôt de l’ordre du tiers, à peu près à égalité avec le bilan des installations au sol et celui des satellites.
Télécoms et tourisme spatial
Un segment est pointé du doigt : les télécommunications. C’est ce dernier qui est responsable de l’augmentation fulgu- rante du nombre de lancements et de satellites. « Si tous ses satellites sont envoyés comme prévu, Starlink neutralisera les efforts de décarbonation de l’aviation commerciale », alerte Marlène de Bank. Désormais présidente de l’association Aéro Décarbo, elle a travaillé sur Ariane 6 avant de quitter Arianespace quand l’entreprise a décidé de se positionner sur le marché des télécommunications. Les EGES de ce domaine augmentent en même temps que la flotte de satellites se déploie.
“« Si tous ses satellites sont envoyés comme prévu, Starlink neutralisera les efforts de décarbonation de l’aviation commerciale »”
L’empreinte carbone d’une antenne pour recevoir internet par satellite est très lourde : 500 kg de CO2 par personne, un chiffre considérable par rapport aux deux tonnes que chaque individu devrait atteindre en 2050 pour respecter l’Accord de Paris.
C’est pourquoi « Aéro Décarbo milite pour réclamer de choisir entre les missions », justifie Marlène de Bank. En fonction de leur utilité scientifique, écologique ou économique, les autorités pourraient empêcher certains lancements afin de limiter les EGES. Au vu de son accès ultra-privilégié, le tourisme spatial pourrait ainsi être annulé. « Les entreprises privées ont leur propre éthique et doivent décider de répondre ou non à certains appels d’offres », prolonge Matthieu Derrey, responsable des enjeux environnementaux pour les systèmes spatiaux d’Airbus. « Nous, par exemple, on ne s’est jamais positionnés sur du tourisme spatial. » En plus des EGES, les scientifiques pointent un autre problème. Quand les fusées traversent l’atmosphère pour lancer des satellites qui, plus tard, se désagrègent en rentrant dedans, des suies et de la vapeur d’eau sont relâchées. De l’alumine aussi. « La mesure précise de ses émissions pourrait faire exploser la contribution du secteur spatial au réchauffement climatique, d’un secteur très peu émetteur (0,01% des émissions mondiales) à un secteur non négligeable (0,6% des impacts mondiaux sur le climat) », met en garde le collectif Pour un réveil écologique dans son rapport sur le secteur spatial publié en janvier 2024.
Ces émissions en haute atmosphère constituent « un problème majeur » pour Christophe Bonnal, expert des débris spatiaux qui travaille désormais pour MaiaSpace, une filiale d’Ariane-Group: « 80% des matériaux fondent dans l’atmosphère et y restent. Chaque satellite Starlink laisse 30 kg d’alumine et des suies qui augmentent l’effet de serre. Si on arrive à 100000 satellites en orbite en 2030, cela représente 360 tonnes par an, six fois plus que le niveau actuel ! Est-on en train de tuer la haute atmosphère ? »
“ « 80% des matériaux fondent dans l’atmosphère et y restent. Chaque satellite Starlink laisse 30 kg d’alumine et des suies qui augmentent l’effet de serre. » ”
L’expert a publié un article scienti- fique sur le sujet en décembre dernier et prépare une session dédiée pour l’International Astronautical Congress, qui commencera fin septembre à Sydney. Airbus s’intéresse aussi à la question. « C’est génial que ça devienne un nouveau sujet, apprécie Marlène de Bank. Il existe entre 10 et 15 études, il nous en faut encore quelques- unes pour faire consensus. »
Un appareil en bois de magnolia dans le ciel
MaiaSpace voudrait mesurer les quantités de particules contenues entre 30 et 80 km d’altitude à l’aide de ballons, mais c’est « compliqué », prévient Christophe Bonnal. C’est aussi une priorité d’Airbus, annonce Matthieu Derrey.
Le constructeur européen cherche des solutions pour limiter cette pollution. Lauréat d’un concours du Centre national d’études spatiales (Cnes), il a obtenu 100 000 euros pour tester des satellites cubiques dont les panneaux en lin et bambou brûleraient entièrement, sans laisser de particules métalliques en suspension. En mai 2024, le Japon a envoyé un appareil en bois de magnolia dans l’espace. Une piste parmi d’autres. « On a chaque année une augmentation des parts de R&D qui touchent à la sustainability [durabilité, NDLR] parce que c’est une préoccupation, affirme Matthieu Derrey. De plus en plus de financements des agences sont conditionnés, les réglementations sont de plus en plus nombreuses et les exigences des clients ont augmenté. » Le responsable appelle par ailleurs à ne pas négliger les gestes quotidiens pour limiter l’empreinte du secteur aérospatial.
À l’automne 2023, le ministère de l’Économie et des Finances a demandé au Cnes, sur lequel il exerce une tutelle, de lui présenter une trajectoire de décarbonation des activités spatiales. L’objectif est de passer de 423 000 tonnes de CO2 en 2022 (très largement liées aux achats) à zéro émission nette en 2050.
À la mi-février, Laurence Monnoyer-Smith, directrice de la délégation au développement durable au Cnes, achevait les réunions de réflexion avec les industriels, avant la validation des chefs d’en- treprises, puis de Bercy. Le plan qui en découlera devrait être présenté au salon du Bourget, en juin prochain.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 d’Émile, paru au printemps 2025.