Bouchons en orbite
L’accumulation de débris spatiaux et la forte augmentation des lancements de satellites encombrent l’orbite terrestre, gênent l’observation et favorisent les collisions.
Par Thibault Le Besne (promo 24)
Le 10 février 2009, le satellite de télécommunications américain IRIDIUM 33 s’écrase contre le satellite soviétique désactivé COSMOS 2251. Trois mille morceaux s’éparpillent. La communauté aérospatiale prend conscience du problème des débris spatiaux sur lequel alerte depuis 1978 l’astrophysicien Donald J. Kessler.
On appelle débris « tout objet spatial non fonctionnel d’origine humaine », définit Christophe Bonnal, expert français du sujet depuis près de 40 ans. Les télescopes terrestres repèrent les objets de plus de 10 cm en orbite basse (entre 160 et 1000 kilomètres d’altitude) et de plus d’un mètre en orbite géostationnaire (35800 kilomètres). Ils ont répertorié quelque 50000 objets en orbite, d’après Space Track; 11300 sont des satellites actifs, le reste est composé de machines désactivées et de gros débris. L’Agence spatiale européenne estime que 130 millions de petits débris (inférieurs au millimètre) flottent autour. Le tout pèse plus de 13000 tonnes, un tiers de plus que la tour Eiffel.
Ces débris se trouvent surtout au-delà de 650 km d’altitude, où les objets se conservent pendant des centaines d’années, car la haute atmosphère ne dégrade pas les matériaux. « De 650 à 1100 km, notamment à 807 km, qui était l’orbite préférée de tous nos satellites d’observation, toute cette zone est pourrie », regrette Christophe Bonnal, qui pointe les CubeSats, des petits cubes de 10 cm placés en orbite. En dessous, les satellites rentrent plus tôt dans l’atmosphère et se désagrègent. « Les opérateurs ne sont pas fous, reprend l’expert. Quand ils ont vu la zone de la pollution spatiale, ils se sont mis en dessous. À 400 km d’altitude, on a désormais un problème d’encombrement orbital. »
“«De 650 à 1100 km, notamment à 807 km, qui était l’orbite préférée de tous nos satellites d’observation, toute cette zone est pourrie»”
D’énormes traînées « pourrissent » l’observation
En 2016, 4000 appareils étaient en orbite. Aujourd’hui, c’est le triple. La constellation Starlink en détient la majorité. Depuis 2019, la société SpaceX a déployé près de 7000 satellites pour fournir internet à cinq millions de personnes. Chaque semaine, l’entreprise d’Elon Musk envoie une vingtaine de nouveaux satellites. « Ça a évolué beaucoup, beaucoup plus vite que ce que l’on avait imaginé, témoigne Christophe Bonnal. Il y a environ 10 ans, il y avait 1000 satellites en orbite. Aujourd'hui, il y en a 12000 et on en attend entre 30000 et 100000 en 2030. » Dans son rapport sur le secteur spatial publié en janvier 2024, le collectif Pour un réveil écologique avance même le chiffre de 1 000 000.
Ce foisonnement est visible dans le ciel. Les trains de satellites Starlink « font d’énormes traînées qui peuvent pourrir une observation », déplore Elsa Ducrot, astronome au laboratoire Astrophysique, instrument, modélisation (AIM) du Centre de l’énergie atomique (CEA). « On observe de plus en plus d’artefacts dans nos images », confirme Gregory Hellbourg, radio-astronome basé à Pasadena, au nord de Los Angeles.
En réaction, en avril 2022, un collectif de scientifiques crée le Centre for the Protection of the Dark and Quiet Sky from Satellite Constellation Interference (CPS). Gregory Hellbourg en est membre depuis le début: « Le centre a été créé parce qu’on se rendait compte de problèmes, mais tous les astronomes n’avaient pas la possibilité de publier leurs résultats de détection de satellites. Ils supprimaient les photos gâchées, sans les partager. Il fallait unifier et communiquer toutes ces informations, et que le secteur privé en fasse partie avec les astro- nomes et le public. » Tout le monde peut en effet contribuer aux activités du CPS en s’inscrivant sur un formulaire disponible sur leur site.
Le CPS a réussi à sensibiliser SpaceX qui « coopère très bien », assure Gregory Hellbourg, ce que confirme Christophe Bonnal. La société a d’abord testé une peinture noire qui absorbait les rayons du soleil, mais aussi l’énergie lumineuse... jusqu’à faire surchauffer ses appareils. Elle a ensuite choisi de rendre très brillantes certaines parties de ses satellites pour orienter la réflexion hors de la direction de la Terre. « À la fondation du CPS, Starlink se démarquait dans le secteur spatial et le dominait en lançant plusieurs milliers de satellites. Maintenant, il y a plein d’autres compagnies, recadre Gregory Hellbourg. Il y a très peu d’efforts de coopération des autres entreprises parce qu’il n’y a pas de contraintes et qu’elles ont d’autres priorités. Avant que des régulations ne soient mises en place et changent les choses, il y a un rush du secteur privé pour lancer des satellites le plus rapidement possible. »
Plus de satellites, cela signifie plus de risques de collisions, entre eux ou avec des débris. Chaque année, la station spatiale internationale (ISS) doit réaliser plusieurs manœuvres d’évitement et d’ajustement de son altitude pour éviter un drame. La dernière date de novembre dernier. «Le risque de collision sur l’ISS ou la station spatiale chinoise a été multiplié par 40 entre 2000 et 2023», expose Christophe Bonnal, avant de donner des ordres de grandeur édifiants. « Le Centre d’orbitographie opérationnelle à Toulouse, qui gère 293 satellites, a reçu 3,5 millions d’alertes collisions en 2023 [soit une toutes les neuf secondes, NDLR] et a réalisé 17 manœuvres d’évitement. Mais 70% des collisions ont lieu entre débris, on ne peut pas les manœuvrer. Un débris d’un millimètre de rayon équivaut à une boule de bowling lancée à 100 km/h. Un débris d’un centimètre, c’est une voiture à 130 km/h. Percuté par un débris de plus de deux-trois centimètres, le satellite se fragmente complètement. »
Nettoyer l’orbite pour renouveler les satellites
Ces fragments sont dangereux, voire fatals. Le précurseur Donald J. Kessler a théorisé une impasse, baptisée « syndrome de Kessler ». Si l’on cessait toute activité spatiale et tout lancement, les débris créés par des collisions entre objets déjà présents en orbite seraient plus nombreux que les objets nettoyés par l’atmosphère et l’orbite basse deviendrait inutilisable. Or, nous en avons besoin pour les prévisions météorologiques, le GPS ou encore la recherche. Il est donc impératif de nettoyer l’espace.
Les satellites récents sont dotés de mécanismes pour rentrer dans l’atmosphère au bout de deux à cinq ans, où ils se consument. Airbus équipe tous ses satellites de mécanismes de désorbitation ou de « passivation en fin de vie pour s’assurer qu’on n’aura pas un risque d’explosion non contrôlée », certifie Matthieu Derrey, responsable des enjeux environnementaux pour les systèmes spatiaux du constructeur européen. « Mais tous les satellites envoyés jusqu’à il y a moins de deux ans n’ont pas ce genre de mécanismes car ce n’était pas nécessaire, signale Gregory Hellbourg. Ça ne l’est toujours pas, mais il y a besoin de vider l’orbite. » Un impératif bien compris par les entreprises de télécommunications.
Le Centre national d’études spatiales (Cnes) et l’Agence spatiale européenne (ESA) sont attentifs à cette problématique. Même si l’Europe n’est responsable que de 6,5% des objets en orbite et de moins de 2% des débris (96% appartiennent à la Russie, aux États-Unis et à la Chine), l’ESA publiait, en novembre 2023, la première « Charte zéro débris » d’ici 2030. Trois ans plus tôt, l’agence annonçait la première mission de nettoyage spatial: ClearSpace-1. Le lancement prévu en 2025 a été reporté à 2028, la cible ayant été percutée par un débris... ClearSpace est, avec Astroscale, l’une des deux entreprises dont le projet se conclut. La start-up suisse développe un satellite doté de quatre bras articulés qui enferment un objet et le ramènent afin qu’il brûle dans l’atmosphère. « Notre but, c’est d’avoir une clientèle privée dont les entreprises de télécommunication qui ont moins de satellites que Starlink mais qui sont plus haut et qui souffrent de devoir redescendre leurs objets », illustre Jacques Viertl, directeur des activités de ClearSpace pour la Suisse et l’Allemagne.
“ « C’est difficile de convaincre les entreprises parce qu’elles n’ont aucune obligation légale. »”
En 2023, ClearSpace a levé 23 millions d’euros en série A. Elle vise une série B « d’ici un ou deux ans », annonce Jacques Viertl, pour devenir « un leader du marché de la durabilité spatiale d’ici 2030 ». Le directeur reconnaît que « c’est difficile de convaincre les entreprises parce qu’elles n’ont aucune obligation légale. On leur propose de faire un pari sur le futur en prenant dès maintenant une assurance moins chère, avec un opérateur en création, avant que les prix ne flambent.» Une assurance ? Oui, car l’État qui autorise un lancement endosse la responsabilité civile des dégâts causés par un objet s’écrasant sur Terre. « À un moment, il y aura tellement de satellites que le risque encouru augmentera de manière considérable, expose Jacques Viertl. Ils n’autoriseront les entreprises à lancer des satellites qu’à condition qu’elles prennent un service.»
10 à 20 millions d’euros par gros débris
Préparé à toutes les altitudes, le système de ClearSpace n’est toutefois pas adapté aux gros objets. « Notre système de capture fait déjà 70 kg. Plus c’est lourd, plus c’est cher, rappelle Jacques Viertl. C’est pourquoi ça n’aurait pas de sens d’aller chercher un corps de fusée, sinon on se retrouverait avec des tentacules pesant des centaines de kilos. » Il faudra pourtant aller chercher ces débris. « On stabilisera l’environnement si on est propres, c’est-à-dire que l’on respecte les règlementations internationales et qu’on retire chaque année 10 gros débris des orbites basses », énonce Christophe Bonnal, qui estime un coût de 10 à 20 millions d’euros par gros débris. Un effort relatif comparé aux dizaines de milliards d’euros de budget des agences spatiales. D’où l’appel de Matthieu Derrey : « Plus il y aura une prise de conscience chez nous, les industriels, et chez les décideurs, y compris ceux qui sortent de Sciences Po, mieux ce sera. »
Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 d’Émile, paru au printemps 2025.