Fiction : Lucia

Fiction : Lucia

Et si une guerre à l’ère des nouvelles technologies nous faisait perdre toute connexion avec le ciel et ses étoiles ? Dans cette nouvelle, l’auteur et conférencier Guillermo Martin imagine un avenir proche où l’espace, monopolisé par les superpuissances industrielles, échappe peu à peu à l’humanité.

Par Guillermo Martin

Côte tunisienne, après-midi du 3 août

Arrivé à quelques mètres du rivage, le canot pneumatique vomit brutalement tous les malheureux qu’il avait ingurgités. Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants se jettent à l’eau pendant que les passeurs balancent ceux qui sont trop exténués ou déjà morts. Une fois vidé, le bateau repart en direction de la Sicile, pour une nouvelle noria. Je traîne Lucía sur la plage, ignorant la confusion générale, les appels à l’aide, les bousculades de ceux qui paniquent, qui crient que les gendarmes vont bientôt arriver. Un type me voit sortir le portable de son emballage étanche, il nous suit, malgré mon air mauvais. Heureusement, il finit par nous lâcher quand Nadjim se pointe, le flingue à la ceinture. Le pick-up nous attend de l’autre côté de la dune.

On ne se parle qu’une fois à l’abri dans la cabine trois places. Il me demande si ça va, si j’ai des nouvelles de sa sœur et des deux enfants qu’on a eus ensemble, je fais court : Anton est toujours sur le front, Doria a réussi à passer la frontière entre l’Italie et la Croatie, du côté de Trieste, elle est avec Sihem, bien sûr. Non, je n’ai pas pu les accompagner, parce qu’ils ne laissent pas passer les hommes, quel que soit leur âge.

- Et elle, c’est qui?

Les sourcils relevés, il désigne la petite créature qui s’est arrimée à ma jambe droite et garde son visage enfoui dans les plis du pantalon.

- J’en sais rien. Elle était seule sur le bateau, elle s’est collée à moi depuis le début, alors… Je pouvais pas la laisser. On l’emmène. Discute pas, j’ai déjà perdu assez de monde.

La route file droit devant, elle néglige les faubourgs enroulés autour d’elle, les baraques en briques, les mosquées blanches avec une touche de bleu, ces piétons qui cherchent l’ombre, toute cette apparence de normalité que le pays essaie de se donner. Les yeux rivés sur la carte, on calcule qu’il y en a pour trois heures avant d’atteindre les oasis de montagne. Sur place, on avisera. Pour le moment, on trace, direction le Chott, le plus grand lac salé du Maghreb, 50 kilomètres à traverser. Et on prie pour ne pas croiser une patrouille.

La soif nous reprend, Lucía et moi, on l’avait presque oubliée. Il y a plusieurs bouteilles d’eau minérale à disposition. Pendant qu’elle boit, tête renversée vers l’arrière à s’en décrocher les vertèbres, les boucles de ses cheveux s’écartent pour laisser voir la bouille d’une gamine de huit ans. C’est moi qui lui donne cet âge, à la louche. Elle porte toujours autour du cou le collier doré sur lequel son prénom est gravé. Qu’elle n’ait pas ouvert la bouche depuis qu’on se connaît ne m’étonne pas. Un gosse, ça se ferme pour encaisser, j’en sais quelque chose.

Chott el-Jerid, au crépuscule  

La piste, construite sur un talus, ressemble à une digue qui ouvrirait la vaste mer en deux. Le soleil couchant teinte les plaques de terre, de sable et de sel qui, vues d’ici, paraissent onduler comme des vagues. Le mirage est saisissant, on jurerait qu’on a face à soi une étendue liquide et pourtant non, rien ne bouge dans le Chott. Jules Verne lui-même s’était laissé prendre. Son ultime roman, L’Invasion de la mer, raconte le projet fou mais bien réel qui prévoyait d’amener la Méditerranée jusqu’au Sahara en creusant un canal du golfe de Gabès jusqu’ici. Pour ma part, je préfère imaginer qu’une météorite venue de l’espace s’est écrasée là, en des temps immémoriaux. J’aime l’idée, romantique quoique complètement fausse.

Nous surplombons donc le Chott, à la sortie de Zaouia. Le choix des pistes vicinales nous a plutôt réussi jusqu’ici, il a permis d’éviter les mauvaises rencontres, maintenant cela pourrait se compliquer. Les militaires surveillent probablement assez étroitement ce secteur. Nadjim, en qui je place toute ma confiance, estime plus sage de circuler la nuit, phares éteints. L’absence de Lune, que les astronomes appellent étrangement nouvelle Lune, devrait faciliter les choses. La caméra thermique installée sur le téléphone renvoie des aplats de couleur, du violet, du rouge, du jaune, de l’orange, ils nous signalent les différences de température entre le bitume, le gypse ou l’argile. Alors que les premières étoiles apparaissent, le pilote fait ronronner le moteur et nous nous engageons sur la digue.

La nuit recouvre l’habitacle. Il faut quelques minutes à peine pour que nous soyons seuls au monde, dans un noir presque complet. Le spectacle nous prend aux tripes, le ciel est balafré par la diagonale scintillante de la Voie lactée, des milliards d’étoiles et de galaxies nous contemplent depuis le fond des âges, je suis envahi par l’émotion, simplement parce ce qu’il y a trop longtemps que je n’ai pas vu une telle beauté se manifester dans ma vie. Sauf que soudain, Lucía se met à hurler. De toutes ses forces, en continu. Rien ne la calme, ni les moulinets de Nadjim qui craint qu’on ne se fasse repérer ni les paroles d’apaisement que je tente de prodiguer en vain.

- Qu’est-ce qui se passe, Lucía, arrête de crier, enfin qu’est-ce qui t’arrive ?

Événement inouï : elle me répond. J’entends le son de sa voix pour la première fois. Cette voix, elle garde les tressaillements de l’enfance et pourtant, elle résonne avec une gravité qui m’effraie.

- Je veux pas être ici… Je veux retourner en arrière…

- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Il n’y a rien à craindre, ici, aucun danger, il n’y a personne, c’est vide…

- Non ! Non, c’est pas vide ! Le ciel, il est plein… plein de morts ! Je veux pas ! Je veux partir !

On se regarde, Nadjim et moi, on a compris. Elle n’a jamais vu d’autres lumières nocturnes que celles des satellites, des avions, des drones ou des missiles. Un instant, je revis moi aussi les bombardements sur le Vieux Continent. D’abord le ballet des mobiles rouges clignotants qui verrouillent les cibles depuis l’orbite basse. Ensuite l’embrasement, les traînées qui saturent l’atmosphère et s’abattent en paraboles sur la ville. Enfin le choc, le vacarme, les plaintes des blessés, des mutilés, des enterrés, des emmurés, puis le grand silence, le silence de tous les autres, ceux qui en réchappent. Je me rends compte que la petite s’est roulée en boule sur la banquette, elle s’est à nouveau figée. Au moins, elle ne crie plus. Avec son intuition habituelle, Nadjim est le premier à tenter quelque chose. J’envie cette force de caractère qu’il a gardée en lui, ce côté ancré, tellurique, qu’il partage avec Doria.

- Lucía, je vais te dire une chose importante. Tu m’écoutes, là ? Est-ce que tu sais ce que ton prénom veut dire ? Lumière. Étoile. Voilà ce qu’il veut dire. Et il y a autre chose. Mon prénom, à moi, c’est Nadjim, et ça signifie astre, c’est-à-dire étoile en arabe. C’est drôle, non ?

Elle relève la tête, les joues inondées, une étincelle au fond des pupilles. J’en profite. Je fais avec mes atouts, avec mes références, avec cette manière d’espérer que la poésie puisse servir même en temps de guerre. La mioche me regarde intriguée quand je lui parle d’Edgar Poe. Il a été le premier à comprendre qu’elles sont comme nous, les étoiles, je veux dire : vivantes. Dans un univers infini, des astres éternels devraient emplir tout l’espace et faire du ciel une boule de lumière absolument éclatante. Si nous voyons la nuit essentiellement noire, c’est bien que les étoiles naissent, et, accessoirement, qu’elles meurent, mais passons là-dessus. Je pourrais ajouter que nous sommes toutes et tous des poussières d’étoiles, comme le disait Hubert Reeves à la télé quand j’étais môme, que les atomes de nos corps ont des origines célestes, que l’explosion des supernovae les dissémine dans le cosmos à des vitesses folles. Cela ferait trop et de toute façon, elle ne me laisse pas le temps d’aller plus loin.

- Les étoiles qu’on voit, là, devant, tu dis qu’elles sont comme nous, qu’elles sont pas méchantes, mais… moi je sais qu’elles peuvent être méchantes, des fois, les étoiles… Ma mamie…

L’irruption du souvenir la bouleverse, de grosses larmes rondes lui emplissent les yeux.

- Ce ne sont pas les mêmes ! Celles que tu vois, elles se cachent des autres, des méchantes comme tu dis, celles que tu as vues avant ! Tu comprends ? On ne craint rien ici, je te le promets.

Mon voisin s’excite, il me prend le bras. Une paire de phares est apparue dans le pare-brise. Impossible de dire s’ils viennent dans notre direction ou pas. Il chuchote. Faut y aller, Gaël, faut vraiment y aller, là. Lucía n’a pas l’air de faire attention à l’agitation qui s’est emparée des adultes, elle ouvre la porte de la bagnole et s’échappe en lâchant : je veux les voir, en vrai. J’essaie de convaincre le conducteur d’attendre.

- Laisse-moi encore cinq minutes avec elle, OK ? C’est mieux si elle se calme pour de bon.

Une fois à l’extérieur, je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour la repérer. On entend des pierres dévaler le long du talus, elle descend vers le terrain naturel, quelques mètres en contrebas. Foutue gamine ! La voilà, dans un clair de ciel, petite ombre maladroite sur le Chott. Je lui cours après. Quand j’arrive enfin à sa hauteur, elle tourne la tête, sourire éclatant, et me tend les doigts, paume grand ouverte.

- Viens voir ! Elles se mettent ensemble ! Regarde !

Que puis-je répondre ? Oui, les étoiles se cherchent et se trouvent, elles se mettent ensemble, comme elle l’a si joliment expliqué. La gravité crée des structures infiniment subtiles : des spirales, des filaments, des fractales, et tout cela dépasse notre capacité d’entendement pour nous toucher au cœur. Je me sens obligé de lui tenir la main et de regarder avec elle. À force d’avoir le nez en l’air, j’attrape une sorte de vertige et je dois lui faire signe que l’on va s’asseoir quelques secondes, juste un instant. En vérité, mon dos cède rapidement et s’allonge tout seul, sans prévenir. J’ai du mal à comprendre ce qui se passe, tout tourne, ma tête, la Voie lactée, l’univers, j’ai l’impression de voir l’espace se changer en temps, les distances devenir des durées. Des images se forment en arrière-plan. Elles ne racontent pas de malheur, pas de trauma, elles parlent des jours heureux, pour une fois.

D’abord je me vois allongé avec deux enfants à mes côtés, le garçon à gauche, la fille à droite. On contemple les constellations, sans crainte, sans peur du lendemain, je leur parle des rotations, des ellipses, je promets qu’on ira voir le ciel austral, un jour. Puis une vision succède à l’autre, je me déplace vers le passé, pendant que Lucía s’occupe en faisant danser du bout des doigts les lucioles dans le ciel. Me voilà maintenant sur un chemin où il fait très froid. Les parois enneigées du volcan restent visibles dans le crépuscule, de même que l’éclat des coupoles des télescopes. Les jumelles rivées sur l’horizon, je vois s’allumer les premières lueurs, une joie immense m’envahit et je pense : ça, cette merveille, on ne pourra jamais me l’enlever. Puis j’entends Lucía me parler à nouveau, d’une voix prévenante, très douce, presque inquiète. Elle puise dans ce qui lui reste d’innocence pour me faire revenir dans le présent, c’est très touchant.

- Hey, ça y est, j’ai vu ! On peut y aller, maintenant ?

Rien ne semble jamais surprendre Nadjim, pas même que ce soit la gosse qui me ramène. Il a l’air plus calme lui aussi, les phares se sont éloignés. Fausse alerte. Je me dis qu’on va peut-être s’en sortir, finalement.

Alors que j’aide la petite à se hisser dans la cabine trop haute, quelque chose se modifie dans l’atmosphère, comme un changement subit de teinte. Tous les trois, nous avons le même réflexe, nous orientons notre regard vers le zénith. Là-haut, un nouvel éclat, spectaculaire, d’une magnitude et d’une dimension inconcevables, vient d’apparaître dans un secteur où il n’y avait rien de particulier une minute auparavant. L’objet brille comme une Lune, ou plutôt comme un Soleil, au milieu de la nuit. Spontanément, je songe à une arme inédite qu’ils auraient inventée, un autre rêve de dominant qui tournerait au cauchemar pour nous, le reste des vivants. Me revient en mémoire le jour où les superpuissances et leurs industriels de compagnie avaient annoncé la suprématie spatiale. Les autres nations avaient perdu dans l’instant leur capacité de dissuasion et s’étaient vues condamnées à la guerre perpétuelle. L’anxiété me gagne à nouveau. Ont-ils franchi un pas supplémentaire dans leur folie ? Je choisis de voir les choses autrement, de laisser l’Apocalypse loin derrière. À mon tour de la rassurer.

- C’est une étoile géante. Elle vient de naître. On appelle cela une supernova, c’est un phénomène très rare. La dernière fois que les humains en ont vu une, au XVIe siècle, cela a complètement transformé notre civilisation. Alors… il faudrait la baptiser, tu crois pas ? Je propose qu’on l’appelle Lucía, qu’est-ce que tu en penses ?

Extrait du communiqué des Nations-Unies du 4 août 2031

« Les conséquences de l’apparition de cette supernova, dont on rappelle qu’elle est d’un type et d’une puissance inconnus jusqu’à lors, se font déjà ressentir et nous interpellent collectivement. La tempête géomagnétique qui résulte du phénomène a brouillé une grande partie des communications civiles et militaires, créant une trêve de fait sur les différents théâtres d’opérations. Surtout, l’événement a provoqué partout sur la planète des manifestations spontanées, à l’occasion desquelles des foules considérables ont bravé les couvre-feux pour réclamer que les dirigeants se montrent à la hauteur d’un événement unique dans l’histoire de l’humanité. »

Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 d’Émile, paru au printemps 2025.


L’auteur

Guillermo Martin (Crédit : Harun Martin)

Guillermo Martin est un auteur français, ancien directeur exécutif de l’école urbaine de Sciences Po. Il a publié en 2023, Alaska : et autres nouvelles d’anticipation (Publish Factory), un recueil explorant des futurs proches et des thématiques liées à la domination, au pouvoir et à l’émancipation. Indépendant, il est également consultant, formateur et conférencier.



Pour redécouvrir la Terre

Pour redécouvrir la Terre

Jean-François Clervoy Voir la Terre et pleurer

Jean-François Clervoy Voir la Terre et pleurer