Il était une fois… hier : La nostalgie, puissant moteur de la fiction

Il était une fois… hier : La nostalgie, puissant moteur de la fiction

Depuis les textes antiques jusqu’aux œuvres contemporaines, la nostalgie interroge la mémoire et exprime des regrets différents, selon les époques et leurs tourments.

Par Anne Héligon

C’est à un jeune médecin suisse de la fin du XVIIe siècle, Johannes Hofer, que l’on doit le terme « nostalgie ». En observant le mal du pays dont souffrent les soldats suisses envoyés en Italie ou en France, il met en évidence ce trouble, « un dérèglement de l’imagination » provoqué par la séparation brutale d’un milieu familier. Du grec nostos (retour) et algos (douleur), la nostalgie est littéralement « la douleur du retour ». Cette dénomination médicale va perdurer jusqu’au milieu du XIXe siècle, comme en témoigne la définition du Littré (1863-1873) : « Mal du pays, dépérissement causé par un désir violent de retourner dans sa patrie. » Aujourd’hui, la notion s’est élargie. Le dictionnaire Le Petit Robert 2025 fait bien état de sa définition première, « mal du pays », mais il a intégré son sens moderne : « Regret mélancolique d’une chose révolue ou jamais vécue, désir insatisfait. » Or, de la poésie antique aux séries télévisées actuelles, la fiction illustre parfaitement ce glissement sémantique.

Du mal du pays au mal du siècle

Bien avant d’être définie comme une sorte de pathologie, la nostalgie irrigue la littérature. Ainsi, dès l’Antiquité, Ovide, banni de Rome, écrit Les Tristes (9-12) pour exprimer la souffrance de l’exil dans des lettres aux vers déchirants. Mais d’après Milan Kundera (L’Ignorance, 2003) c’est L’Odyssée d’Homère la véritable « épopée fondatrice de la nostalgie ». Selon l’écrivain tchèque, lui-même exilé, Ulysse est un héros profondément nostalgique : son voyage n’est qu’un désir de retour longuement contrarié. Et des siècles plus tard, quand Joachim du Bellay écrit Les Regrets (1558), ce n’est pas pour louer ses aventures, mais bien la douceur du retour au pays. Néanmoins, la littérature ne s’en tiendra pas à une poésie de l’exil pour évoquer la nostalgie. Au XIXe siècle, sous la plume des romantiques, elle se teinte de mélancolie pour chanter le temps regretté. Ce n’est plus le mal du pays mais « le mal du siècle » dont souffre cette génération, entre insatisfaction du présent, regret d’un passé jugé plus glorieux et désespoir face à l’avenir.

Charles Baudelaire est hanté par un passé idéalisé, parfois imaginaire, et par le sentiment d’un paradis perdu, à jamais enfui.

Dans l’expression de cette souffrance existentielle, la nostalgie a toute sa place. Qu’elle soit celle de la fuite inexorable du temps, comme chez Lamartine, dans son fameux poème Le Lac (1820) ou encore celle d’une époque révolue chez Alfred de Musset dans La Confession d’un enfant du siècle (1836). Une nostalgie historique que partage Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe (1849) et que l’on sent poindre chez Victor Hugo sous la satire et la colère des Châtiments (1853). Chateaubriand comme Hugo disent aussi une nostalgie plus intime, celle de la perte, du deuil, de l’enfance, de l’innocence. Le « vert paradis des amours enfantines » semble ainsi bien loin à Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1857). Plus que cela, c’est le sentiment douloureux d’un idéal inaccessible et une conscience aiguë de la finitude qui rend le poète nostalgique, au point de sombrer dans le spleen. Ce sentiment est sans doute le versant le plus sombre de la nostalgie, Charles Baudelaire est hanté par un passé idéalisé, parfois imaginaire, et par le sentiment d’un paradis perdu, à jamais enfui. Au XIXe siècle, bien qu’elle ne soit plus liée au mal du pays ni définie comme une pathologie médicale, la nostalgie s’apparente tout de même à un mal, celui des tourments de l’âme.

Le plaisir du souvenir

Marcel Proust

Le XXe siècle apparaît plus serein. Grâce à une madeleine que nous connaissons tous désormais, Marcel Proust cristallise le souvenir involontaire et inaugure une nostalgie moins torturée. Dans À la recherche du temps perdu (1913), le passé ressurgit à l’improviste et provoque une nostalgie, certes mélancolique, mais aussi heureuse. Revivre le passé peut être agréable, il y a du plaisir dans ce retour en arrière, dans ce « temps retrouvé ». Surtout, suppose Marcel Proust, la réalité, le vrai soi est peut-être là, non pas dans les souvenirs que l’on convoque, mais dans ceux qui nous prennent par surprise.

Ainsi, la nostalgie devient quête de soi, de ce que le passé dit de notre être profond. Loin du regret stérile, elle est source de révélation et c’est un des enjeux de l’autobiographie. Dans les récits de souvenirs ou récits d’enfance, la nostalgie est à la fois point de départ de l’écriture et motif narratif. Lorsque Colette explore son enfance dans La Maison de Claudine (1922), c’est avec tous ses sens : les odeurs du jardin, le goût des fruits, les bruits de la campagne.

Comme chez Proust, la mélancolie cède le pas au bonheur de revivre le passé grâce à l’écriture. Les souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol, reconstitués avec précision dans La Gloire de mon père (1957) et Le Château de ma mère (1958), sont davantage empreints de regrets. La Provence rurale de sa jeunesse n’est plus et cette perte irréversible est douloureuse. Cet élan nostalgique contrasté l’est encore davantage chez Albert Camus, où la lumière de l’Algérie natale, célébrée notamment dans L’Été (1954), reste assombrie par les blessures de l’Histoire. Surtout, pour Camus le philosophe, « la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie » (Le Mythe de Sisyphe, 1942). La pensée humaine prendrait sa source dans un manque, un regret fondamental.

Ainsi la nostalgie peut-elle servir la réflexion, voire l’examen de conscience, comme pour François Mauriac, qui revient avec lucidité sur sa jeunesse dans son dernier roman, Un adolescent d’autrefois (1969). Sa nostalgie est celle d’un homme en quête de sens, scrutant les traces de la foi, du désir et de l’hypocrisie bourgeoise qui ont marqué ses premières années. Il ne s’agit pas d’une nostalgie consolante mais d’un regard critique qui met à nu le passé pour mieux le comprendre. C’est une tout autre démarche qu’entreprend Marguerite Duras dans L’Amant (1984), roman largement autobiographique. Chez l’écrivaine, la nostalgie prend des allures de figure de style, comme une ellipse, un temps presque indicible. Les souvenirs surgissent par fragments, souvent associés à des sensations, et jamais de façon linéaire. Le passé se raconte pour ce qu’il fait au présent, pour Marguerite Duras la nostalgie est un manque que la fiction ou l’autofiction ne parviennent pas réellement à combler. Cette fragmentation du souvenir nostalgique est poussée à l’extrême par Georges Perec dans Je me souviens (1978) et plus récemment par Philippe Delerm dans La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (1997) ou l’art de partager de toutes petites choses qui rendent la nostalgie universelle.

Retour vers le futur

Au début des années 2000, Svetlana Boym, professeure de littérature à Harvard, apporte un éclairage intéressant en distinguant deux formes de nostalgie dans la fiction. Dans son essai The Future of Nostalgia (2001), elle sépare la nostalgie restaurative – restaurative nostalgia –, qui cherche une fidèle reconstitution du passé et tend à l’idéalisation ; et la nostalgie réfléchie – reflective nostalgia –, qui interroge les mécanismes mêmes du souvenir et valorise la distance critique.

Ce double registre est précisément mis en scène dans Midnight in Paris (Woody Allen, 2011) : le héros, en voyage à travers ses fantasmes des Années folles, découvre que chaque âge d’or recèle ses zones d’ombre et qu’aucune époque n’échappe à ses contradictions. La nostalgie apparaît alors comme un mirage séduisant, mais trompeur : si tout paraît plus beau dans le souvenir, le passé n’a jamais été tout à fait ce que l’on croit.

La même année, deux films marquants interrogent cette frontière souvent mince entre nostalgie restaurative et réfléchie. Dans The Artist (2011), Michel Hazanavicius rend hommage au cinéma muet en réalisant un film muet, en noir et blanc, selon les codes de l’époque. Il célèbre une esthétique perdue, tout en interrogeant, par les regards et les silences, la fragilité et l’artifice de ce retour en arrière. La même année, dans Hugo Cabret, Martin Scorsese joue sur deux nostalgies : celle de l’enfance, incarnée par son jeune héros, et celle, là aussi, de la mémoire du cinéma. Mais en utilisant la technologie 3D pour revisite des images d’archives, il prend le parti de la transmission plutôt que de la mystification d’un âge d’or.

Du côté des séries, l’incontournable Mad Men de Matthew Weiner (diffusée entre 2007 et 2015) semble à première vue faire jouer à plein la nostalgie restaurative. Son succès doit beaucoup à sa minutieuse reconstitution des sixties, mises en valeur par une réalisation ultra-soignée. Tout est photogénique dans cette série, au point de faire oublier la réalité sociale et politique de l’époque. Cependant, Mad Men est aussi une mise en abyme : son héros, le publicitaire Don Draper, est un homme des années 50 qui finira dépassé par son temps et nostalgique de celui de sa jeunesse. Surtout, ce que ce personnage nous annonce, c’est la nostalgie en tant que levier marketing. Dans une scène devenue célèbre, il vante les mérites d’un projecteur de diapositives grâce à cet argument : « C’est une machine à remonter le temps. »

Or, depuis une vingtaine d’années, de nombreuses séries ressemblent à des machines à remonter le temps, au service d’une nostalgie purement restaurative, perpétuant l’idée d’un « c’était mieux avant ». Ainsi, Downton Abbey de Julian Fellowes (2010-2015) idéalise volontiers les rapports de classe, dans l’Angleterre du début du xxe siècle. Dans une interview, le réalisateur reconnaissait lui-même que « vivre cette époque assis devant sa télé est bien plus plaisant que d’en supporter la réalité » (Télérama, 2013).

Plus récemment (2016), ce sont les années 80 qui servent d’inspiration, de décor et de moteur narratif dans des séries à succès comme Stranger Things, de Matt et Ross Duffer. Entre hommage à des réalisateurs qui ont marqué les années 80 et désir d’un retour en enfance, certaines fictions prennent le risque de toucher aux limites du genre : cantonnée à une « bulle rétro », la fiction télévisuelle pourrait bien finir par tourner en rond.

De façon générale, les inquiétudes du XXIe siècle offrent un terreau fertile à la nostalgie. Souhaitons que la fiction ait suffisamment d’imagination pour ne pas se limiter à la reconstitution d’un passé idéalisé et pour transcender la nostalgie, à l’écrit comme à l’écran.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.



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