Les grèves et le pouvoir : Emmanuel Macron, Aladin de l'imaginaire français ?

Les grèves et le pouvoir : Emmanuel Macron, Aladin de l'imaginaire français ?

Le mouvement de grève soulevé par la réforme de la SNCF est, pour le moment, moins soutenu par l'opinion publique que la grande mobilisation sociale de 1995. Quelles en sont les raisons ? Le contexte socio-économique a-t-il changé ? Ou bien est-ce la figure d'Emmanuel Macron qui fait davantage consensus que Jacques Chirac à l'époque ? Le politologue Stéphane Rozès, président de la société de conseil CAP et professeur à Sciences Po et HEC, livre à Émile son analyse.

Stéphane Rozès en 2011 (© François Moura / cc-by-2.0

Stéphane Rozès en 2011 (© François Moura / cc-by-2.0

Peut-on comparer la situation d’aujourd’hui à celle des grèves de 1995 ? Quelles différences et quelles similitudes ?

Aujourd’hui, nous sommes dans la même période idéologique anti-néolibérale qu’en 1995. Au début des années 90, après la chute du mur de Berlin, le libre déploiement des marchés a semblé remettre en cause les compromis au sein des nations entre capital et travail, mais aussi le rapport entre la démocratie et la substance démocratique, par l’idée d’un dessaisissement des gouvernants. Dès cette époque, 55% des Français redoutent de devenir des exclus, c’est à dire des SDF ou des chômeurs de longue durée.

Cette nouvelle période empêche les individus de comprendre les logiques économiques, et de s’y projeter, ce qui entraîne un réflexe de retour à des notions passées qui avaient été précédemment jugées désuètes et dépassées : la Nation, la République, la citoyenneté… À partir de ce moment-là, des classes moyennes rejoignent dans ce réflexe les catégories populaires. Le mouvement commence par le bas du pays et n’atteindra la représentation politique et les débats idéologiques qu’une décennie après.

Le mouvement social contre le plan Juppé, soutenu par deux Français sur trois, est devenu une « grève par procuration » (notion théorisée par Stéphane Rozès en 1995, ndlr) pour envoyer un message au président Chirac. Il avait été élu sur la fracture sociale en 1995 et, six mois après, il est revenu à la politique de ses prédécesseurs de désinflation compétitive, pour que la France soit au rendez-vous de la mise en place de l’euro. Ainsi, ce soutien important de l’opinion ne reposait pas réellement sur les revendications des grévistes (d’ailleurs, prises une à une, les Français étaient d’accord avec les mesures du plan Juppé). Mais cette grève par procuration était, en fait, un appel aux gouvernants, à Jacques Chirac en particulier, pour qu’il revienne à l’idée que c’était aux représentants des citoyens et de la nation de fixer le cours des choses. La pétition Bourdieu, qui marque le ralliement de la petite bourgeoisie intellectuelle aux catégories traditionnelles de la classe ouvrière, est illustrative de ce point-là. Elle avance des arguments sociaux, mais d’abord la question nationale. Or, ce qu’il y a de commun entre 1995 et aujourd’hui c’est bien que la question nationale préempte la question sociale : la question de la souveraineté des hommes politiques prévaut sur la question des équilibres et rapports sociaux.

C’est sur cet aspect que, pour l’heure, 2018 est différent de 1995, parce que la situation politique n’a rien à voir. Emmanuel Macron, inexistant il y a quatre ans, est au pouvoir avec une majorité profondément renouvelée. La raison intime de sa victoire - qui explique également que le pays consente aux réformes et ne soutienne pas majoritairement la grève -  est que l’idée d’Emmanuel Macron est de restaurer la souveraineté de la Nation, comme il l’a lui-même indiqué devant le Congrès une fois élu. Il a compris que sa victoire venait du fait que, contrairement aux autres politiques, il disait que le malheur français ne venait pas des Français, mais du système politique au sommet de l’État, et qu’il allait remettre le pays en marche, non pas contre la mondialisation ou en se soumettant à elle, mais à partir des talents des Français et de ce qu’ils sont.

Cette raison intime de la victoire d’Emmanuel Macron fait que, même si l’opinion peut être hostile à des mesures, voire les trouver injustes, le pays consent à laisser Emmanuel Macron réformer, au prix de quelques coups de canif à notre modèle social, pourvu que ce mouvement de remise en marche signe le fait que la France se réapproprie son destin et que ces réformes, à terme, profitent à l’ensemble de la nation.

Un front antilibéral existe-t-il toujours en France ou les Français sont-ils en train d’accepter qu’il faille être dans la course à la mondialisation ?

Depuis 1995, l’individualisme et le repli sur soi ont beaucoup progressé, les sentiments d’appartenance à des collectifs de travail voire des solidarités de classe ont pu s’émousser, mais au fond, le pays est toujours idéologiquement anti-néolibéral. Ça ne tient pas tant à des considérations politiques, qu’à des considérations liées à l’imaginaire des Français.

Et la promesse que porte Emmanuel Macron, dans un geste néo-bonapartiste, est de dire au pays qu’il existe un chemin sur lequel nous ne sommes pas obligés de choisir entre la survie dans le monde tel qu’il est et notre modèle. C’est son discours de Cracovie, dans lequel il dit : « Les Français refusent la réforme quand elle est imposée de l’extérieur, par contre on peut transformer le pays à partir de ce qu’il est ». Et comme les Français sont universalistes, ils ont besoin de profondeur de champ. Sauf que l’environnement européen, notamment l’attitude allemande, oblige les gouvernants à faire deux choses en même temps : rentrer dans les clous des déficits budgétaires, ce qui est le cas, et en même temps occasionner des mouvements des secteurs – marché du travail, école, services publics…

Malgré tout, le problème qui reste vital pour les Français, c’est de savoir si les réformes visent à moderniser, solidifier notre modèle, ou à en changer ? Voilà la tension de notre pays. De sorte que les arguments du gouvernement qu’on a pu entendre récemment, selon lesquels la France devrait adopter en matière ferroviaire le modèle allemand, sont des arguments évidemment dangereux, qui pourraient se retourner contre leurs initiateurs.

Et pensez-vous que le gouvernement est dans la sauvegarde de notre modèle social ou qu’il est en train de le transformer ?

Je pense que la réponse à cette question dépend de la façon dont le gouvernement va répondre aux interrogations des Français et surtout de la capacité d’Emmanuel Macron à faire bouger Bruxelles et Berlin. Si les Français jugent que son action reprend le cours de celle de ses prédécesseurs, alors la situation sera beaucoup plus grave que par le passé. Dans mon dernier papier, publié dans la revue Le débat (n°196), j’utilise la formule « Emmanuel Macron, Aladin de l’imaginaire français ». C’est-à-dire que, comme Aladin, il a libéré l’énergie du pays, avec l’idée que les Français peuvent être à nouveau maîtres de leur destin. Mais, tout comme Aladin, il ne pourra faire rentrer dans le flacon l’énergie qui a été libérée. S’il échoue, si l’Allemagne et l’Union européenne ne bougent pas pour redonner des marges de manœuvre aux pays européens, alors les Français iront trouver des alternatives plutôt du côté de Mélenchon ou de Marine Le Pen, que du côté du Parti socialiste ou des Républicains.

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