Enquête - L’armée à la conquête de la société

Enquête - L’armée à la conquête de la société

Grande Muette qui n’a jamais autant communiqué qu’aujourd’hui, creuset républicain qui se diversifie, l’institution militaire, armée de ses propres codes et usages, fascine et interroge les regards civils. De l’antimilitarisme des années 1960 à la confiance renouvelée des Français, cette résiliente sentinelle jouit, au lendemain des attentats et de la crise sanitaire, d’une popularité presque inédite. Tableau du retour en grâce de nos militaires, à l’heure où la variété de leurs missions transforme profondément leur lien à la nation.

Par Jacques Duplessy

(Crédits : PeskyMonkey / Shutterstock)

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Du désamour au retour en grâce

L’image de l’armée n’a jamais été aussi positive dans la population. Si 85 % des Français ont aujourd’hui confiance dans cette institution, cela n’a pas toujours été le cas. « L’image de l’armée dépend de trois facteurs : ses missions, les changement internes aux armées et l’état de la société », explique la sociologue Barbara Jankowski, chercheuse associée à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem). Après les guerres coloniales, l’image des armées était très détériorée. « L’armée est sortie déshonorée d’Indochine et d’Algérie, et l’antimilitarisme était très présent dans la société », détaille Claude Weber, maître de conférences en sociologie à l’Académie militaire de Saint-Cyr. « Il y a eu un désamour très marqué dans les années 1960 et 1970. »

Pendant la guerre froide, l’armée avait essentiellement pour mission la dissuasion nucléaire et la défense du territoire national. Seuls quelques régiments professionnels étaient engagés sur des théâtres étrangers pour répondre à des accords de défense. « Ces années-là ont aussi été marquées par le rejet des valeurs conservatrices et des guerres impérialistes, comme en témoignent Mai 68 et les manifestations de la jeunesse contre la guerre au Vietnam », raconte Barbara Jankowski.

« L’armée est sortie déshonorée d’Indochine et d’Algérie (...) Il y a eu un désamour très marqué dans les années 1960 et 1970. »
— Claude Weber

Le premier tournant date de l’élection de François Mitterrand et de la nomination de Charles Hernu comme ministre de la Défense. « Il a pris la décision de montrer ce que l’armée faisait et a beaucoup travaillé à la communication des armées. C’est à partir de ce moment-là que la cote de popularité des militaires remonte », observe Claude Weber. Mais c’est surtout la décision de Jacques Chirac, en 1996, de passer à une armée de métier et de mettre fin au service militaire qui marque le retour en grâce de l’armée dans la population. « Il y a le mythe d’un service militaire synonyme de brassage social, des copains de régiments… Mais la vérité, c’est que pour beaucoup de Français, le service militaire n’est pas un bon souvenir. Il était vécu comme une perte de temps et une déresponsabilisation. »

La participation aux opérations de maintien de la paix dans les années 1990 sous l’égide des Nations unies (les Casques bleus), a également contribué à donner une image positive de l’armée. « Les interventions au Liban ou dans les Balkans ont contribué à cette transformation de la perception par la population », déclare Mathias Thura, maître de conférences en sociologie à l’Université de Strasbourg. « Même si ces opérations ont été souvent décevantes concrètement et sources de frustrations chez les militaires. » Les sondages montrent que l’implication dans les Opérations extérieures (Opex) est souvent bien perçue, à condition que les objectifs soient clairs et que des résultats soient obtenus. Le soutien à l’opération Barkhane, au Sahel, a baissé au fur et à mesure de son enlisement. Dans un sondage réalisé en mars 2021, 38 % des sondés se disent « favorables » à l’intervention, 27 % « opposés » et 25 % « sans avis ».

Mali, décembre 2015. Des soldats français déployés dans le cadre de l’opération Barkhane, lancée en 2013 pour contrer le terrorisme dans la région. (Crédits : Fred Marie / Shutterstock)

Mali, décembre 2015. Des soldats français déployés dans le cadre de l’opération Barkhane, lancée en 2013 pour contrer le terrorisme dans la région. (Crédits : Fred Marie / Shutterstock)

Les attentats islamistes, notamment celui du 13 novembre 2015, ont provoqué un regain de popularité de l’armée accompagné d’un afflux de prises de contact avec les Centres d’information et de recrutement des forces armées (Cirfa) pour envisager un engagement. Les sociologues interrogés s’accordent à dire qu’il n’y a pas eu de réel « effet attentat » dans le recrutement et que la plupart des jeunes qui ont poussé la porte d’un Cirfa ne sont pas allés plus loin.

L’armée a aussi appris à soigner sa communication. Depuis les années 2000, la Grande Muette n’a jamais aussi mal porté son surnom. Signe de ce tournant, la création de la Délégation à l’information et à la communication de la défense (Dicod), en 1998. « La com’ est aujourd’hui omniprésente, décrypte Claude Weber. Les journalistes sont invités sur le terrain pour des reportages, de très nombreux documentaires sont réalisés pour la télé, les cam pagnes de recrutement sont désormais particulièrement soignées. »

Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, la professionnalisation a remis l’armée en phase avec la société, et contribué à sa bonne image. « Ce choix du président Chirac a modifié le visage des armées, poursuit Claude Weber. Davantage de femmes se sont engagées, mais aussi plus de minorités visibles et de civils des armées. Ceux qui signent un contrat sont vraiment motivés, contrairement à beaucoup de conscrits. Et puis, l’armée externalise certains services, organise la reconversion de ses soldats, tisse des liens avec la recherche… La réserve citoyenne créée en 1999 a pris de l’ampleur. Ce sont autant d’occasions de développer les relations armée-société. »

Esquisse de sociologie militaire

Difficile de faire un tour d’horizon complet en quelques lignes de la sociologie militaire actuelle. Ce qui est certain, c’est que la professionnalisation et le nombre important de métiers dans les armées permettent d’attirer tous les jeunes Français et de leur trouver une place s’ils le souhaitent. Le recrutement est une préoccupation constante des armées. Aujourd’hui, dans l’armée de terre (la plus demandeuse d’hommes du rang), les statistiques révèlent qu’il n’y a que 1,3 candidat pour un poste. Donc les besoins en recrutement sont couverts, mais la sélection est faible. La fidélisation des soldats est aussi un problème ; 26 % des engagés de l’armée de terre rompent leur contrat dans les six mois et la durée moyenne de l’engagement est de trois ans et 10 mois.

Strasbourg, 4 février 2016. À la Foire annuelle de l’Éducation, l’armée française recrute en allant à la rencontre des jeunes. (Crédits : Hadrian / Shutterstock)

Strasbourg, 4 février 2016. À la Foire annuelle de l’Éducation, l’armée française recrute en allant à la rencontre des jeunes. (Crédits : Hadrian / Shutterstock)

Les études révèlent que le passage à une armée de métier a eu pour conséquence que des populations défavorisées se sont tournées vers l’armée. L’institution est pour elles synonyme d’un emploi stable ou d’une deuxième chance. Même si les statistiques ethniques sont interdites en France, les chercheurs estiment que 15 à 20 % des soldats sont issus des minorités visibles.

L’armée est-elle un creuset républicain ? « Oui, estime Claude Weber. Elle est un outil d’intégration, mais on constate des limites. Certaines personnes issues des minorités ont le désir de marquer leur attachement à la France. Mais il y a parfois la déception d’être sans cesse ramené à ses origines, voire de la stigmatisation. »

« Ceux qui sortent des grandes écoles militaires viennent très majoritairement de classes sociales favorisées, avec une tradition familiale militaire et parfois catholique. La diversification des élites militaires reste un enjeu. »
— Elyamine Settoul

« Il y a eu des discriminations jusqu’au début des années 2000 », estime Elyamine Settoul, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers et docteur en science politique de Sciences Po (promo 12). « L’armée a fait des efforts pour favoriser la cohésion, mais il faut savoir que l’aumônerie musulmane dans l’armée ne date que de 2006 ! ». Si pour les militaires du rang et les sous-officiers la diversité est très grande, il y a un plafond de verre pour les officiers, estime le chercheur. « Ceux qui sortent des grandes écoles militaires viennent très majoritairement de classes sociales favorisées, avec une tradition familiale militaire et parfois catholique. La diversification des élites militaires reste un enjeu. »

Rôle social des armées : la « bonne à tout faire »

Plus largement, les valeurs et le savoir-faire de l’armée peuvent-ils apporter quelque chose à la société, au-delà de la mission de celle-ci de faire la guerre ? La question est ancienne. Dans un article de la Revue des deux mondes resté célèbre, le maréchal Lyautey s’interrogeait déjà, en 1891, sur le rôle social de l’officier. Il estimait qu’il devait avoir une fonction plus large que celle de chef et appelait à une forme de commandement qui se soucie des personnes. « Il y a eu ensuite un glissement sémantique dans les années 1980 », analyse Bénédicte Chéron, historienne, chercheuse partenaire au Sirice-Sorbonne Université. « On a commencé à parler du rôle social des armées. Dans les années 1990, la disjonction entre le rôle social de l’armée et sa mission de faire la guerre a commencé à émerger et elle s’est concrétisée après les émeutes urbaines de 2005. À l’issue de cette crise, la société a commencé à s’interroger sur l’intégration des minorités et sur ce que l’armée pouvait apporter comme solution. » 

« Dans les années 1980, on a commencé à parler du rôle social des armées. Dans les années 1990, la disjonction entre le rôle social de l’armée et sa mission de faire la guerre a commencé à émerger et elle s’est concrétisée après les émeutes urbaines de 2005... » 
— Bénédicte Chéron

Un précédent avait déjà eu lieu avec le Service militaire adapté (SMA), un dispositif d’insertion socioprofessionnelle au profit des jeunes des outre-mer. Dispositif encadré par des militaires et destiné à des volontaires, il comporte d’abord un premier mois d’instruction militaire, puis une période de plusieurs mois de formation professionnelle. Le SMA n’a fait que croître, passant de 400 jeunes accueillis à sa création à 5 500 en 2014, puis à 6 000 en 2017. Ses responsables revendiquent un taux d’insertion professionnelle de 77 %. « Le SMA apparaît donc régulièrement dans le débat public à partir de 2001 comme la preuve que les armées savent encadrer des jeunes Français dans des dispositifs aux finalités non militaires, explique Bénédicte Chéron. C’est lui qui est invoqué, dès 2005, lorsqu’est créé le dispositif “Défense deuxième chance” destiné à accueillir, sous statut civil, des jeunes Français volontaires de 18 à 25 ans, sortis du système scolaire sans qualification. »

Le ministère de la Défense s’implique aussi dans le plan « Égalité des chances » de 2007, qui constitue une des réponses politiques apportées aux émeutes urbaines de 2005. « Le gouvernement acte à ce moment-là qu’il est normal pour l’armée de faire du socio-éducatif à destination de jeunes qui ne deviendront pas des militaires », raconte Bénédicte Chéron. Les armées participent ainsi à plusieurs dispositifs mis en place tandis que « Défense deuxième chance » perd progressivement toute militarité pour évoluer vers l’instauration des Établissements public d’insertion de la défense (Epide) en 2007 avec un encadrement constitué par d’anciens militaires. Ils sont renommés Établissements pour l’insertion dans l’emploi (tout en conservant le même acronyme) en 2015, lorsque le ministère de la Défense se retire de la tutelle. Malgré cette sortie progressive du giron militaire, l’expérience a marqué un précédent qui vient s’ajouter au SMA.

Opération Résilience : peu de moyens et beaucoup de com’

Tout récemment, avec la crise du Covid-19, le gouvernement a voulu profiter de la très forte confiance dans l’armée. Surtout après que le président Macron a déclaré solennellement : « Nous sommes en guerre. » « Il y a eu cette image du président prenant la parole devant l’hôpital de campagne déployé à Mulhouse sur fond de tentes kaki, décrypte Bénédicte Chéron. C’était clairement disproportionné. La structure n’avait que 30 lits de réanimation théoriques, qui n’ont d’ailleurs jamais été atteints. Le combat contre le virus se jouait ailleurs, mais ça faisait de belles images. »

« L’apport du service de santé des armées dans la crise sanitaire a été très faible pour la bonne raison que nous avons peu de moyens », confirme un officier du service de santé des armées sous couvert d’anonymat. « Pour installer l’hôpital de campagne à Mulhouse avec des lits de réanimation, il a fallu utiliser les modules de réanimation de trois structures. On était au bout de ce qu’on pouvait faire, sachant qu’il fallait que l’on garde du matériel pour nos opérations extérieures. »

« Le politique utilise facilement l’armée quand il veut montrer qu’il fait quelque chose »

L’opération Sentinelle, lancée après les attentats, avait déjà constitué un précédent coup de com’ politique. « Ce déploiement sur le territoire national ne sert à rien sur le plan de la lutte antiterroriste, mais il rassure la population », déclare Barbara Jankowski.

« Le politique utilise facilement l’armée quand il veut montrer qu’il fait quelque chose, ironise un haut gradé anonyme. Le président sait que c’est l’un des très rares endroits où s’il appuie sur un bouton, il se passe quelque chose… Ça occupe le terrain médiatique et ça fait diversion. »

« Ces opérations sur le territoire national jouent dans le lien armée-nation. C’est efficace à court terme, mais à long terme, elles brouillent l’image de l’armée, qui devient le couteau suisse pour la gestion de crise, estime Bénédicte Charon. Et surtout, le pouvoir politique donne à voir ses propres faiblesses sur la capacité de l’État à répondre aux crises. »

Menaces sur le lien armée-nation

Le brouillage du rôle de l’armée et l’utilisation de ses codes pourraient détériorer son image dans la population. Durant la crise des « gilets jaunes », le gouvernement a été tenté un temps d’utiliser l’armée pour réprimer les manifestations. Le 20 mars 2019, Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement, annonçait que les militaires de l’opération Sentinelle seraient déployés pour protéger certains bâtiments. Quelques jours plus tard, l’exécutif faisait marche arrière devant le tollé suscité par cette annonce, mais le mal était fait. Un militaire confirme anonymement cette tentation : « Le président a sondé le terrain sur le déploiement des militaires sur les ronds-points. On lui a fait passer le message que ces militaires allaient y retrouver leur famille… Donc que ce n’était pas une bonne idée. »

Le Service national universel (SNU), promesse électorale du président Macron, pourrait être une autre épine dans le lien armée-société. Le SNU est un projet de société visant à favoriser le sentiment d’unité nationale autour des valeurs communes de citoyenneté, d’engagement et de cohésion sociale. Ce projet vise à faire vivre les valeurs républicaines, à renforcer la cohésion nationale, à développer une culture de l’engagement et à accompagner l’insertion sociale et professionnelle. Après une année de test, il devait être rendu obligatoire en 2022.

« Le ministère des Armées est impliqué dans le SNU, ce qui a provoqué des atermoiements de militaires qui voudraient un recentrage sur leur cœur de métier », raconte Mathias Thura. Pour Bénédicte Chéron, le SNU pose aussi des questions démocratiques. « Quelle est la légitimité de cette recherche de cohésion nationale sans finalité combattante, s’interroge la sociologue. Est-ce que cela a un sens hors de la vie militaire ? Ces codes de l’armée ont-ils une valeur en soi ? La finalité sous-jacente est de faire adhérer des jeunes à des valeurs. Mais à quelles valeurs veut-on les faire adhérer ? Est-ce que cela pose un problème de liberté de conscience ? Dans les démocraties contemporaines, il n’existe pas de service civil. »

L’initiative est accueillie favorablement dans les sondages. « Mais quand le SNU deviendra obligatoire et donc qu’il faudra éventuellement assumer le coût politique de sanctionner ceux qui refuseront de le faire, l’opinion publique pourrait basculer », pronostique Bénédicte Chéron. Et l’armée, qui se trouve embarquée, contrainte et forcée, dans cette opération de communication politique, pourrait en faire les frais. L’image est une petite chose fragile. 



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