Robots : machines à fictions

Robots : machines à fictions

De la peur originelle des créatures artificielles à la mise en scène des nouvelles technologies, la fiction reflète les hantises et les fantasmes de l’homme face à la machine. Mais depuis l’apparition des premiers robots au cinéma jusqu’à l’influence des algorithmes dans notre quotidien, le 7e art n’a cessé d’illustrer la domination technologique de manière plus insidieuse.

Par Anne Héligon

C-3PO et R2-D2 dans Star Wars, en 1977 (Crédits : DR)

Dès ses débuts, le cinéma invente des robots, à une époque où ils n’existent pas encore. Après la révolution industrielle, les machines fascinent tout autant qu’elles inquiètent, à mesure que le progrès technique montre ses travers. Le mot « robot » a d’abord une connotation péjorative : il vient du tchèque « robota », qui recouvre la notion de travail pénible, voire forcé. C’est l’auteur Karel Capek qui invente ce mot dans la pièce de théâtre R.U.R, Rossumovi Univerzalni Roboti, en 1921. Ses robots esclaves, fabriqués pour servir l’Homme, vont devenir dangereux en s’humanisant. Voilà qui préfigure toutes les angoisses liées aux dérives de la future robotique. Ainsi, en avance sur leur temps, toutes les créatures cinématographiques des années 1920, conçues par l’homme et qui ressemblent à l’homme, ont en commun de se retourner contre leur créateur. La toute première est un golem d’argile qui prend vie grâce à une formule magique (Le Golem, Wegener et Boese, 1920). Conçu par un rabbin, ledit golem est censé protéger la communauté juive, mais il finira par engendrer le chaos, car l’homme ne saurait jouer au Dieu créateur !

Le « complexe de Frankenstein »

Cette notion de transgression morale restera longtemps associée à la dangerosité des machines créées par l’homme. Plus politique, le premier robot du cinéma est le produit de la science et il a l’apparence d’une femme dans Metropolis, de Fritz Lang (1927). Ce monde dystopique de 2026 dénonce l’exploitation d’ouvriers, réduits à de simples matricules, qui se tuent à la tâche en travaillant justement sur des machines. Créé par un savant fou, le célèbre robot du film sème la confusion et c’est la fraternité qui triomphe, le sentiment humain contre la froide technologie. Le savant fou et sa créature qui ne peut engendrer que le mal rappellent le livre Frankenstein de Mary Shelley (1818). En 1931, quand James Whale l’adapte au cinéma, il s’inscrit dans la droite lignée de cette peur ancestrale des créatures artificielles, liée à la culpabilité d’une transgression morale. Il faudra attendre 1939 pour voir apparaître un gentil robot, dans une bande dessinée : I, Robot ou les mémoires d’Adam Link (Earl et Otto Binder). Ce feuilleton dessiné a profondément marqué l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov (1920-1992), qui y voyait enfin une alternative à ce qu’il a appelé « le complexe de Frankenstein », ou cette façon systématique de montrer le robot comme mauvais, se retournant inéluctablement contre son concepteur. En 1942, dans sa nouvelle Cercle vicieux, Asimov imagine ainsi les trois lois de la robotique qui vont révolutionner l’image du robot dans la fiction.

I, Robot (Alex Proyas, 2004)

En substance, ces trois lois interdisent aux droïdes de porter atteinte aux êtres humains. Elles sont clairement exposées dans l’adaptation I, Robot (Alex Proyas, 2004), où des robots de 2035 sont programmés suivant ces lois, jusqu’au jour où un programmeur vient modifier l’un d’entre eux, lui donnant la possibilité de désobéir. Tout n’est donc pas si simple et rassurant : malgré les lois de la robotique, il y aura assez peu de gentils robots dans la fiction. Dans les années 1950, qui envisagent le droïde comme une sorte de super-électroménager, le gentil Robby le robot de Planète interdite (Fred Wilcox, 1956) respecte à la lettre les lois d’Asimov. Mais on retrouvera rarement cette figure pacifique et aidante, avec laquelle l’homme cohabite sans problème et sur un pied d’égalité, à part dans le monde rétro-futuriste de Star Wars (George Lucas, 1977). Dans l’univers de ce célèbre space opera, des robots qui n’ont pas toujours forme humaine occupent tout naturellement toutes sortes de fonctions : interprète, copilote, mécanicien, chirurgien, etc. Les plus connus, C-3PO (inspiré du robot de Metropolis) et R2-D2 sont même dotés du sens de l’humour, ce qui les rend particulièrement attachants. Les années 1970 sont toutefois bien plus dominées par la hantise de la suprématie des machines.

La peur de perdre le contrôle

Après l’industrialisation, le monde est entré dans l’ère de l’informatisation, avec le développement de l’informatique depuis les années 1950, puis l’apparition des super-ordinateurs et la robotisation de l’industrie, dans les années 1960. L’idée d’une machine de plus en plus « consciente », capable de décider par elle-même et de prendre le pas sur l’homme se concrétise dans 2001 : l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968). Le super-ordinateur HAL est une référence directe au géant informatique IBM : ce sont les lettres qui précèdent dans l’alphabet. HAL pilote un vaisseau spatial, il est seul maître à bord et décide de sacrifier l’équipage humain au profit de la mission. Soit une intelligence artificielle qui prouverait son humanité par un choix autonome : celui, paradoxal, de tuer des humains ! De la même manière, les deux super-ordinateurs du Cerveau d’acier (Joseph Sargent, 1970), l’un américain, l’autre russe, conçus pour piloter l’arme nucléaire, se mettent à dialoguer entre eux et prennent le contrôle total des opérations. Incapables de contrecarrer leurs plans, les humains se verront en grande partie décimés et les survivants condamnés à vivre sous le joug du super-ordinateur américain. L’avenir n’est pas meilleur pour l’héroïne de Génération Proteus (Donald Cammell,1977), aux prises avec une intelligence artificielle un peu trop entreprenante qui ira jusqu’à prendre le contrôle sur son corps.     

Non moins inquiétants sont les androïdes, ces robots à forme humaine. Eux aussi prennent le pas sur l’humanité, dans le futur de THX 1138 (George Lucas, 1971), ils ont instauré une société policière qui traite les êtres humains comme des robots. Dans Mondwest (Michael Crichton, 1973) et son adaptation en série, Westworld (Jonathan Nolan et Lisa Joy, 2016), les androïdes ont atteint un tel degré de perfection qu’ils ressemblent à s’y méprendre à des êtres de chair et d’os. Créés pour distraire les visiteurs d’un parc d’attractions à grande échelle, ils vont peu à peu prendre conscience de leur statut de « jouet » et entamer une révolte meurtrière. Ces humanoïdes parricides sont d’autant plus angoissants qu’ils nous ressemblent. Comment distinguer l’homme de la machine, c’est la question soulevée par les réplicants de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), adapté de Philip K. Dick. En effet, ces androïdes sont pratiquement dotés de toutes les facultés humaines, à l’exception de l’empathie. Plus ils sont évolués, plus leur durée de vie est courte, justement pour éviter qu’ils s’humanisent.

Une domination technologique qui avance masquée

Plus les robots nous ressemblent, aussi bien sur le plan physique qu’intellectuel, plus ils nous renvoient, en miroir, la question de notre humanité. Le robot de Terminator (James Cameron, 1984) campé par Arnold Schwarzenegger fait froid dans le dos. Mais reprogrammé dans la suite, Le Jugement dernier (1991), le voilà capable de sauver le futur de l’humanité. Quant à RoboCop (Paul Verhoeven, 1987), c’est parce qu’il y a un humain dans le cyborg que l’avenir ne se résume pas à une société sous contrôle policier. La frontière homme/machine devient ainsi de plus en plus ténue, jusqu’à interroger le statut des androïdes. En 1999, L’Homme bicentenaire (Chris Columbus, adapté d’Asimov) est un robot tellement doué de qualités humaines qu’il finira par obtenir le statut légal d’être humain. Mais dans le monde post-apocalyptique d’A.I Intelligence Artificielle (Steven Spielberg, 2001), où les naissances se font rares, le héros, petit garçon androïde, aura moins de chance. Ses parents adoptifs ne parviendront pas à le traiter comme un être humain et il errera seul, dans l’espoir de devenir réel. Le film se conclut tout de même sur l’avènement des robots, qui ont définitivement pris la place des humains dans un monde où ils sont incapables de survivre. 

C’est aussi dans un univers détruit par l’homme qu’apparaît un des rares gentils robots du cinéma, Wall-E (Andrew Stanton, 2008). C’est en douceur et avec humour qu’il vient nous mettre en garde contre la surconsommation et un avenir laissé aux mains des machines, message des années 2000 qui ne sera jamais plus délivré avec autant d’optimisme.

Wall-E (Andrew Stanton, 2008)

En effet, ces 20 dernières années, les progrès techniques sont gouvernés par les fantasmes humains, au risque de se perdre. Fantasme d’une société débarrassée du crime, grâce aux précogs de Minority Report (Steven Spielberg, 2002), capables de les anticiper. Fantasme d’immortalité, d’une Transcendance (Wally Pfister, 2014) qui permet de transférer la conscience d’un homme dans un ordinateur ou encore un cerveau humain dans un corps synthétique (Ghost in The Shell, Rupert Sanders, 2017). Autant de fictions qui illustrent parfaitement la fameuse maxime de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

L’optimisme ne viendra pas davantage de la tendance geek, liée au développement de l’informatique et d’internet, qui marque aussi la fiction récente. Une vertigineuse question est posée dès 1999 : vivons-nous désormais au cœur de la Matrix (Lana et Lilly Wachowski), un monde virtuel, sans même en avoir conscience ? Ce n’est plus du tout l’expérience épatante du héros de Tron (Steven Lisberger, 1982), immergé dans un jeu vidéo. Désormais, les machines ont envahi notre quotidien et nous hypnotisent. Dans Her (Spike Jonze, 2013), un homme tombe amoureux d’une intelligence artificielle qui n’a pas de corps physique, juste une voix charmante. La domination des machines a bien lieu, de manière bien plus insidieuse que la rébellion de robots tueurs imaginée par le passé. La fiction n’anticipe plus tellement la réalité : il suffit de se regarder dans le Black Mirror tendu par la série de Charlie Brooker (2011-2019). Les épisodes sur les dérives des nouvelles technologies qui régissent notre quotidien sont à peine en avance sur notre temps, ce qui les rend d’autant plus glaçants.    

La représentation des robots et de l’intelligence artificielle au cinéma et dans les séries étant majoritairement sombre et anxiogène, souhaitons que la réalité soit plus optimiste !


Cet article a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.



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