La valeur travail, utile totem de campagne

La valeur travail, utile totem de campagne

Traversant les campagnes présidentielles et les mandats, elle ne cesse d’être mise en avant pour appuyer des revendications et des réformes. Derrière cet éloge de la valeur travail, désormais plutôt consensuel dans le paysage politique, se cache pourtant une ambivalence à mi-chemin entre la morale et l’économie. Émile vous fait le récit de l’évolution de cette notion dans le débat public.

Par Judith Chetrit

Des mineurs de charbon au travail en 1867 (Crédits : Mazolino/Shutterstock).

C’est le mot qui a sans doute transformé une intervention télévisée du président Emmanuel Macron sur la crise sanitaire, en novembre dernier, en une quasi-déclaration de candidature. C’est du moins ce qui a été martelé par l’ensemble de ses opposants à son issue. En mentionnant le mot « travail » à une vingtaine de reprises, le chef de l’État a mobilisé un axe fort de sa précédente campagne, cette fois pour défendre une réforme de l’assurance chômage et un plus grand contrôle des recherches d’emploi, sous peine de voir ses allocations suspendues. « C’est par le travail, et par plus de travail, que nous pourrons préserver notre modèle social », expliquait-il alors. Le travail est ainsi invoqué comme une « boussole » de l’action gouvernementale durant son quinquennat. Alors en route pour la primaire des Républicains, Valérie Pécresse lui reproche dans la foulée d’avoir effectué un « hold-up sur les idées de la droite ».

« C’est par le travail, et par plus de travail, que nous pourrons préserver notre modèle social »
— Emmanuel Macron

En 2015, alors ministre de l’Économie de François Hollande, Emmanuel Macron avait multiplié les sorties dans la presse pour regretter que la gauche ait « semblé parfois vouloir protéger les gens contre le travail » en devenant le « parti du temps libre » au risque de perdre son « ADN », fondé sur des luttes pour « l’émancipation des travailleurs », qui a été « volé par la droite en 2007 ». Sous-entendu, par le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, qui avait fait du pouvoir d’achat un leitmotiv de ses mesures sur le travail. En 2020, trois linguistes de l’Université Côte d’Azur et de l’Université libre de Bruxelles, Damon Mayaffre, Magali Guaresi et Laurent Vanni, s’étaient d’ailleurs appuyés sur une intelligence artificielle pour comparer les discours d’Emmanuel Macron avec ceux de ses prédécesseurs à l’Élysée. En matière de politique économique, Nicolas Sarkozy s’avère celui à qui il doit le plus d’emprunts lexicaux, notamment autour du travail, présenté comme une vertu qui « libère » et « émancipe »

Car à chaque campagne présidentielle, depuis au moins une trentaine d’années, aussi bien à droite qu’à gauche, il en faut peu pour réactiver une multitude de professions de foi sur le travail et un débat sémantique qui n’a jamais été clos. Au-delà de l’appropriation par chaque candidat, l’exercice est périlleux : comme tout le monde l’accommode à sa sauce, personne ne se hasarde vraiment à décortiquer les conditions qui font que le travail a une valeur. À mesure que des personnalités politiques de premier plan ont érigé le travail en une valeur et un fil rouge de programme, l’expression s’est muée en mot-valise. Pas forcément adossé à des mesures très détaillées, le travail a l’avantage de faire consensus. Même si, avec l’allongement de la durée de vie, le temps dédié au travail dans le cours d’une existence s’est réduit, nous y passons quand même 15 à 20 % de notre temps, selon l’Institut Sapiens.

Le poids des représentations

Des salariés de l’usine PSA, à Poissy (Yvelines), protestent contre les suppressions de postes du groupe Peugeot-Citroën, le 27 janvier 2012 (Crédits : Frédéric Legrand/Comeo/Shutterstock).

Rares toutefois sont les politiques qui citent la valeur travail en s’attardant sur l’héritage de l’histoire de la pensée économique ou même sur l’histoire linguistique des origines de ce mot. Au XVIIe siècle, les heures de travail nécessaires à la production d’une marchandise servaient de point de référence pour en déterminer son prix et donc sa valeur d’échange. D’autres économistes, à la fin du XIXe siècle, délaissent cette théorie pour faire des prix une résultante, non du travail associé, mais de l’offre et la demande sur un marché. Si le travail reste encore bien central dans la création de richesses, sa valeur est fluctuante. Car célébrer le travail en pleine campagne présidentielle va bien au-delà de la sphère purement économique et s’immisce également sur le terrain des valeurs, soit le champ de l’éthique et de la morale.

Ce n’est pas tant la valeur produite par le travail, mais plutôt l’attachement et l’intérêt démontré et porté au travail par chaque citoyen qui sont ici sollicités. « Il est souvent question de restaurer la valeur travail, comme si elle était oubliée ou en déperdition, alors même que nous observons également des phénomènes de surcharge de travail, de surinvestissement couplé à un manque de reconnaissance », souligne l’auteur Pierre-Olivier Monteil, qui enseigne l’éthique appliquée dans plusieurs établissements de l’enseignement supérieur, dont des écoles de commerce.

« Le plus souvent, brandir la valeur travail va en effet de pair avec une forme de sacralisation du travail dans sa capacité à assurer un certain nombre de fonctions »
— Dominique Méda

Dans leur livre Autopsie de la valeur travail. A-t-on perdu tout sens de l’effort ? (Apogée, 2020), les philosophes Gérard Amicel et Amine Boukerche auscultent notamment comment les discours politiques ont progressivement cautionné la théorie, fantasmée selon eux, d’une perte de la valeur travail dans la société, alors même que celui-ci occupe une place prépondérante et centrale dans la société, quitte à sous-estimer les troubles associés, à savoir le mal-être professionnel, la précarité et des conditions de travail dégradées. 

En effet, le poids des représentations sociales sur le travail est crucial pour comprendre cette valorisation. Comme l’analyse Dominique Méda, professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine, le regard porté sur l’activité « travail » s’est enrichi d’une signification supplémentaire, à partir du XXe siècle, en n’étant pas seulement considéré comme un facteur de production et un gagne-pain, mais comme une source d’épanouissement et de sociabilité, ainsi que le socle d’un système de droits et de protections, notamment au travers du salariat. « Le plus souvent, brandir la valeur travail va en effet de pair avec une forme de sacralisation du travail dans sa capacité à assurer un certain nombre de fonctions », estime-t-elle.

Si la valeur travail trouve un écho dans l’espace public et parmi de potentiels électeurs, c’est aussi précisément parce qu’une série d’enquêtes nationales et européennes, plus ou moins récentes, consacrent l’importance matérielle et subjective que les Français accordent à leur travail dans leur quotidien. Certes, sous différentes formes et priorités, mais le constat balaie l’ensemble des générations. Ils peuvent être stressés, fatigués, ils conservent une perception positive du travail, tous bords politiques confondus. Dans son enquête nationale « Parlons travail », réalisée en ligne en 2017, la CFDT pointait ainsi que 60 % des Français s’imaginaient arrêter de travailler s’ils gagnaient au Loto. Autrement dit, l’hypothèse d’une poursuite du travail restait valable pour les 40 % restants. 

Un travail, un statut

Manifestation contre la réforme des retraites annoncée par le gouvernement, à Paris, en 2019 (Crédits : Ulysse Pixel/Shutterstock).

Alors, quels peuvent en être les usages politiques ? Il faut d’abord y voir le signe d’une préoccupation : le poids du chômage dans la société et la tendance sous-jacente à chasser l’inversion de la courbe du chômage pour rehausser sa courbe de popularité. La création d’emplois est un programme en soi dans une société où le plein-emploi a disparu. « Un travail décent reste souvent la condition de réalisation d’autres valeurs », complète Jacques Freyssinet, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales. Mais évoquer ainsi le travail, c’est aussi parler entre les lignes de ceux qui ne travaillent pas – et des raisons sous-jacentes de cet état de fait. Selon Dominique Méda, une telle occurrence peut rapidement pencher vers une stigmatisation accrue des demandeurs d’emploi, jugés oisifs.

Cette stratégie politique s’illustre actuellement « avec le retour de la question de la fraude sociale, mais également des pénuries de main-d’œuvre et des emplois vacants ». Un emploi avant tout, car il s’y joue aussi un statut dans la société. A contrario, ceux qui travaillent doivent en être récompensés. « Le travail doit payer », répètent plusieurs ministres du gouvernement actuel, sous-entendant qu’il doit surtout mieux payer que l’inactivité. En arrière-plan, il est avant tout question du système de protection sociale.

Son accès reste fondé sur l’emploi grâce aux cotisations prélevées. « Les réformes récentes du système de protection sociale vont au-delà des droits acquis et exigent des bénéficiaires des contreparties, notamment en travail », relève Michaël Zemmour, maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Et les sommes versées reflètent aussi cette plus ou moins grande injonction à participer à l’effort collectif : « À la différence du minimum vieillesse ou de l’allocation aux adultes handicapés, aux alentours de 900 euros, le RSA reste plafonné à quelque 550 euros, ce qui est bien en-deçà du seuil de pauvreté », précise-t-il.

« S’appuyer sur la valeur travail ne devrait pas servir à détourner l’attention sur les formes actuelles d’organisation du travail »
— Mohammed Oussedik

Le débat se déplace donc plutôt sur les leviers à mobiliser pour accéder à une rémunération juste et digne du travail, pourtant régulièrement complétée par des primes et des allocations ponctuelles pour les ménages les plus modestes. Mais, toujours selon l’économiste, le sujet de la rémunération reste en partie éclipsé par une « obsession française sur la baisse du coût du travail depuis le début des années 1990 avec, de facto, une partie de la rémunération supportée par l’État » et une dépense publique en faveur des politiques de l’emploi en augmentation continue.

Le coût du travail, une obsession

Les perspectives d’une augmentation du SMIC, la réévaluation des minima salariaux dans certaines branches professionnelles et les coups de pouce financiers pour l’embauche des jeunes sont à jauger en miroir d’une succession de mesures d’allègement des cotisations sociales et d’exonération des heures supplémentaires. Ces ressorts varient, voire se confondent de part et d’autre de l’échiquier politique quitte, parfois, à flirter avec le réchauffé. En 2017, la proposition par Benoît Hamon d’un revenu universel avait brusqué les esprits les plus conservateurs, y compris à gauche, qui doutaient surtout de son acceptabilité sociale. À part ça, peu de résonance sur les questions de formation professionnelle, de dialogue social, de santé au travail ou « globalement sur le contenu et le sens du travail », poursuit Pierre-Olivier Monteil.

« Une partie de l’identité de la gauche politique et syndicale s’est construite sur la bataille en faveur de la réduction du temps de travail »
— Thierry Suchère

S’il est néanmoins un sujet qui continue de polariser, à droite comme à gauche, c’est la question du partage du temps de travail, dont le point d’orgue reste le passage aux 35 heures, malgré des mesures successives d’assouplissement de cette durée légale. « Une partie de l’identité de la gauche politique et syndicale s’est construite sur la bataille en faveur de la réduction du temps de travail », argue Thierry Suchère, maître de conférences en économie à l’Université Le Havre Normandie. Plus de 20 ans après, il est encore difficile de trouver un consensus sur le nombre objectif d’emplois créés par cette réforme. La parution d’un rapport censuré de l’Inspection générale des affaires sociales, en 2016, tablant sur une création de 350 000 emplois entre 1998 et 2002, donne encore des sueurs froides à ses pourfendeurs. À ce jour, tant Jean-Luc Mélenchon que son concurrent communiste, Fabien Roussel, se sont déjà prononcés en faveur d’une semaine de 32 heures.

Le travail à l’aune de la pandémie

En 2022, les effets de la crise sanitaire sur le travail pourraient bien avoir un impact sur la réapparition de ce dernier dans les choix électoraux et la manière dont les candidats de gauche, notamment, comptent insister dessus. En campagne, la candidate socialiste Anne Hidalgo a déjà répété à plusieurs reprises la nécessité du « travailler mieux pour vivre mieux ». Son adversaire écologiste, Yannick Jadot, avertissait à la radio que « ceux qui parlent souvent de la valeur travail sont ceux qui maltraitent les travailleurs », renvoyant ainsi la droite à son historique pro-capital. 

Fabien Roussel délaisse, quant à lui, la pente glissante du revenu universel pour promouvoir la garantie d’un « travail universel », un SMIC à 1 500 euros et une hausse du point d’indice des fonctionnaires. « S’appuyer sur la valeur travail ne devrait pas servir à détourner l’attention sur les formes actuelles d’organisation du travail », juge Mohammed Oussedik, secrétaire général de la fédération CGT Verre et Céramique. Avec la pandémie, la place et la reconnaissance du travail ont bénéficié d’un coup de projecteur supplémentaire. L’écart entre l’utilité sociale et les rémunérations associées à certaines professions perçues comme en première ou seconde ligne a été questionné. De même, l’inégalité des conditions de travail a été illustrée par les distinctions entre celles et ceux qui étaient en capacité de télétravailler, de disposer du chômage partiel ou ceux qui, au contraire, ont subi une précarité accentuée. « La question de l’augmentation générale des salaires risque d’être un sujet de campagne et pas seulement pour cause d’inflation », avertit Thierry Suchère.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.

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