Protection sociale : cinq ans de bascule vers un modèle libéral ?

Protection sociale : cinq ans de bascule vers un modèle libéral ?

Au cours de son mandat, Emmanuel Macron a engagé de multiples réformes en matière de protection sociale. L’instauration de droits « universels » a souvent été annoncée et dans cet objectif, des réformes pour uniformiser ou élargir des droits ont été engagées, se doublant aussi de modifications notables sur certaines prestations. Au final, peut-on affirmer que le modèle français est plus libéral et donc moins protecteur ? Émile vous propose une réflexion sur le sujet. 

Par Séverine Charon

Emmanuel Macron, le 30 septembre 2020 à Rukla, en Lituanie (Crédits : Rokas Tenys/Shutterstock).

Depuis 2017, la protection sociale a fait l’objet de nombreuses réformes, même si celle des retraites, qui aurait certainement été la plus marquante, n’a pas été menée à son terme. D’un côté, certains droits sociaux ont été renforcés : l’ouverture de l’assurance chômage aux indépendants et à certains salariés démissionnaires ; le remboursement à 100 % des frais en dentaire, audioprothèse et optique ; les revalorisations de minima sociaux comme l’Allocation adulte handicapé (AAH) ; le minimum vieillesse et la retraite des agriculteurs ; la création d’une branche « dépendance » de la Sécurité sociale. À l’opposé, les APL ont été réduites, le RSA figé, le RSA jeune recalé et l’assurance chômage réformée. Au terme de ce mandat, peut-on dire que le modèle français a été préservé ou bien dénaturé, voire amoindri ? 

Dans le modèle français, tous les risques sociaux ne sont pas couverts selon la même logique et le même fonctionnement, entre une retraite complémentaire Agirc Arrco « bismarkienne », financée par des cotisations sociales et pilotée par les partenaires sociaux et des minima sociaux « beveridgiens », où l’État décide et finance par l’impôt (voir l’encadré page de droite). Et les logiques évoluent : au fil des ans, bien avant Emmanuel Macron, les partenaires sociaux ont été écartés de la gestion de l’assurance maladie, dont ils ne pilotent plus que la branche Accidents du travail.

« Il y a une volonté de “simplifier” et “d’uniformiser” le système de protection sociale en réduisant le nombre de régimes de retraite. »
— Bruno Palier, directeur de recherche à Sciences Po

La volonté d’instituer des prestations universelles

Emmanuel Macron, comme les autres responsables politiques, a souvent évoqué le coût des prestations, et la nécessité d’universaliser les systèmes. « Il y a une volonté de “simplifier” et “d’uniformiser” le système de protection sociale en réduisant le nombre de régimes de retraite, en uniformisant les prestations en santé avec le 100 % santé, voire la grande Sécu, et en rendant l’assurance chômage accessible aux travailleurs indépendants. Cette “universalisation” reste très relative, mais elle est assumée », explique Bruno Palier, directeur de recherche à Sciences Po.

Cette volonté d’universalité est en réalité une référence à Beveridge et donc, au choix, à un modèle libéral ou aux systèmes du nord de l’Europe, plus protecteurs. Le recours croissant au financement de la protection sociale par des impôts et taxes, observé pendant le mandat du président Macron, plaide aussi en faveur de la « beveridgisation » du modèle. « Le programme d’Emmanuel Macron avait une orientation néolibérale visant à limiter la place de l’État et à réduire les prélèvements sociaux », rappelle Jean-Claude Barbier, sociologue au CNRS. « Une fois élu, il a pris des positions très claires, notamment dans un discours prononcé au centenaire du Bureau international du travail (BIT), en juin 2019, qui comportait une condamnation explicite de l’assurance sociale et du salariat comme références dépassées. Mais plusieurs écueils expliquent l’écart entre ce qui était annoncé et les réformes engagées. Ainsi, avec le rythme soutenu des réformes entre 2017 et 2019, la haute administration a été un peu dépassée par les événements et surtout, le mouvement des “gilets jaunes” apparu en novembre 2018, qui a été suivi d’autres mouvements de résistance, a rendu les choses difficiles. Les premières réformes, comme celle des Instances représentatives du personnel (IRP), sont bien passées. Les suivantes ont été plus difficiles à mettre en œuvre. » 

« Il [Emmanuel Macron ] a pris des positions très claires, notamment dans un discours prononcé au centenaire du Bureau international du travail (BIT), en juin 2019, qui comportait une condamnation explicite de l’assurance sociale et du salariat comme références dépassées. »
— Jean-Claude Barbier, sociologue au CNRS

L’une des réformes majeures, celle qui prévoyait d’uniformiser les systèmes de retraite, est mort-née. La France garde ses 42 régimes, sa complémentaire Agirc-Arrco continue pour le moment d’être bismarkienne et le modèle reste mixte. D’autant plus mixte que la seule réforme des retraites initiée est celle de l’épargne retraite, libérale, gérée par des acteurs privés, qui ne changera pas grand-chose au sort des plus fragiles. « Avec les réformes menées pendant le mandat Macron, l’étatisation et la privatisation vont souvent de pair. C’est un système étatisé sous contrainte budgétaire, avec la volonté de développer une activité privée. Ce qui n’est pas couvert est laissé au marché », glisse Bruno Palier. De ce côté, il y a donc une privatisation limitée à la retraite supplémentaire, à la marge, qui bénéficiera aux plus aisés.

Parmi les autres grandes réformes qui pourraient transformer ce système, il y a la création de la branche « dépendance ». Mais cette nouvelle branche n’a pas de financement défini à long terme et ses missions restent floues… « Sur le principe, la création de la cinquième branche n’est pas une réforme négligeable. Mais encore faut-il donner un contenu à ce cadre », explique Dominique Libault, directeur de l’École nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S). 

« À l’issue du mandat Macron, la volonté de réduire la place des organisations syndicales et patronales dans le pilotage de l’assurance chômage ne pose plus question. »
— Claire Vivès, sociologue au Centre d'études de l'emploi et du travail

La gestion de la crise sanitaire ajoute à la difficulté de trancher, car il y a consensus pour dire que la logique en matière de protection sociale a changé avec la pandémie. « Quand arrive la crise sanitaire, Emmanuel Macron va jouer la protection sociale à fond, avec un recours à l’État-providence et des mesures exceptionnelles, comme le chômage partiel, les indemnités journalières maladie versées en dehors de cas de maladie et les tests pris en charge à 100 % », rappelle Dominique Libault. Emmanuel Macron se serait-il converti aux bienfaits du système français ? Pas si sûr, vu le passage en force réalisé sur la réforme de l’assurance chômage, pour un risque qui pèse assez peu dans les comptes de la protection sociale. De plus, certaines réformes sont restées symboliques, comme celle sur le droit au chômage des indépendants : en février 2021, seuls 911 d’entre eux étaient indemnisés. Mais la réforme contribue surtout à l’effacement plus général de la référence au salaire dans l’assurance chômage, selon Claire Vivès, sociologue au Centre d’études de l’emploi et du travail : « À l’issue du mandat Macron, la volonté de réduire la place des organisations syndicales et patronales dans le pilotage de l’assurance chômage ne pose plus question. Le gouvernement a également imposé à l’Unedic de financer un tiers des dépenses d’activité partielle alors que le gouvernement a été le seul décisionnaire des politiques menées. » 

Photo d’illustration (Crédits : Pla2na/Shutterstock).

L’assurance chômage, un concept en mutation ?

L’idée centrale de l’ensemble des réformes menées au cours du quinquennat revient à ne pas reconnaître le chômage comme un risque. « De plus en plus, l’assurance chômage n’est plus une assurance collective, mais une protection individuelle qui fonctionne un peu à la manière d’un compte épargne », estime Claire Vivès. « Il y a 30 ans, le chômage était là pour constituer un salaire de réserve qui donnait les moyens de dire non à n’importe quel emploi. Cette notion a disparu, mais pas seulement en France, comme l’attestent les contrats à un euro en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. C’est pour cette raison qu’il y a une telle obstination à ne pas augmenter le RSA, à ne pas mettre en place de RSA jeune et à ne pas augmenter le SMIC », explique Bruno Palier. 

« De plus en plus, l’assurance chômage n’est plus une assurance collective, mais une protection individuelle qui fonctionne un peu à la manière d’un compte épargne. »
— Claire Vivès, sociologue au Centre d'études de l'emploi et du travail

Reste à connaître les retombées de ce texte entré en vigueur fin 2021. « Avec la réforme de l’indemnisation chômage, l’Unedic a estimé que 800 000 personnes vont perdre ou ont déjà perdu sur leurs allocations. Ce qui n’est pas dit, c’est la manière dont va évoluer la situation de toutes ces personnes, désormais, et si d’autres dispositifs de protection sociale vont convenablement prendre le relais », remarque Jean-Claude Barbier. On peut donc se demander si cette réforme, qui se veut libérale, va effectivement générer des économies substantielles pour notre système de protection sociale…

Entre l’ouverture de nouveaux droits aux indépendants, le renforcement de minima sociaux versés à certaines catégories (handicapés et agriculteurs, notamment), le recours accru au financement par diverses taxes et impôts et la libéralisation de la gestion de certains risques comme le chômage, difficile de dire aujourd’hui si globalement, le modèle français se transforme réellement : il reste mixte et, malheureusement, de moins en moins lisible ! 

Pour Dominique Libault, il y a une bonne raison à cela : « Emmanuel Macron n’a pas opéré un changement substantiel dans le système de protection sociale pour la bonne et simple raison que ce n’était pas dans son programme. ll n’a pas abordé le sujet de la protection sociale en tant que tel dans sa globalité au départ et notamment pour prendre en compte le défi du vieillissement de la population française. Ainsi, il n’avait rien programmé sur le grand âge avant les grèves dans les Ehpad. »

Après cinq ans de mandat, notre système de protection sociale a donc été libéralisé à la marge, sans que l’on puisse vraiment en prédire les conséquences sociales, mais il a d’abord été confirmé dans son hybridation et surtout, dans sa capacité à surmonter les crises immédiates.

Manifestation contre la réforme des retraites en décembre 2019, à Paris (crédits : Ulysse Pixe/Shutterstock).


Protection sociale et libéralisme : de quoi parle-t-on ?

Historiquement, on a distingué deux modèles en matière de protection sociale. D’un côté, le modèle « bismarckien », fondé sur le principe d’assurances sociales, où des cotisations servent à couvrir un risque social. De l’autre, le modèle « beveridgien », où un impôt finance une prestation uniforme pour tous les individus. Dans le modèle bismarckien, les salariés et les employeurs participent au pilotage du système alors que le modèle beveridgien est géré par l’État. Pour autant, il est difficile d’affirmer que l’un ou l’autre est plus protecteur ou plus libéral. 

Si les économies les plus libérales, peu protectrices, sont dites « beveridgiennes », il n’en reste pas moins que la Suède et le Danemark le sont aussi, mais avec des prestations uniformes plus élevées (c’est moins vrai aujourd’hui). La France, avec une retraite complémentaire bismarkienne et des minima sociaux beveridgiens, est qualifiée de « mixte ».

Le sociologue danois Gøsta Esping-Andersen, qui a notamment enseigné à Harvard, a proposé dans les années 1980 une typologie, en fonction de la nature des droits sociaux, universalistes ou minimalistes, assistantiels ou assurantiels, et du niveau de « démarchandisation » du travail, où l’individu conserve des moyens d’existence indépendamment d’une participation au marché du travail. Dans le modèle corporatiste-conservateur, d’inspiration bismarkienne, la protection sociale repose sur le travail salarié, avec un financement basé sur les cotisations sociales. Le système est familiarisé, avec un salarié et des ayants droit. Le modèle social-démocrate ou universaliste, d’inspiration beveridgienne, propose, lui, un niveau élevé de protection sociale pour tous les individus, financé par l’imposition de tous. Le modèle libéral, lui aussi d’inspiration beveridgienne, finance par l’impôt une protection sociale collective centrée sur les plus pauvres, l’accès à la protection sociale se faisant aussi à titre individuel par l’achat d’assurances privées. L’apport de cette typologie est encore reconnu aujourd’hui, même si on lui reproche parfois de manquer de nuance et de ne pas prendre en compte la dimension de genre et la place des femmes.


Cinq ans d’évolution des prestations

2017 Baisse des APL de 5 euros

2018 Fusion de la CMU et de l’ACS au sein de l’AC2S

Première revalorisation de l’AAH

2019 Réforme de l’épargne retraite (loi Pacte)

Début de l’entrée en vigueur du 100 % santé

Seconde revalorisation de l’AAH

Création de l’Allocation des travailleurs indépendants (ATI)

Institution d’un droit aux allocations chômage du salarié démissionnaire

2020 Prise en charge à 100 % des téléconsultations et des tests Covid*

Extension des Indemnités journalières (IJ) maladie aux gardes d’enfants*

Recours massif au chômage partiel*

Revalorisation du minimum vieillesse

Institutions d’indemnités journalières maladie pour les travailleurs indépendants

Création de la cinquième branche de la Sécurité sociale

Première aide exceptionnelle de solidarité*

2021 Revalorisation de la retraite des agriculteurs

Réforme de l’assurance chômage

Seconde aide exceptionnelle de solidarité*

* En italique, les mesures directement liées à la crise sanitaire.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.

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