Serey Chea : "Nous avons parié à fond sur les nouvelles technologies"

Serey Chea : "Nous avons parié à fond sur les nouvelles technologies"

Ces dernières années, l’un des objectifs de la Banque nationale du Cambodge (BNC) a été de moderniser le système bancaire du pays afin de dynamiser son économie. Entretien avec Serey Chea, directrice générale de la BNC.

Propos recueillis par Whyse Média

Le Cambodge a été particulièrement proactif dans l’adoption et le développement de nouvelles technologies relatives aux services bancaires. Pourquoi ?

Serey Chea, directrice générale de la Banque Nationale du Cambodge. (Crédits : Banque Nationale du Cambodge)

Nous avons commencé à nous y intéresser dès 2010. Notre premier objectif était d’accélérer l’émergence, à travers le pays, d’un système bancaire dynamique et régulé susceptible d’accroître l’inclusion financière et de promouvoir l’usage du riel, la monnaie nationale. Avec un accès élargi et simplifié à l’épargne et au crédit, les entreprises investissent et se développent, les individus empruntent et consomment. La croissance s’accélère, la qualité de vie s’améliore et la pauvreté diminue.

Nous voulions que tous les Cambodgiens puissent accéder simplement au financement, c’est-à-dire au crédit, à l’assurance, au dépôt et surtout, au paiement. D’évidence, le meilleur moyen d’y parvenir était de passer par le téléphone mobile, car si seulement 25 % de la population détenait un compte bancaire, on dénombrait déjà 20 millions d’abonnements de téléphonie mobile pour environ 16 millions d’habitants.

Mais la situation initiale était complexe. De nombreux citoyens, notamment dans les zones rurales, n’étaient pas habitués à utiliser un compte bancaire et n’étaient même pas enclins à y avoir recours. En outre, notre système financier comportait un grand nombre d’acteurs indépendants les uns des autres. Cette fragmentation du paysage et l’absence de véritable interopérabilité entre opérateurs limitaient l’efficacité globale du secteur. 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la stratégie que vous avez impulsée à la BNC ?

Pour atteindre notre objectif, il fallait assurer l’expansion concurrentielle des services financiers tout en renforçant leur efficacité. Cela passait par une amélioration de l’interopérabilité et de l’interconnectivité pour fluidifier les transactions entre les institutions bancaires et financières d’une part, et leurs clients d’autre part.

La BNC a d’abord dû mettre en place le cadre réglementaire nécessaire à la modernisation des moyens de paiement. Ensuite, pour les rendre plus rapides, plus sûrs et moins onéreux, donc plus attractifs pour les plus petits utilisateurs y compris en riels, nous avons parié à fond sur les nouvelles technologies. Nous étions convaincus que les applications numériques et une plateforme de paiement numérique seraient les meilleurs outils pour promouvoir l’inclusion financière et l’utilisation de la monnaie nationale.

Nous avons privilégié une approche globale, en multipliant les échanges et le partage d’expérience avec les banques centrales de la région et d’autres, en Asie et en Afrique. C’est à mon sens essentiel pour trouver les bonnes solutions dans un monde où les attentes, les risques, les modes de vie et les technologies évoluent si rapidement.

La BNC s’emploie à jouer un rôle moteur en la matière. Par exemple, pour étendre le système de paiement digital Bakong aux transactions transfrontalières et fournir aux Cambodgiens à l’étranger un moyen sûr et efficace d’envoyer de l’argent à leur famille. Ou encore, pour construire avec ses partenaires un système global multilatéral permettant les échanges d’un pays à un autre. Nous avons porté ce projet au niveau régional en 2022, quand le Cambodge assurait la présidence tournante de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).

Pouvez-vous nous en dire plus sur Bakong, projet emblématique de la BNC en ce domaine ?

Lancé officiellement en 2020 par la BNC avec la collaboration de Soramitsu Co. Ltd (une société de technologie basée au Japon) et de plusieurs institutions financières nationales, Bakong est un système de paiement couvrant l’ensemble du territoire national. C’est une application mobile qui fonctionne de la même façon qu’un porte-monnaie numérique et qui s’appuie sur la technologie blockchain. Mais ce n’est absolument pas une cryptomonnaie. Bakong permet simplement d’opérer des transferts d’argent et d’effectuer des règlements à coût réduit entre banques, institutions financières, particuliers et commerçants de façon instantanée et intuitive, grâce à l’utilisation de QR codes. 

Bakong est un système de paiement couvrant l’ensemble du territoire national. C’est une application mobile qui fonctionne de la même façon qu’un porte-monnaie numérique et qui s’appuie sur la technologie blockchain. (Crédits : Banque Nationale du Cambodge)

Cela transforme pourtant en profondeur notre paysage économique et social. D’abord, Bakong permet aux Cambodgiens, bancarisés ou non, d’effectuer des transferts d’argent et des paiements via leur mobile. C’est essentiel, car gardons à l’esprit que près de 50 % de la population cambodgienne n’a pas de compte bancaire. Bakong est donc un puissant levier d’intégration économique et sociale. Ensuite, l’interopérabilité bancaire que favorise Bakong contribue au dynamisme et à la fluidité du marché monétaire ainsi qu’à la sécurité des établissements concernés. Enfin, le système fonctionnant aussi bien en riels qu’en dollars, le nombre de transactions en monnaie nationale s’accroît, surtout pour des petits montants, le riel étant, de par sa valeur unitaire, plus précis que le dollar.

Quels sont, à ce jour, les résultats identifiés et les perspectives du système Bakong ?

En seulement deux ans, 10,9 millions de Cambodgiens – environ deux tiers de la population – se sont enregistrés sur Bakong et 523 000 d’entre eux l’utilisent quotidiennement. Mais ces chiffres ne traduisent qu’en partie l’impact économique et social de ce système, dont le succès a été salué en 2021 par le prix Nikkei de la meilleure initiative financière inclusive.  

La BNC va continuer à promouvoir l’utilisation de Bakong en tant que système de paiement principal et encourager plus d’institutions financières à intégrer le réseau. Le système n’est pas figé et nous travaillons sans cesse à son amé lioration et à sa plus grande inclusivité, notamment régionale. C’est ainsi que la BNC coopère avec les pays de l’ASEAN pour permettre de transférer de l’argent ou d’effectuer des paiements directement en riels, via Bakong.

Les pays émergents semblent souvent à l’avant-garde dans l’utilisation d’internet pour le développement des services financiers. Comment l’expliquez-vous ?

Un système financier jeune, encore peu développé, permet d’être créatif, d’innover et de tester des outils disruptifs sans subir les freins et la résistance inhérents à un système créé de longue date, très structuré et ancré dans les habitudes.

Bakong montre comment un pays émergent peut réaliser, grâce aux nouvelles technologies, un bond immense en matière d’inclusion financière et de systèmes de paiement, dans un délai court et sans passer par de lourds investissements. 

La BNC ne cesse d’encourager les innovations au sein du système financier cambodgien, en mettant en place les régulations bancaires nécessaires et en assurant par ses contrôles la stabilité, la crédibilité et la pérennité du système. En ce sens, Bakong s’inscrit dans une plus vaste démarche de modernisation globale de l’écosystème bancaire, y compris la microfinance.

« Un système financier jeune, encore peu développé, permet d’être créatif, d’innover et de tester des outils disruptifs sans subir les freins et la résistance inhérents à un système créé de longue date, très structuré et ancré dans les habitudes. »

Comment se porte l’écosystème Fintech au Cambodge ? Que fait la BNC en ce domaine ?  

La paix ayant été enfin parachevée en 1998, nous avons pu libérer le potentiel de l’économie et entrer dans une phase de croissance rapide, portée notamment par un environnement favorable aux affaires, la réintégration dans l’économie mondiale et le développement des infrastructures. L’émergence d’une classe moyenne et d’un secteur privé dynamique a naturellement accompagné cette croissance. Le royaume est ainsi devenu très attractif pour les Fintech, avec le soutien actif de la BNC.

En tant que régulateur, nous suivons attentivement les dernières innovations et les acteurs qui les portent. Nous avons un dialogue nourri avec les entreprises privées pour qu’elles puissent, avec notre agrément, contribuer au développement accéléré de la bancarisation et à l’adoption encore plus rapide de moyens de paiement numériques. Il existe donc au Cambodge un nombre croissant d’entreprises de paiement mobile numérique, sans numéraire, offrant des options de plus en plus variées. Les synergies commerciales entre applications mobiles et systèmes de paiement se multiplient. Ces progrès ouvrent de nouvelles opportunités pour les PME cambodgiennes, les grandes entreprises, mais aussi les particuliers. Avec Bakong, la BNC contribue à stimuler l’émergence d’un écosystème Fintech. La récente Cambodian Association of Finance & Technology rassemble déjà plus d’une centaine de membres.

En quoi l’utilisation des technologies numériques et des applications mobiles est-elle aussi un outil au service du développement de la souveraineté d’un pays ?

Au début des années 1990, le Cambodge était sous administration provisoire de l’ONU. L’inflation était galopante et les Cambodgiens se sont massivement tournés vers la devise américaine, porteuse de confiance. L’économie du pays s’est fortement « dollarisée ». Aujourd’hui encore, les agents économiques réalisent une grande partie de leurs opérations en dollars et en liquide.

Les paiements numériques et Bakong changent la donne. Dans le cadre d’un porte-monnaie électronique, l’usage du riel devient pratique, y compris pour d’importantes transactions, qui seraient plus délicates à réaliser avec des billets. Plus précis que le dollar, il convient aussi très bien aux petits échanges du quotidien. L’usage du riel se développe donc, d’autant plus que nous avons pu le rendre très stable depuis 20 ans et qu’il porte toute une symbolique nationale appréciée des Cambodgiens. 

C’est bien sûr un enjeu d’indépendance et de souveraineté. La forte dollarisation prive la BNC de certains instruments de sa politique monétaire ou en limite l’efficacité, réduisant d’autant sa capacité à agir, notamment en période de crise. Nous poursuivons donc dans cette voie, mais avec prudence et pragmatisme, conscients qu’en matière de monnaie, tout est affaire de continuité et de confiance.  

Cet article a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023, dans le cadre d’un dossier sur le Cambodge, réalisé en partenariat avec la Banque Nationale du Cambodge.



L’économie cambodgienne à la croisée des chemins

L’économie cambodgienne à la croisée des chemins

"Vu d'Estonie, ce qui se joue en Ukraine n'est pas seulement vital pour notre sécurité, mais pour tout le continent"

"Vu d'Estonie, ce qui se joue en Ukraine n'est pas seulement vital pour notre sécurité, mais pour tout le continent"