Que pensent les anciens de Sciences Po ?

Que pensent les anciens de Sciences Po ?

Quelques semaines après avoir entrepris des enquêtes auprès de son personnel, puis de ses étudiants, Sciences Po s’est penché sur le profil, les attitudes et les valeurs de ses anciens. Sciences Po Alumni a élaboré le questionnaire et réalisé l’enquête dont nous vous dévoilons ici les grands enseignements. 

Par Pascal Perrineau

À partir d’un fichier de 51 764 anciens pour lesquels nous disposions d’une adresse e-mail, nous avons adressé en ligne un questionnaire entre le 13 septembre et le 7 octobre derniers. Trois relances ont été effectuées auprès de notre fichier (16 septembre, 23 septembre, 1er octobre) afin de maximiser le nombre de retours. Ceux-ci ont été de 10 115, dont 5 027 réponses complètes. Les réponses incomplètes ont été écartées, ainsi que celles faites en moins de huit minutes, afin de garantir le sérieux des réponses à un questionnaire dont la durée médiane de passation a été de 18 minutes (86 % des répondants ont mis entre 10 et 35 minutes à remplir le questionnaire).

À partir de ces 5 027 réponses, nous pouvons donc dresser un portrait des anciens, définir leur rapport et leur appréciation de l’alma mater, évaluer la relation qu’ils ont avec Sciences Po Alumni pour, enfin, cerner leurs valeurs et leurs attitudes dans la sphère publique. 

Portrait des alumni

Une courte majorité de ceux-ci (51,5 %) est constituée d’hommes. Avec 48 %, la part des femmes s’est stabilisée par rapport à l’enquête qui avait été réalisée en 2015 (48 %). Les rapports entre les diverses strates d’âge sont équilibrés : 36 % de 20 à 40 ans, 39 % de 40 à 60 ans, 25 % de plus de 60 ans. Les alumni sont en général bien installés dans leur vie personnelle : 47 % sont mariés, 19 % sont en couple, 8 % sont pacsés ; 64 % des anciens sont propriétaires de leur logement et 28 % seulement sont locataires ; 64 % sont salariés, 17 % indépendants, 14 % retraités et 3 % seulement sont en recherche d’emploi. Parmi les cadres, ce sont les cadres d’entreprise (32 %) qui l’emportent largement sur ceux de la fonction publique (20 %), devant les professions libérales (14 %) et les chefs d’entreprise (9 %). En termes de revenus du ménage, ils sont en général confortables : 14 % disposent d’un revenu moyen par foyer de moins de 3 000 euros, 28 % entre 3 000 et 6 000, 26 % entre 6 000 et 10 000, 25 % plus de 10 000 euros. 

Quant à la zone de résidence, l’internationalisation est à l’œuvre puisque 20 % des anciens résident à l’étranger (Belgique, États-Unis, Royaume-Uni, Suisse, Allemagne…), 57 % vivent à Paris ou en région parisienne, 23 % étant établis en région (hors Île-de-France). En ce qui concerne le statut national, 86 % sont français et 14 % sont d’une autre nationalité (Allemagne, Italie, États-Unis…). À noter que 15 % sont des binationaux (France, États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Suisse…).

Le poids de la formation à Paris reste très fort : 87 % ont fait leurs études sur le campus de la capitale, 13 % sur un campus de région ; 69 % sont diplômés de la formation initiale, 31 % viennent d’autres filières (dont 11 % de la formation continue de Sciences Po) ; 77 %, enfin, sont détenteurs d’un autre diplôme de l’enseignement supérieur que le seul diplôme de Sciences Po.

Les diplômés des années 2000 sont majoritaires (56 %), devant ceux des années 1980 et 1990 (30 %), ceux des années antérieures représentant un contingent de 14 %. Tous ces diplômés gardent, dans leur immense majorité, un excellent souvenir de leur passage à Sciences Po : 94 % ont « un bon souvenir des années passées à Sciences Po ». Dans aucune sous-catégorie les mécontents ne dépassent la barre des 10 %, sauf chez les alumni à la recherche d’un emploi (11 %), ceux qui sont en difficulté financière (13 %) et ceux qui se positionnent à l’extrême gauche (14 %).

Les anciens et Sciences Po 

Pas moins de 65 % des alumni se sentent proches de Sciences Po, particulièrement chez les adhérents de Sciences Po Alumni (79 %). Le fait d’adhérer à l’association qui rassemble les anciens rapproche de l’institution dans laquelle on s’est formé. Seuls les alumni proches de l’extrême gauche sont une majorité absolue (55 %) à ne pas se sentir proches de Sciences Po. 

La proximité avec Sciences Po est entretenue par des anciens qui ont gardé en majorité un contact physique avec leur alma mater : 61 % sont revenus à Sciences Po depuis le diplôme (surtout pour assister à des conférences et revoir les lieux). Chaque ancien a conservé de son passage à Sciences Po un cercle de relations fidèles : 64 % sont en contact avec au moins cinq « sciencespistes ».

Le passage sur les bancs de la rue Saint-Guillaume a beaucoup contribué à définir l’identité des anciens dans leur vie professionnelle et autre. Ils sont 69 % à considérer que « la formation à Sciences Po compte de manière importante dans ce qui [les] définit aujourd’hui ». Ce pourcentage est particulièrement élevé chez les adhérents de Sciences Po Alumni (76 %), chez les plus de 60 ans et chez ceux qui se positionnent à droite (71 %) ou au centre (70 %). 

Sciences Po n’est pas simplement l’objet d’un attachement pour ce qu’il a été, mais aussi pour ce qu’il est devenu. Pour 81 % des anciens, l’image de Sciences Po en France est bonne, pour 71 % son rayonnement international est bon, pour 64 % « les actions que mène Sciences Po rendent fier d’y avoir étudié ». Enfin, 63 % considèrent que Sciences Po demeure « un espace où peuvent s’exprimer toutes les opinions ». Le pluralisme constitutif de l’ADN de la maison reste pour près de deux anciens sur trois une réalité. Seuls les alumni proches de la droite (41 %) et de l’extrême droite (67 %) sont plus dubitatifs.

Étant donné cette image globale de Sciences Po, on pourrait se dire que la volonté d’aider financièrement l’institution est élevée. C’est ignorer, dans la culture française, la faible culture du don pour les lieux universitaires qui vous ont formé. En effet, en dépit de l’intérêt pour Sciences Po, les financements ne sont pas légion : une petite minorité a déjà fait un don (entre 0,5 et 7 %), ils sont beaucoup plus nombreux à dire qu’ils pourraient le faire (entre 39 et 47 %), entre 37 et 51 % affirmant que, de toutes les façons, ils ne le feraient pas. Les plus hostiles au don sont les anciens qui n’ont jamais adhéré à Sciences Po Alumni, les femmes, les revenus modestes et ceux qui se positionnent à l’extrême gauche. En revanche, les adhérents à Sciences Po Alumni, les anciens de plus de 70 ans, ceux qui disposent de revenus élevés et ceux qui sont proches de la droite et du centre sont davantage donateurs. C’est l’aide aux étudiants et l’aide à l’enseignement et la recherche qui motivent le plus. Les sujets plus extérieurs à la condition étudiante (accueil de réfugiés, transition climatique…) sont davantage considérés comme hors champ du financement. La moyenne des dons déclarés oscille entre 300 euros (transition climatique) et 2 200 euros (enseignement et recherche).

Quelques éléments critiques 

C’est sur les bancs du 27, rue Saint-Guillaume que les anciens ont pu développer leur sens critique et c’est aussi à l’égard de leur institution bien-aimée qu’ils peuvent faire entendre quelques critiques et interrogations.

D’abord, le passage du concours d’entrée à Parcoursup n’a pas été compris par une majorité d’entre eux : 21 % seulement considèrent que Parcoursup est plutôt une bonne chose, 29 % une mauvaise chose, 51 % déclarent ne pas savoir. Au-delà de la procédure d’entrée, certains thèmes occupent, pour des majorités d’anciens ou pour de fortes minorités d’entre eux, une place trop importante dans l’enseignement et le fonctionnement de Sciences Po : le « wokisme » (56 %), l’écriture inclusive (54 %), les études de genre (49 %, avec une rupture générationnelle entre les moins de 30 ans et les anciens plus âgés). En revanche, à leurs yeux, certains sujets occupent une place insuffisante : laïcité (50 %), armée et défense nationale (54 %), collectivités locales (57 %).

Enfin, habitués, pour les générations plus anciennes, à de grandes figures intellectuelles présentes dans le débat public, ils sont 40 % à considérer que l’engagement de la communauté académique de Sciences Po dans le débat public doit augmenter. Ce souhait est particulièrement vif chez les adhérents de Sciences Po Alumni et chez les jeunes alumni. 

L’association Sciences Po Alumni

Associée à la maison mère de l’École libre des sciences politiques depuis ses origines, l’association des anciens, aujourd’hui Sciences Po Alumni, bénéficie d’une excellente notoriété : 98 % des anciens connaissent l’association. 

Néanmoins, le taux d’adhésion reste modéré (29 % seulement sont adhérents) et le turnover de ceux-ci est important (45 % sont d’anciens adhérents). Comme nombre d’associations d’anciens élèves, Sciences Po Alumni connaît un problème de fidélisation. Ce taux d’anciens adhérents est très important dans la génération des 40-49 ans (53 %) et chez les anciens proches du centre (47 %), de la droite (47 %) et de l’extrême droite (49 %). C’est dans ces derniers milieux que le motif de non-renouvellement par désaccord avec la politique et les actions de Sciences Po est le plus significatif. Mais, la motivation majeure du non-renouvellement reste une cotisation considérée comme « trop élevée » ; 26 % des anciens n’ont jamais adhéré : ce pourcentage est même très élevé chez les moins de 30 ans (49 %) et chez les anciens proches de l’extrême gauche (46 %).

Pour l’ensemble des anciens, l’association Sciences Po Alumni bénéficie plutôt d’une bonne opinion (59 %), 24 % en ayant une opinion moyenne et 16 % seulement une mauvaise. Les activités de l’Association qui attirent le plus sont les conférences, les événements festifs et de convivialité. Ensuite arrivent les services plus professionnels (pôle Carrières, networking) qui ne sont mis en œuvre que par une minorité d’anciens, 19 % les utilisant de temps en temps, 1 % les mobilisant souvent (particulièrement les plus âgés).

En ce qui concerne la communication de Sciences Po Alumni, 70 % des anciens distinguent bien la communication de Sciences Po et celle de l’Association ; 65 % des anciens sont satisfaits de l’annuaire des diplômés en ligne, qui constitue la base de référence du réseau des anciens ; 70 % reçoivent la newsletter électronique. Enfin, 82 % des alumni déclarent connaître la revue Émile. Plus d’un ancien sur deux lit régulièrement ou de temps en temps Émile, la newsletter ou les nouvelles mises en ligne sur le site de l’Association ; 39 % lisent Émile et leur appréciation est plutôt élogieuse : 42 % pensent que c’est une revue de qualité, 38 % une revue moyenne et seulement 11 % une revue sans intérêt.

Enfin, quant au destin de l’Association, les anciens – qu’ils soient adhérents ou non – considèrent que cette dernière doit rester indépendante de Sciences Po (51 %), 17 % envisageraient éventuellement de fusionner, 32 % ne se prononçant pas.

Les valeurs des alumni : un certain progressisme hostile aux excès 

Comme chez les étudiants (70 % chez ces derniers, 73 % chez les anciens), les alumni ont le sentiment d’appartenir à une élite. Ils sont, davantage que les étudiants (82 %), satisfaits de la vie qu’ils mènent (91 %). 

Cette population qui va bien et a conscience de sa position privilégiée a gardé un goût profond de la chose publique et de l’engagement. Pour 74 % d’entre eux, les idées politiques occupent une grande place (78 % chez les étudiants). Ils ont une conception positive de la politique : 64 % d’entre eux pensent que les hommes politiques « sont plutôt honnêtes » (51 % seulement chez les étudiants). Néanmoins, ils sont partagés sur le fonctionnement de la démocratie en France : pour 50 %, cette dernière fonctionne mal aujourd’hui (42 % chez les étudiants), 49 % pensent en revanche qu’elle fonctionne bien (58 % chez les étudiants). Les anciens restent sensibles à l’engagement associatif : on note une participation réelle dans le domaine artistique et culturel (25 %), dans le domaine humanitaire et caritatif (25 %) et dans le domaine sportif (33 %). Les différences sont sensibles avec les étudiants dans le domaine des associations de défense des droits LGBTQ+, dans celui de la défense des droits des femmes ainsi que dans celui de la défense de l’environnement. L’engagement strictement partisan n’engage que 13 % des alumni et 11 % des étudiants.

La grande différence politique avec les étudiants du Sciences Po de 2022 est le côté sensiblement plus tempéré de leurs orientations politiques. Les alumni sont nettement plus modérés que les étudiants, avec toutefois un tropisme à gauche. Sur un axe gauche-droite en 10 positions, 45 % se situent à gauche, 37 % à droite, 16 % au centre. Alors que 17 % des étudiants se situent dans les deux cases à l’extrême gauche de l’axe gauche-droite, ce sont seulement 5 % de leurs aînés qui le font. 

Les trois positions qui dominent chez les alumni sont la position 5 (centre, 17 %), la position 4 (gauche modérée, 16 %) et la position 6 (droite modérée, 15 %). Chez les étudiants, ce sont les positions 3 (22 %), 2 (20 %) et 4 (14 %). Comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous, le centre de gravité politique des étudiants est très à gauche, celui des anciens est beaucoup plus équilibré autour d’une position centrale et des familles modérées de la gauche et de la droite. En cela, les anciens sont plus proches que les étudiants de la population française, tout en restant plus à gauche que celle-ci, qui a connu un processus de droitisation vigoureux.

Les anciens, en ce qui concerne la hiérarchie des problèmes pour la France, mettent en première position l’environnement (16 %), suivi immédiatement de la démocratie (15 %) et de l’économie (15 %). La hiérarchie et le niveau des préoccupations étudiantes sont différents : les inégalités (22 % contre 8 % chez les alumni), l’environnement (21 %) et l’économie (11 %).

Population aisée et éduquée, les anciens sont marqués au coin d’un certain progressisme et d’un fort « libéralisme culturel » ; 82 % sont tout à fait hostiles au rétablissement de la peine de mort, 84 % sont favorables à la défense des minorités homosexuelles, 73 % sont en désaccord avec la privatisation des entreprises publiques, 49 % sont favorables à la régularisation des sans-papiers, 48 % à la légalisation de la consommation de cannabis, 29 % seulement pensent qu’il y a « trop d’immigrés en France » et, enfin, une petite minorité de 25 % considère qu’il faudrait « un vrai chef en France ». Le panthéon des personnages politiques que les anciens admirent le plus est caractéristique de leur ouverture au monde et de leur modération : ce sont Emmanuel Macron, Volodymyr Zelensky et Barack Obama. Le trio des étudiants est plus féminisé et marqué par des choix de gauche : Alexandria Ocasio-Cortez, Jacinda Ardern et Emmanuel Macron (cf. l’analyse de Pierre-Henri Bono page suivante).

Le « progressisme » de la majorité des anciens ne va pas toutefois sans une certaine recherche d’autorité et une sensibilité forte à certaines dérives identitaires : 57 % des alumni pensent que « l’autorité est trop souvent critiquée » (34 % seulement chez les étudiants) ; 35 % pensent que « les mouvements féministes vont trop loin » (17 % chez les étudiants), 17 % « pas assez loin » (29 % chez les étudiants), 32 % considérant que ces mouvements ont « une posture équilibrée » (54 % chez les étudiants). Enfin, une très forte majorité d’anciens est hostile à la thèse du « racisme systémique » : 61 % ne sont pas d’accord avec l’idée que « les sociétés à passé colonial comme la France demeurent racistes », contre 53% des étudiants (37 % seulement sont d’accord contre 47 % des étudiants).

Il n’y a donc pas deux mondes opposés qui seraient d’un côté la nouvelle génération étudiante et de l’autre les générations d’anciens. Ces deux mondes partagent beaucoup de choses : un attachement fort à Sciences Po, une puissante affectio societatis vis-à-vis de l’univers de l’institution du 27, rue Saint-Guillaume, le partage de valeurs d’ouverture et de générosité, un même tropisme pour la chose publique… Les générations d’anciens – plus ou moins anciens – sont en revanche plus averties que la génération montante du constat que faisait Albert Camus : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais, ma tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » 



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