Anne Muxel : “La famille permet une imprégnation diffuse des idées politiques”

Anne Muxel : “La famille permet une imprégnation diffuse des idées politiques”

Ce constat n’est pas nouveau. Les enfants héritent de leur famille d’origine des préférences idéologiques stables, qui fonctionnent comme des repères et leur fournissent des grilles de jugement durables. Quels sont les mécanismes à l’œuvre ? La reproduction politique est-elle amenée à évoluer, à l’heure où les partis politiques traditionnels ne trouvent plus grâce aux yeux de la jeune génération ? Émile a rencontré Anne Muxel, auteure de nombreux ouvrages sur la politique et la famille.

Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Anne Muxel (Crédits : Thomas Arrivé/Sciences Po)

Quels enseignements avez-vous tirés de vos divers travaux sur la place de la politique dans les échanges intimes et privés, notamment sur la façon dont celle-ci circule au cœur de la vie familiale ? 

Les chercheurs travaillant sur la socialisation politique montrent que celle-ci se fait au travers de plusieurs vecteurs, notamment l’école et les médias – aujourd’hui, internet –, mais c’est la famille qui en reste le principal creuset. L’institution familiale s’est pourtant fortement individualisée et a connu de nombreuses évolutions ces dernières années : le mariage ne marque plus à lui seul la reconnaissance sociale d’une famille, les naissances issues d’unions libres sont presque une nouvelle norme et les divorces sont en augmentation… On pourrait penser que la transmission par la famille de la politique et de la religion – qui constituent le noyau dur des convictions profondes – a perdu de son efficacité, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit d’un relatif paradoxe, qui montre que la dimension affective joue un rôle important dans la transmission familiale. 

Dans le processus de socialisation politique et de formation des choix idéologiques, ce qui se produit dans la socialisation primaire – soit durant le temps de l’enfance au sein de la cellule familiale – est une imprégnation très importante, car elle se fait dans un temps de construction et de développement des capacités cognitives. Cette imprégnation a parfois lieu à l’insu des parents. En effet, ces derniers ne transmettent pas forcément explicitement leurs choix, ne convoquent pas leurs enfants pour dire qu’ils sont de gauche ou de droite. La transmission opère le plus souvent par des voies affectives, sous-jacentes, intimes, souvent au travers de paratextes connectés aux univers idéologiques (valeurs éducatives, vie quotidienne). 

Néanmoins, la transmission familiale se trouve renforcée lorsque l’exemplarité est mise en avant par les parents. Tout ce qui va être visible compte beaucoup dans la transmission, comme des comportements concrets : emmener ses enfants avec soi lorsque l’on va voter, se rendre à une manifestation, militer dans une organisation syndicale, partisane ou associative… Tout ce qui montre aux enfants, dès leur plus jeune âge, que leurs parents sont impliqués et engagés, contribue à renforcer la transmission. 

Parfois, c’est aussi l’inverse qui se produit, avec des enfants en rupture avec les idées de leurs parents. Quels mécanismes sont alors à l’œuvre ?

Globalement, c’est la continuité dans la transmission des choix idéologiques entre les parents et les enfants qui domine. Entre la moitié et les deux tiers des Français disent s’inscrire dans la continuité idéologique – en termes de positionnement sur l’échiquier politique : droite, gauche ou centre – des choix de leurs parents. Le schéma de la filiation domine en matière d’orientation idéologique. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils votent de la même manière et pour le même parti.

« Entre la moitié et les deux tiers des Français disent s’inscrire dans la continuité idéologique – en termes de positionnement sur l’échiquier politique : droite, gauche ou centre – des choix de leurs parents. »

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les cas de ruptures ne concernent que 10 à 12 % des individus, qui disent avoir complètement changé de camp politique par rapport à leurs parents. Lorsqu’elles sont présentes, ces ruptures se font davantage de la droite vers la gauche. 

On peut aussi repérer des décrochages qui concernent des individus identifiant très clairement leurs parents à gauche ou à droite et qui, personnellement, ne se positionnent ni à gauche ni à droite. Ils décrochent de l’orientation idéologique de leurs parents et optent pour une absence de positionnement au sein de la bipolarité gauche-droite 

Il reste des situations politiques plus difficiles à identifier, notamment quand les parents ont eux-mêmes des choix divergents. Entre un quart et un petit tiers de couples ne votent pas pour le même bord politique. Cela a été mesuré dans les enquêtes que j’ai menées sur ce que j’ai appelé la « politisation intime ». Dans ces cas-là, les enfants captent très tôt les divergences d’opinions qui peuvent entraîner des disputes, des désaccords et déboucher sur des situations familiales inconfortables. Dès lors, il est difficile de dire qu’une filiation opère: l’enfant peut aller du côté de l’un des deux parents ou, au contraire, se mettre en retrait. Dans les cas de situations de socialisation politique conflictuelles, les études ont montré que cela entraîne plutôt une politisation plus faible chez les individus. 

Il semblerait que les mères transmettent davantage que les pères leurs opinions politiques. Est-ce exact ? Pourquoi ?

C’est tout à fait avéré. Cela est lié à la question de l’importance de la matrice affective dans la transmission, qui emprunte des voies souvent invisibles, notamment dans les actes éducatifs de la vie quotidienne, dans les échanges informels entre les parents et leurs enfants. Les femmes – toutes les enquêtes continuent de le montrer – restent plus mobilisées par les tâches éducatives et le travail domestique que les hommes. Les écarts sont toujours importants. Elles passent plus de temps avec leurs enfants et ont davantage d’occasions de contacts, d’échanges éducatifs, qui sont un support pour transmettre des valeurs. Les mères transmettent ainsi davantage leurs choix d’opinions que les pères, notamment en cas d’avis divergents. 

Les études montrent que 52 % des Français ne disent pas leur vote à leur père et 46 % à leur mère. Faut-il en conclure que, parfois, le secret prévaut pour éviter, en cas de divergences d’opinions, d’entacher les relations familiales ? La politique est-elle ou est-elle devenue un sujet risqué ?

Tout à fait. Cela tient à la façon dont la politique va se réfracter dans la famille et peut conforter ou entamer des liens affectifs préexistants. Dans les familles, la plupart du temps, les conflits ayant pour origine un désaccord politique sont redoutés. Quand des divergences sont identifiées et reconnues, on a tendance à faire de la politique un sujet tabou, en ne parlant pas de ce qui peut fâcher, de ce qui peut faire dégénérer une réunion familiale. 

« Lorsque les enfants expriment des choix contraires à ceux de leurs parents, c’est plutôt mal vécu par les parents. Cela signe une sorte d’échec dans la capacité à transmettre à ses enfants la part la plus profonde de ce que l’on est et de ce que l’on pense. »

La politique, comme la religion, relève de l’intimité de chacun. Le secret du vote, conçu à l’origine comme un droit afin que les individus puissent exercer un choix autonome échappant à toute forme d’emprise sociale aliénante, est une manifestation d’une individualisation du rapport à la politique dans sa dimension la plus extrême, la revendication d’une autonomie et d’une liberté. Plus d’un Français sur deux ne dit pas son vote à ses parents. Si cette norme démocratique est bien acceptée – et même revendiquée au sein de l’espace familial –, il n’en reste pas moins vrai que les désaccords peuvent créer des souffrances silencieuses ou rentrées. Lorsque les enfants expriment des choix contraires à ceux de leurs parents, c’est plutôt mal vécu par les parents. Cela signe une sorte d’échec dans la capacité à transmettre à ses enfants la part la plus profonde de ce que l’on est et de ce que l’on pense. Dans ces situations, la politique fait alors souvent figure de tabou. On observe une tension dans la relation éducative, mais aussi affective dans les familles contemporaines : les parents veulent laisser un libre-arbitre à leurs enfants et, en même temps, ils souffrent lorsque des choix contraires s’expriment. 

Comment expliquer les signes d’affaissement de l’identification gauche-droite dans la nouvelle génération ? 

Le clivage gauche-droite connaît des évolutions paradoxales. D’un côté, sa pertinence est remise en cause pour expliquer les clivages et les enjeux politiques dominants dans la société française actuelle (la construction européenne, l’euthanasie, le féminisme, l’égalité). De l’autre, il continue d’agir comme un repère pour se situer en politique. 

Dans une configuration politique de plus en plus complexe, et ce malgré la recomposition macronienne « et de gauche et de droite », ce clivage traditionnel reste un repère élémentaire. Un repère qui s’est du reste polarisé avec l’importance prise par les extrêmes. Quand de plus en plus de Français disent qu’ils ne sont ni de gauche ni de droite, c’est une façon de dire que la politique, avec la globalisation des enjeux, est devenue plus complexe. Ces personnes considèrent que ce clivage n’est pas efficace pour penser la politique. 

Sur le plan de la transmission familiale, on peut penser qu’il y aura, si cette dynamique continue, un affaiblissement du clivage gauche-droite en tant qu’élément constitutif de l’identité politique des individus. À terme, elle peut se diluer ; d’autres clivages s’articulant plus à des enjeux – le souverainisme, l’écologie – pourront prendre le dessus.

Avant 2022, dans les discours politiques, on parlait très peu des familles monoparentales. Lors des dernières élections, Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont tenté de séduire les mères célibataires. Pourquoi cet intérêt soudain ? 

Avec l’évolution et l’individualisation des formes familiales, l’augmentation des divorces et la hausse des unions libres, le nombre de familles monoparentales a fortement progressé ces 30 dernières années. En 2020, l’Insee dénombrait 25 % de familles monoparentales parmi les familles françaises, soit une sur quatre ! Il me semble donc naturel que les pouvoirs publics s’intéressent à cette population. 

Quel est le profil socioéconomique de ces familles ? Cela explique-t-il un vote plus marqué au profit du Rassemblement national ?

Les familles monoparentales – majoritairement des mères seules avec leurs enfants – sont souvent dans des situations de plus grande vulnérabilité économique et de plus grandes difficultés au quotidien. On recense davantage de familles monoparentales dans les catégories populaires. Or, dans celles-ci et chez les femmes employées, on trouve un vote important pour le Rassemblement national. 

Quand des situations de grande précarité familiale se combinent à des situations économiques difficiles, la tentation d’un vote pour le Rassemblement national, incarné par une femme qui plus est – Marine Le Pen – est forte.

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.



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