Grand Écrit - Paul Claudel, poète par destinée, fonctionnaire malgré lui

Grand Écrit - Paul Claudel, poète par destinée, fonctionnaire malgré lui

Sciences Po a accueilli nombre de futurs écrivains. Certains sont restés confidentiels, d’autres se sont imposés sur la scène littéraire française. Les historiens Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy retracent ici le parcours de Paul Claudel.

Par Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy

Paul Claudel (DR)

Il y a peu à dire sur Paul Claudel à l’École libre des sciences politiques, sinon qu’il y fut un élève assidu et moyen. Son œuvre ne semble pas garder de trace de son passage dans les nouveaux locaux de la rue Saint-Guillaume. Les années d’apprentissage au lycée Louis-le-Grand furent d’un meilleur aloi. Là, la complicité de son condisciple Romain Rolland, la découverte des humanités et le goût de la littérature ont forgé la vocation de Paul Claudel ; il sera écrivain, poète même. 

Le temps, pour les jeunes générations, est à suivre les symbolistes sur lesquels règnent l’ombre de Mallarmé et celle de Maeterlinck. Cette vocation, il s’en ouvre à sa sœur Camille dans le nouvel appartement familial du boulevard de Port-Royal. Mais il n’ose le dire à des parents plus soucieux d’une position sociale pour leurs enfants que de soutenir leurs ambitions artistiques. Encore que… Monsieur Claudel père aménage un atelier pour les sculptures de Camille dans la cour de l’immeuble. Paul, bon garçon, suivra les choix paternels et maternels ; il sera fonctionnaire malgré lui. Entré en 1885 à Sciences Po, il a choisi la section administrative, celle qui prépare à la carrière préfectorale, ainsi qu’à celles des directions ministérielles et, pour les plus méritants, ouvre les portes du Conseil d’État. Claudel ne songe pas encore à la diplomatie. Sans doute cherche-t-il un poste et une fonction qui lui donneraient la liberté matérielle de se consacrer à son art. 

Il passe trois ans à Sciences Po, préparant en parallèle une licence de droit. C’est un élève assidu, scolaire même. Ses notes sont satisfaisantes sans être excellentes. Le jeune homme est taciturne, préoccupé. Le drame intime qui se joue depuis ce jour de Noël 1886 à Notre-Dame, personne en vérité ne le soupçonne. Et dans le récit de sa conversion – « en un instant mon cœur fut touché et je crus », écrit-il 25 années plus tar d –, Claudel décrit un enfant malheureux, pas un élève de Sciences Po. C’est dans l’écriture que le jeune homme trouve un remède salutaire à la crise qui lui dévore l’âme. Il sort toutefois diplômé en juin 1888, brillamment même. Il en est le premier surpris. Il a, en outre, rédigé un mémoire remarqué sur « l’impôt sur le thé en Angleterre ». Ce sera sa toute première publication, dans les Annales de l’École libre des Sciences Politiques datées de 1889, l’ancêtre de notre Émile. 

Le garçon sort de l’École, il n’est pas encore majeur, il reste indécis sur son avenir professionnel. Un an et demi plus tard, il entre au Quai d’Orsay, peut-être moins par vocation que pour fuir un monde trop terne, lui qui a entrevu l’infini. En 1882, il quitte l’appartement familial et, en février de l’année suivante, est nommé vice-consul à Boston. La carrière d’écrivain diplomate commence et avec elle, une œuvre d’une immense poésie. Il sera ambassadeur à Tokyo, Washington et Bruxelles, académicien, et son théâtre – Partage de midi, Le Soulier de satin – l’imposera comme le grand poète mystique du XXe siècle français. 


EXTRAITS


Tête d’Or

Il faut relire cette page de Tête d’Or, rédigée l’année de sa sortie de Sciences Po, plus de deux ans après la puissante manifestation spirituelle de Notre-Dame. Elle révèle, sans doute, un peu de l’état d’esprit de l’étudiant de la rue Saint-Guillaume, sur le chemin de son « difficile avenir ».

« Me voici,

Imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues,

Et je tourne la face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !

Je ne suis rien et je ne peux rien. Que dire ? que faire ? À quoi emploierai-je ces mains qui pendent ?  ces pieds qui m’emmènent comme les songes ?

Tout ce qu’on dit, et la raison des sages m’a instruit

Avec la sagesse du tambour ; les livres sont ivres.

Et il n’y a rien que moi qui regarde, et il me semble

Que tout, l’air brumeux, les labours frais,

Et les arbres et les nuées aériennes,

Me parlent avec un langage plus vague que le ia ! ia ! de la mer, disant :

« Ô être jeune, nouveau ! qui es-tu ? que fais-tu ?

Qu’attends-tu, hôte de ces heures qui ne sont ni jour ni ombre,

Ni bœuf qui hume le sommeil, ni laboureur attardé à notre bord gris ? »

Et je réponds : Je ne sais pas ! et je désire en moi-même

Pleurer, ou crier,

Ou rire, ou bondir et agiter les bras !

« Qui suis-je ? » Des plaques de neige restent encore, et je vois la haie des branches sans ombre

Produire ses bourgeons, et l’herbe des champs,

Et les fauves brebillettes du noisetier ! et voici les doux minonnets !

Ah ! aussi que l’horrible été de l’erreur et qu’il faut s’acharner sans voir

Sur le chemin du difficile avenir

Soient oublié ! ô choses, ici, 

Je m’offre à vous ! 

Voyez-moi, j’ai besoin

Et je ne sais de quoi, et je pourrais crier sans fin

Comme piaule le nid des crinches tout le jour quand le père et la mère corbeaux sont morts !

Ô vent, je te bois ! ô temple des arbres ! soirée pluvieuse !

Non, en ce jour, que cette demande ne me soit pas refusée, que je forme avec l’espérance d’une bête !  »

Tête d’Or, première édition à compte d’auteur en 1889. Une seconde rédaction paraît en 1894.
La pièce a été créée le 21 octobre 1959 à l’Odéon par Jean-Louis Barrault sur une musique d’Arthur Honegger et une adaptation scénique de Pierre Boulez.


Mémoires improvisés

Sur le tard, l’ancien ambassadeur et académicien Paul Claudel se souvient un peu de son passage à Sciences Po dans une série d’entretiens pour la Radiodiffusion-Télévision française, en 1951. Ces entretiens furent publiés par son éditeur, Gaston Gallimard.

« Paris m’étouffait. La vie de famille m’étouffait. Je désirai surtout me donner de l’air (…) Il fallait par conséquent que je trouve un métier qui soit une ouverture pour moi et qui me donne de l’air (…) J’ai préparé le Conseil d’État, mais le Conseil d’État m’assommait à mort (…) M’étant d’abord destiné à la carrière de mon père (…) j’ai suivi pendant quatre années les cours de l’École libre des Sciences Politiques dont j’ai obtenu le diplôme pour la section administrative. » Préparant le diplôme en l’espace d’un mois « j’avais un professeur particulier qui, en quelques semaines, m’a donné une formation, mon Dieu, assez rudimentaire. » Reçu premier, « j’en suis encore à me demander comment et pourquoi. »

Mémoires improvisés, NRF, 1952

Cette chronique a initialement été publiée dans le numéro 27 d’Émile, paru en mars 2023.



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