Intelligence artificielle : quel essor sur le continent africain ?

Intelligence artificielle : quel essor sur le continent africain ?

En Afrique, les projets reposant sur l’Intelligence artificielle foisonnent et les entreprises spécialisées dans le domaine se multiplient. Émile a souhaité interroger deux alumni dont les travaux nourrissent ce constat et enrichissent la réflexion sur ce sujet.

Propos recueillis par les membres du Cercle Afrique de Sciences Po Alumni

Cette image d’illustration n’est pas “réelle”. Elle a été créée via l’Artificial Intelligence Art Generator de ChatGPT en tapant les mots-clés suivants : « business » et « Africa ».

Tout a-t-il déjà été dit au sujet du développement de l’Intelligence artificielle ? Depuis l’arrivée fracassante, fin 2022, d’outils accessibles à tous permettant de générer textes, images, sons et vidéos en utilisant l’IA, il n’est pas un média qui n’ait évoqué un changement. Principalement issu du monde occidental, ce bouleversement affecte inégalement le reste de la planète et invite à la discussion sur l’appropriation et l’utilisation de ces technologies. 

En Afrique du Sud, l’Institut africain des sciences mathématiques a lancé une maîtrise en Intelligence artificielle, parrainée par Facebook et Google. À Lagos, le centre Data Science Nigeria se donne pour objectif de former un million de Nigérian(e)s en science des données d’ici 2027 pour faire du pays un partenaire idéal à l’échelle internationale. Ce foisonnement interpelle le monde de la recherche africain : la Sud-Africaine Rachel Adams a fondé, en 2022, l’Observatoire africain de l’intelligence artificielle responsable (OAIAR) pour travailler sur les questions éthiques que pose l’IA.

Youcef Rahmani: “Pour une souveraineté numérique africaine”

Youcef Rahmani (D.R.)

Doctorant en droit à Oxford, l’entrepreneur algéro-britannique Youcef Rahmani (promo 18) a cofondé, en 2020, la start-up ToumAI. Sa structure traduit et analyse, via l’IA, les verbatims de clients, consommateurs et communautés locales, en langues vernaculaires africaines, pour en tirer des analyses de performance ou d’impact pour les entreprises et les fonds d’investissement.

Comment et pourquoi avez-vous cofondé ToumAI Analytics ?

Peu après le début de la pandémie de Covid-19, j’ai rencontré un réseau d’ingénieurs et d’experts des données qui travaillaient sur le traitement de données linguistiques naturelles [Natural Language Processing, NLP], une technologie encore expérimentale à l’époque. Ils proposaient déjà un outil de satisfaction client permettant à une banque marocaine d’automatiser le traitement des commentaires de leurs clients en darija, le dialecte local. Auparavant, ce travail d’analyse était fait manuellement, ce qui était très coûteux et chronophage, surtout lorsque les clients répondaient à des questions ouvertes en dialecte marocain. J’ai rejoint l’équipe fondatrice au moment où une réflexion était menée autour de l’analyse d’impact social pouvant être faite avec cet outil. Nous travaillons encore sur l’optimisation de l’outil satisfaction client aujourd’hui, mais ce n’est pas l’intégralité de nos activités. Beaucoup d’entreprises sont intéressées par nos solutions pour déceler de nouveaux enseignements sur le marché africain et nous cherchons aussi à soutenir des ONG et organismes à but non lucratifs qui voudraient se servir de l’IA.

L’apparition d’outils génératifs reposant sur l’IA tels ChatGPT ou Midjourney, accessibles à tous, a-t-elle changé quelque chose pour vous qui travaillez dans l’IA depuis quelques années ?

Nous avons pu observer le progrès des outils de l’IA depuis quelque temps déjà, nous savions que l’arrivée de ces outils était imminente. C’est en effet une révolution massive que certains comparent, en magnitude, à l’invention de l’imprimerie.

Mais il faut garder à l’esprit que le facteur le plus important dans la performance de ces outils n’est pas leur sophistication, mais les données sur lesquelles ils sont entraînés. Si les données sont rares, tout modèle d’IA, si élaboré soit-il, ne sera pas précis. Or, les données en langues africaines restent beaucoup moins nombreuses en ligne que dans les principales langues occidentales, donc il est difficile de développer des outils sur cette base. On pourra traduire un mot du wolof vers l’anglais, certainement, mais la traduction de sentiments et de nuances s’annonce beaucoup plus compliquée. Et ce n’est que pour parler des écrits ! Quand on travaille sur des données audio, il faut aussi entraîner la machine à reconnaître des sons dans une langue dont les données en ligne sont rares. Des géants comme Google disposent de davantage de données en langues africaines, mais elles ne sont pas en open source.

Certaines initiatives open source commencent à essaimer sur le continent et on essaie d’y prendre part pour constituer des bases de données en langues locales. On a travaillé par exemple avec la plateforme sénégalaise GalsenAI et le laboratoire MILA sur le projet SpeechBrain pour assembler des données en wolof. Tout cela peut permettre, par exemple, le développement d’applications mobiles par d’autres entrepreneurs, notamment à destination des personnes illettrées, qui ont besoin de parler à l’application pour s’en servir pleinement.

« Certaines initiatives open source commencent à essaimer sur le continent et on essaie d’y prendre part pour constituer des bases de données en langues locales. »
— Youcef Rahmani

La construction de cet écosystème IA se fait-elle plutôt dans une atmosphère de concurrence ou de collaboration ?

La collaboration n’est pas très facile dans le domaine, surtout avec les inégalités que l’on retrouve dans le financement des start-up, qui bénéficient plus facilement de soutien auprès d’investisseurs américains ou européens. En Afrique du Nord, on observe un certain nombre d’entreprises françaises qui commercialisent des modèles performants permettant d’analyser les dialectes locaux sur les réseaux sociaux.

Pourtant, c’est un domaine dans lequel nous devrions avoir une souveraineté numérique africaine et développer des outils natifs sans se faire absorber par des concurrents étrangers mieux financés. Même si les initiatives open source permettent plus de collaboration, du moment qu’il commence à y avoir un aspect commercial, tout se fait de manière plus secrète. Mais on constate aussi de belles initiatives en faveur de la souveraineté africaine sur les économies numériques, avec des banques et VCs [capital-risque, NDLR] africains, qui sont très au fait de ces questions et commencent à financer des projets issus du continent.

Diriez-vous que le continent africain n’est pas touché de la même manière que le monde occidental par la révolution de l’IA ?

L’IA avance plus vite là où on a beaucoup de données numérisées. Or les pays africains sont différents les uns des autres sur ce point, certains sont plus numérisés, comme le Nigeria ou le Kenya, où on observe plus de confiance dans l’IA. Au Kenya, où la monnaie mobile est la norme, on aura des possibilités d’utilisation d’IA plus vastes qu’en France sur certains points. Dans d’autres domaines, comme celui des médias, la révolution de l’IA peut se faire plus lentement en Afrique, où de nombreux journaux et stations de radio en langue locale ne sont pas accessibles sur internet. Donc je dirais que les secteurs de la vie en Afrique qui sont le plus numérisés devraient être bouleversés plus rapidement que les autres. Cela entraîne un risque de hausse des inégalités entre pays, zones et secteurs qui sont connectés à internet, et ceux qui le sont moins.

On entend beaucoup que l’Afrique est un « continent agile » parce que « tout reste à y construire », qu’on peut y déployer la 5G sans avoir à passer par l’ADSL ni la 4G. Toutefois, les processus d’adoption des nouvelles technologies peuvent être plus longs, ralentis par les systèmes en place. Par exemple, les acteurs publics peuvent être plus réticents à rendre publiques certaines bases de données, notamment lorsque la transparence et la mise en commun des données, qui va de pair avec les outils IA, ne sont pas une priorité politique.   


Kwamou Eva Feukeu : “Laisser la place au passé dans la construction de notre futur”

Kwamou Eva Feukeu (Crédits : Johanna Detering)

Chercheuse en droit comparé décolonial à l’Institut Max-Planck de droit privé international et comparé, et spécialiste des systèmes anticipatoires, Kwamou Eva Feukeu (promo 18) a travaillé pendant quatre ans comme coordinatrice Afrique pour l’unité Prospective et Littératie des futurs. Cette discipline, fondée sur la capacité à comprendre pourquoi et comment nous anticipons, nourrit l’analyse de Kwamou Eva Feukeu sur le rapport du continent africain aux nouvelles technologies, dont l’IA.

Comment votre expertise en littératie des futurs (FL) vous fait-elle appréhender la révolution technologique en cours, notamment de l’Intelligence artificielle ?

Notre méthode phare utilise une approche en trois ou quatre temps : on va imaginer des futurs probables, souhaitables, puis des futurs scénarisés inconnus, avant de revenir au présent pour se demander ce que l’on a appris de ce voyage à travers le temps.

Je constate, lors de ces ateliers, une tendance à associer tout futur à un impératif technologique : on ne parle plus du « futur du foyer » sans entendre parler de maisons connectées, alors même qu’en 2050, ce futur ne sera pas la réalité de tous. Ce prisme technologique participe d’une logique d’harmonisation des futurs, menant à la standardisation des goûts et des normes.

Lorsqu’un participant pense un monde différent, il est tiraillé entre ces moyens majoritairement d’uniformisation et les différences qu’il cherche à faire valoir. 

Quels futurs penser lorsque le présent est transformé par des technologies comme l’IA, de plus en plus performante et généralisée ?

Par définition, le futur n’existe pas encore, donc on ne peut pas y voir plus clair. Certaines choses peuvent être prévisibles, d’autres non. Mais il faut qu’on soit à l’aise avec la notion d’incertitude, qu’on apprenne à penser l’imprévisible.

Pour l’instant, en tant que professionnels ou parents, nous avons souvent un devoir de réponse dans nos activités, et la technologie est souvent perçue comme une réponse. Pourtant, on ne doit pas s’imaginer sauvés par une technologie, mais continuer à se penser comme acteurs du futur. Ce qui n’exclut pas l’usage de l’IA, bien au contraire. Mais il faut rappeler qu’il y a toujours des acteurs derrière le développement d’une technologie. L’IA vient de quelque part : quand on nourrit un algorithme, on lui donne des variables, mais aussi des objectifs comme l’optimisation ou l’efficience. Mais ce n’est pas nécessairement un objectif qui fonctionnera pour le meilleur de l’humanité, car l’humain a montré qu’il pouvait être très efficace tout en détruisant sa planète.

De quelle manière l’Afrique est-elle touchée par ces mutations technologiques ?

On a constaté, tardivement que le Kenya et le Nigeria, bien avant le Brexit et les élections américaines de 2016, avaient servi de cobayes à des stratégies de manipulation électorale par des entreprises comme Cambridge Analytica, utilisant des outils de traitement des données de masse pour influencer des populations. Cette position de cobaye de l’Afrique n’est pas nouvelle, c’est une logique qui n’a pas encore été assez remise en question.

Par ailleurs, le continent n’est pas épargné par ces désirs d’uniformisation : dans les ateliers que je mène en Afrique, quand on pense le futur de la culture, un élément qui revient souvent est le besoin d’une langue commune pour une meilleure communication entre Africains, ignorant ainsi le polyglottisme actuel d’une grande partie des populations.

Comment se réapproprier en Afrique des outils comme l’Intelligence artificielle, qui peuvent reproduire des biais occidentaux ?

Un certain nombre de chercheuses ont déjà tiré la sonnette d’alarme à ce sujet, comme évoqué dans le documentaire Coded Bias, sur Netflix (2020). Joy Buolamwini – militante numérique américano-ghanéenne basée au MIT Media Lab – y met en avant la difficulté d’identification des peaux noires par des outils de reconnaissance faciale, et toute la violence que cela peut représenter.

À l’inverse, on peut penser l’IA comme un outil qui permettrait un meilleur équilibre dans les relations Afrique-Occident, permettant de valoriser nos différences. Cela pose la question de la révision des enseignements : sur tous les continents, il est nécessaire de développer un apprentissage technique et philosophique accompagnant le développement de l’IA. Au-delà de former les jeunes aux nouvelles technologies, il faut mettre l’accent sur le savoir-être et le développement des capacités d’adaptation.

L’un des avantages en Afrique est la connaissance des effets des biais de l’IA ; on sait déjà ce que c’est d’être une minorité dans le développement de technologies. On sait ce que c’est de ne pas être reconnu par certains logiciels de reconnaissance faciale, on a déjà appris à créer et à réadapter un certain nombre d’outils. Par ailleurs, l’appropriation des nouvelles technologies peut aussi être très rapide en Afrique du fait de certaines spécificités du continent. Par exemple, le développement des notes vocales sur WhatsApp a été assez précoce pour répondre aux niveaux d’alphabétisation inégaux selon les populations. Certaines initiatives visent aussi à développer les livres audio pour des personnes qui parlent français, mais ne l’écrivent pas, ou parlent d’autres langues.

Dans cet esprit, au Mali, les espaces de formation Kabakoo Academies encouragent la complémentarité entre savoirs traditionnels et nouvelles technologies, et soutiennent l’idée qu’un savoir n’est pas supérieur à un autre. Seule la capacité à rendre tout savoir et toute technique pertinents dans un contexte spécifique sera considérée comme supérieure. Cela évite l’écueil de présenter l’IA soit comme un demi-dieu qui répond à tous les problèmes, soit comme une technologie fondamentalement mauvaise ; tout dépend ce que l’on en fait. On peut apprendre à la fois la maîtrise d’outils IA et une technique ancestrale de tissage d’indigo sans avoir à hiérarchiser ces deux savoirs. Cela revient à toujours contextualiser les savoirs et les techniques dans notre approche des technologies.

Cela nous amène aussi à penser une technologie fondée sur la connexion et pas seulement sur la traduction. Car la traduction, seule, d’un mot de l’anglais sur ChatGPT vers une langue africaine, ne lui retire pas l’aspect colonial qu’il peut porter ; ce n’est pas parce qu’on change le vernis qu’on change la toile. 

Il nous faut plutôt penser des espaces culturels de conversation entre humains, où chacun peut être à l’aise, et la technologie a sa place pour nous aider à développer ces espaces. J’invite à développer, sans essentialisme, des pensées africaines de la technologie reposant sur une approche critique et polycentrique.

« J’invite à développer, sans essentialisme, des pensées africaines de la technologie reposant sur une approche critique et polycentrique. »
— Kwamou Eva Feukeu

De quelle façon chacun d’entre nous peut-il imaginer des futurs qui lui soient propres, libérés de préjugés ?

Je répondrai par une anecdote : il y a trois ans, j’ai animé aux États-Unis un atelier sur le futur de l’Amérique noire auprès de chercheurs et artistes afro-américains. Un groupe de travail a élaboré un futur dans lequel nous aurions à notre disposition des robots répondant à nos besoins. Au fur et à mesure que les membres du groupe développaient leur scénario, ils se sont rendu compte qu’ils reproduisaient un schéma d’esclavagisation.

Venant de personnes familières des questions de la traite transatlantique, l’élaboration d’un scénario reproduisant un système d’oppression pouvait surprendre. L’idée n’est pas de les blâmer, mais plutôt de souligner qu’il est difficile d’imaginer un futur qui ne soit pas basé sur ce qu’on a retenu du présent et du passé.

On ne peut pas imaginer un futur déconnecté du passé et du présent, mais le futur est un multi-domaine où personne ne sait qui a raison ou tort. En 2018, quelqu’un qui aurait prédit un confinement de plusieurs mois n’aurait pas été pris au sérieux. Et pourtant, il aurait vu juste. Personne ne sait ou ne sait pas prédire le futur, il n’y a que des savoirs en présence que l’on peut confronter et échanger.

Lors de cet atelier, c’est en discutant de ce scénario basé sur les robots que l’on a, ensemble, réfléchi à une alternative, une société basée sur la guérison, avec un système scolaire basé sur cette notion, dans lequel on apprendrait la psychologie, plusieurs techniques de thérapie, une histoire fondée sur la transmission avec différents acteurs ancestraux, par exemple. Cela nous invite à laisser toute sa place au passé sans se ruer impérativement vers le « bon futur unique ». 

Mon alerte est de ne pas enfermer le continent dans cette logique de futurs uniques. Jusqu’à aujourd’hui, ses États se voient imposer une logique de long terme, guidés par des objectifs à atteindre d’ici à 2050 pour sortir de leurs problèmes en ignorant bien souvent les expériences de leur passé. l


Cet article a été initialement publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.


Chloé Ridel, (re)bâtisseuse socialiste

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