Martin Ajdari :  "Le numérique est un levier d'enrichissement du lien avec le public"

Martin Ajdari :  "Le numérique est un levier d'enrichissement du lien avec le public"

Le directeur général adjoint de l’Opéra de Paris exerce depuis plus de 20 ans des fonctions de direction au sein de diverses institutions culturelles publiques. Diplômé de Sciences Po en 1991, cet ancien élève de l’ENA (promotion René Char) nous livre son regard sur les défis sociétaux et citoyens actuels de ces institutions. Quelles réponses face à l’accélération des usages du numérique ? Comment répondre aux défis du développement durable, tout en partant à la conquête de nouveaux publics ?

Propos recueillis par Whyse Media

Martin Ajdari, directeur général adjoint de l’Opéra de Paris. (D.R.)

Depuis plus de deux décennies, vous êtes un dirigeant du secteur public de la culture, que ce soit dans l’audiovisuel ou dans de grandes institutions culturelles. Pouvez-vous nous décrire votre parcours ?

À ma sortie de l’ENA, qui a succédé à Sciences Po, j’ai débuté au ministère des Finances, à la direction du Budget, puis en cabinet ministériel, auprès de Laurent Fabius et de Florence Parly, avant de rejoindre la direction du Trésor, où je me suis occupé de financement du logement. En 1999, j’ai eu la chance de travailler avec Jean-Paul Cluzel, alors Président-directeur général de RFI, puis de Radio France, qu’il m’a proposé de rejoindre en 2004 en tant que directeur général chargé du pôle Ressources. Cette expérience dans le secteur audiovisuel et culturel public m’a conduit une première fois à l’Opéra national de Paris, en 2009-2010, puis à France Télévisions entre 2010 et 2014, sous la présidence de Rémy Pflimlin.

J’ai ensuite passé cinq années au ministère de la Culture, notamment à la tête de la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), qui couvre les secteurs du livre et de la lecture publique, de la télévision et de la radio, de la presse et de la musique enregistrée. Cette direction a pour objectif de favoriser le développement des acteurs publics et privés tout en œuvrant, par la réglementation (quotas de diffusion francophone, prix unique du livre…) et les interventions économiques, à la diversité culturelle et au pluralisme des courants d’opinion. Avec pour enjeu passionnant d’adapter ces outils à un monde dans lequel les usages numériques et les grands acteurs digitaux ont pris une place prépondérante. Et depuis 2020, à l’Opéra de Paris, je suis chargé, auprès du directeur général Alexander Neef, de l’animation de l’ensemble des équipes et de la stratégie économique, commerciale, sociale et sociétale de l’établissement, en lien avec les pouvoirs publics.

« La perception directe de l’engagement artistique, vocal, parfois athlétique des artistes, dans sa force comme sa fragilité, la vibration de la musique en fosse que l’on ressent physiquement, tout cela procure des émotions uniques. »

La crise sanitaire a été l’occasion d’accélérer le développement des usages numériques. Quels sont les moyens mis en œuvre par l’Opéra de Paris pour développer son offre en la matière ? 

Notre conviction profonde est que l’expérience vécue en salle est irremplaçable de par sa dimension sensorielle et collective, partagée par tous les spectateurs, dans une unité de temps et de lieu. La perception directe de l’engagement artistique, vocal, parfois athlétique des artistes, dans sa force comme sa fragilité, la vibration de la musique en fosse que l’on ressent physiquement, tout cela procure des émotions uniques. 

Pour autant, le numérique est un outil indispensable de communication et de commercialisation (75 % du chiffre d’affaires de la billetterie est réalisé en ligne). Il est aussi un levier d’enrichissement du lien avec le public, en déclinant et en valorisant la programmation grâce à la diffusion de nos captations audiovisuelles sur nos plateformes ainsi qu’en dévoilant les coulisses, les métiers et les savoir-faire de l’Opéra… Sur les réseaux sociaux, nous sommes passés de 1,2 million d’abonnés en 2018, avant la crise sanitaire, à plus de deux millions aujourd’hui : plus d’un million sur Instagram, 500 000 sur Facebook et environ 400 000 sur Twitter. Ces réseaux sont devenus indispensables pour communiquer en temps réel lors d’un changement de distribution, par exemple, et ce sont des canaux qui proposent des contenus très spécifiques, avec des interviews et des photos inédites. Les nouvelles générations étant très ouvertes aux pratiques culturelles numériques, nous avons par ailleurs lancé aria, au printemps 2020, une web application éducative ludique destinée aux 15-30 ans qui permet de découvrir et de se familiariser avec les univers de l’opéra et du ballet, notamment au travers de quiz. 

L’opéra Garnier (Crédits : Jérôme Labouyrie / Shutterstock)

L’Opéra de Paris s’est doté, pendant la crise sanitaire, d’une plateforme de streaming. Comment avez-vous lancé cette nouvelle forme de diffusion ?

Nous avons en effet lancé une plateforme de streaming, L’Opéra chez soi, en quelques semaines, fin 2020. La Bayadère y a été diffusée en direct le 13 décembre 2020, alors que tous les théâtres restaient fermés au public. Prise dans l’urgence de la crise sanitaire, cette décision répondait également à une nécessité stratégique, car l’Opéra de Paris doit pouvoir rendre accessible et faire rayonner son patrimoine partout dans le monde, à l’instar de ses trois ou quatre grands homologues que sont le Met (New York), la Scala (Milan), le Royal Opera House (Londres) ou l’Opéra de Vienne. 

En mars dernier, nous avons refondu cette plateforme, désormais dénommée Paris Opera Play (POP), une marque plus simple et internationale, commercialisée sous forme d’abonnements. Nous proposons à nos abonnés, outre un catalogue d’une centaine de captations d’opéras, ballets et concerts, la diffusion, une fois par mois, d’un spectacle en direct. L’offre sera enrichie par des documentaires sur l’opéra ou la danse et par des contenus exclusifs tels que des master class animées par nos danseurs

« Si l’on veut que notre public reflète la diversité d’origines de la société française, il faut que toutes ses composantes se retrouvent dans les œuvres que nous proposons sur scène. »

Comment l’Opéra de Paris fait-il face au réchauffement climatique et, plus généralement, aux objectifs de développement durable ?

Avec près de 400 levers de rideau par an, l’activité de l’Opéra mobilise d’importantes ressources pour permettre à la commande artistique de prendre vie dans nos deux théâtres. Ces derniers représentent de vastes espaces, d’une surface totale de 185 000 m2, qu’il faut chauffer ou climatiser selon la saison, pour y accueillir dans les meilleures conditions des spectateurs en provenance de toute l’Île-de-France et au-delà (20 % de spectateurs étrangers) venant admirer des interprètes originaires du monde entier. La conciliation de notre activité, intrinsèquement consommatrice d’énergie, avec les objectifs de développement durable est donc un défi permanent. Par exemple, la consommation d’électricité de l’Opéra de Paris est comparable à celle d’une ville de 8 000 habitants. 

Notre priorité a été de prendre la mesure de cette empreinte environnementale, avec un premier bilan carbone réalisé en 2022, afin de pouvoir la maîtriser et la réduire grâce aux mesures formalisées dans notre plan d’action. Par exemple : demander aux artistes de prendre le train quand ils le peuvent, favoriser les mobilités douces des salariés, diminuer la température de chauffage dans nos bureaux et dans nos espaces artistiques et investir massivement dans la rénovation de nos théâtres. La grande façade vitrée de l’Opéra Bastille sera ainsi entièrement rénovée dans les prochaines années. De même, nous aurons terminé l’an prochain le remplacement de l’ensemble de nos éclairages en LED, cinq à six fois plus économes. Cela représente des millions d’euros d’investissement par an, mais les enjeux sont là. L’Opéra de Paris s’attache également à préserver les ressources naturelles et à adapter son activité artistique à des modes de production plus durables. C’est l’objectif du Collectif 17h25, au sein duquel il développe des solutions d’écoconception, de standardisation et de mutualisation d’éléments de décors aux côtés de l’Opéra de Lyon, des théâtres de la Monnaie et du Châtelet et du Festival d’Aix-en-Provence. 

Une des missions de l’Opéra de Paris est l’ouverture au plus grand nombre. Comment partir à la conquête de nouveaux publics ?

L’ouverture à la diversité sociale, culturelle, géographique et démographique est au cœur de notre légitimité et de notre responsabilité en tant que service public. Si l’on veut que notre public reflète la diversité d’origines de la société française, il faut que toutes ses composantes se retrouvent dans les œuvres que nous proposons sur scène. Cette ambition est à la source du rapport commandé par Alexander Neef à Pap Ndiaye et Constance Rivière en 2020, « De la question raciale à l’Opéra de Paris », qui examine, entre autres, la prégnance de stéréotypes issus de l’époque coloniale dans notre répertoire. 

Sous l’angle géographique, l’Opéra de Paris accueille dans ses salles 30 % de spectateurs non franciliens (20 % d’étrangers, 10 % provenant d’autres régions), un public que nous souhaitons toucher aussi par notre offre de streaming. S’agissant de l’âge de nos spectateurs, il est en moyenne de 46 ans, ce qui est assez proche de la moyenne d’âge de la population et beaucoup plus jeune qu’il y a 35 ans, avant l’ouverture de l’Opéra Bastille. Pour s’assurer du renouvellement des générations, l’Académie de l’Opéra propose une programmation Jeune Public, en particulier pour les scolaires. Cela représente une dizaine de spectacles par an, soit environ 80 représentations rassemblant près de 20 000 spectateurs. Un autre levier est celui de la politique tarifaire pour favoriser l’accès des jeunes adultes : Pass’ jeunes, tarifs de dernière minute, avant-premières de nos spectacles réservées aux moins de 28 ans, qui représentent annuellement 35 000 places à 10 euros. Au total, 150 000 places par an – soit 20 % du total – sont vendues aux jeunes de cette tranche d’âge. 

De manière générale, nous veillons à ce que les barrières économiques ne soient pas rédhibitoires, avec un tiers des places (près de 300 000 par an) à moins de 50 euros. Soit un prix qui tient la comparaison avec certains événements sportifs ou concerts de rock. 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.



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