Les initiatives culturelles régionales sont-elles snobées par les médias parisiens ?

Les initiatives culturelles régionales sont-elles snobées par les médias parisiens ?

Au-delà du Prix Goncourt ou du Festival de Cannes, qui aimantent l’attention médiatique, de nombreuses initiatives culturelles se déploient en région et connaissent un beau succès. Mais les grands titres de presse basés à Paris semblent peu s’y intéresser. Impression ou réalité ? Enquête. 

Par Ismaël El Bou-Cottereau, envoyé spécial à Deauville

Une foule de Parisiens se déverse sur Deauville. Tapis rouge à la sortie du train, vue sur le port après deux heures d’autoroute. Avenue de la République, près d’une voiture sur deux est immatriculée en Île-de-France. Durant trois jours, près de 3 000 personnes traversent cette artère de la municipalité, se pressant vers le cœur culturel de la ville, Les Franciscaines, un ancien bâtiment religieux qui rassemble, depuis mai 2021, une médiathèque et des salles d’exposition. Ce week-end du 5 mai, la station balnéaire accueille le festival Livres & Musiques. Au programme : ballet de journalistes et d’auteurs prestigieux – Jérôme Garcin, Vanessa Schneider, Victor Jestin –, d’autres plus mainstream comme Michel Bussi, étrillé par les critiques du Masque et la plume, au micro du même Garcin. Mais aussi des tables rondes, des concerts et des remises de prix littéraires…

Philippe Delerm lors du festival Livres & Musiques de Deauville. (Crédits : Sandrine Boyer Engel)

Dans le cloître, entre deux gorgées de café crème, un homme – la soixantaine, nuage de cheveux blancs – feuillette Le Figaro Magazine en attendant la rencontre avec le pianiste Ismaël Margain. On croise même, dans les couloirs de l’exposition sur « l’Esprit pop », Ségolène Royal, vissée à son portable, quelques jours après la polémique qui l’a opposée à la Première ministre. Deauville, un refuge doré pour échapper aux tempêtes médiatiques. 

« Ce festival littéraire et musical existe depuis 2004 et n’est absolument pas cannibalisé par le Festival du cinéma américain, explique le maire Philippe Augier. Ce qui se passe aux Franciscaines intéresse les médias et rend la ville attractive. Les journalistes se succèdent, des touristes viennent spécifiquement pour ce festival. » Mises à part les mines un brin dégoûtées de quelques « cultureux » peu enclins à ce que le prix littéraire des ados soit sponsorisé par l’enseigne Leclerc, l’édile a su mobiliser son vaste réseau pour attirer l’attention du milieu culturel parisien vers une ville que l’on surnomme parfois « le 21e arrondissement » de la capitale.

Mais qu’en est-il des autres initiatives culturelles en régions ? De celles qui n’ont aucune consanguinité avec Paris ? Dans un pays qui compte près de 4 000 festivals et 2 000 prix littéraires, où le bassin parisien concentre l’attention médiatique et bénéficie d’une offre pléthorique, il est parfois difficile de s’imposer. 

Une actualité littéraire concentrée à Paris

Le cas des prix littéraires est particulièrement révélateur. Ceux qui en créent en région se heurtent à la concurrence parisienne. « On n’a jamais suscité un énorme intérêt chez les médias parisiens, ils se concentrent sur des prix installés. La France est encore un pays très jacobin », nous rapporte Thibault Loucheux, directeur de la revue Snobinart. Il a lancé, en 2018, le Prix Joseph, du nom d’un café à Montpellier. Fasciné par la mythologie littéraire germanopratine et les romans de Frédéric Beigbeder, il s’est inspiré du Prix de Flore tout en s’attachant à mettre en valeur des maisons d’édition de la région, qui se retrouvent souvent « noyées dans la masse parisienne et les groupes d’écuries comme Flammarion, Grasset et Gallimard. »

Thibault Loucheux, Edgar Morin et Jean-René Privat lors de la deuxième édition du Prix Joseph, à Montpellier, en 2019. (D.R)

Jean-Paul Desprat, lui, se fiche bien que son Prix du Pays noir, qui récompense des ouvrages ancrés à Decazeville et dans les territoires de la vallée du Lot, n’ait pas d’entrefilets dans la presse nationale. Un pied au cœur de Paris, l’autre dans son château en Aveyron, cet historien a créé ce prix en 2014 pour mettre à l’honneur une région au carrefour des cultures paysanne et ouvrière. Il reçoit dans son bureau, niché à l’étage de son appartement du 2e arrondissement, qui ressemble à un cabinet de curiosités et où l’on trouve, pêle-mêle, des masques, des livres érudits, des photos de cochons et du pape François. « Je me suis appuyé sur les réseaux locaux pour mettre en place ce prix. À Paris, les associations provinciales sont moribondes, alors que c’était quelque chose de très puissant dans les années 1980, dit-il. Je ne sens pas de mépris du cercle littéraire parisien, car mon initiative est totalement étanche à celui-ci. Cela reste une initiative complètement locale. Je suis soutenu par les associations départementales comme l’Union Sauvegarde du Rouergue ou les radios locales. Mais quand je raconte mon affaire à Paris, ça intéresse des gens de l’édition et des écrivains. » « Comment va ton prix ? », lui glisse souvent l’un de ses amis académicien. 

Les journalistes culturels des médias nationaux et branchés se désintéressent-ils vraiment de ce qui se passe hors du périphérique ?  « Dire que tout est écrasé par le milieu germanopratin et que les journalistes ne veulent pas enlever leurs œillères snobs est une interprétation erronée. Je crois que le sommaire hebdomadaire du Monde des livres va à l’encontre de cette accusation », défend Raphaëlle Leyris. Journaliste au supplément littéraire du quotidien « de référence », elle est la seule de la profession à avoir répondu aux questions d’Émile. « La rédaction couvre principalement les grands prix – Goncourt, Renaudot ; nous avons décidé de ne pas nous intéresser à plus de prix, car cela prendrait trop d’espace. » Le Monde des livres est toutefois partenaire de festivals littéraires réussis au Mans et à Montpellier. 

De fait, le Tout-Paris des lettres cristallise de nombreux fantasmes : ses réseaux, son entre-soi, ses soirées au Lutetia où se côtoient des auteurs de grandes maisons et la crème de la critique littéraire, ses élégants qui se pressent chaque année au Flore pour la remise du prix… Bref, une réplique du « “petit noyau”, du “petit groupe”, du “petit clan” des Verdurin », un microcosme de mondanités aux résonances proustiennes. « Il s’agit aussi de personnes sincèrement passionnées par la littérature », souligne, au téléphone, l’auteure Monica Sabolo, lauréate du Prix de Flore en 2013 pour le très réussi Tout cela n’a rien à voir avec moi. « Le Flore, par exemple, a toujours de belles listes. Le jury a décerné des prix pour des écrivains prometteurs comme Virginie Despentes ou encore Philippe Jaenada à leurs débuts. » 

Des photographes attendent la remise du Prix Goncourt devant le restaurant Drouant, à Paris, où il est décerné chaque année au début du mois de novembre. (Crédits : ActuaLitté)

Quid des festivals non littéraires ? 

Cette moindre médiatisation se duplique pour les festivals éloignés de la capitale. « Depuis quelques années, deux attachées de presse font un travail de longue haleine pour attirer les journalistes des médias parisiens », explique Marie-O Roux, secrétaire générale de La Cascade, qui impulse depuis 2008 le Festival d’Alba-la-Romaine, du nom d’une petite commune d’Ardèche. Centré autour des arts du cirque, il attire chaque année, au mitan du mois de juillet, près de 30 000 personnes.  « La centralisation à Paris est énorme ; c’est difficile pour les journalistes de tout couvrir, ils peuvent être débordés. Notre festival est reconnu dans le monde du cirque et avant tout fréquenté par un public local. Il est vrai qu’on pourrait avoir plus de couverture du côté des médias, mais les choses avancent. » Certains journalistes, comme Stéphanie Barioz, ont profité de la proximité géographique et temporelle avec le Festival d’Avignon pour y faire un saut en juillet. 

L’ancien directeur général des affaires culturelles de Franche-Comté et adjoint au maire de Lyon, Patrice Béghain, ne fait pas preuve de la même mansuétude. « Le snobisme de la presse nationale est un vrai problème. Le Monde ou encore Télérama – ce ne sont pas les seuls – s’intéressent à ce qui est très porteur : une grande exposition, une mise en scène d’opéra dans une grande ville. Il manque les initiatives beaucoup plus modestes. Et la presse locale, elle, donne une place de plus en plus résiduelle à la culture », cingle-t-il. Et de citer Les Ateliers des Arques, une résidence d’artistes dans le Lot proposant des expositions contemporaines, qui n’a eu droit qu’à un article dans la presse nationale – une faveur d’un copain journaliste à L’Humanité d’un membre de la résidence ; ou encore le festival du cinéma de Gindou qui, prétend-il, n’a eu « aucun article dans les grands médias parisiens ». Un procès quelque peu injuste dans ce cas. Télérama l’a ajouté l’an dernier sur sa liste des meilleurs festivals mettant à l’honneur le 7e art, aux côtés du Festival du cinéma américain de Deauville, et a publié, sous la plume de Jérémie Couston, un article élogieux sur cette « enclave cinéphile du Lot  ». 

« Salle » comble au festival de cinéma du Gindou (Crédits : Lot Tourisme)

Il semble, dès lors, plus facile pour certains festivals de cinéma et autres spectacles en région de briser le plafond de verre médiatique, que pour l’écosystème littéraire. « Le principe d’un journaliste, c’est d’être curieux de tout ! », soutient Patrice Béghain. « On fait aussi avec les livres que l’on reçoit », assume la critique Raphaëlle Leyris. Quand on lui demande quel est son dernier coup de cœur livresque d’un auteur peu installé, issu d’une petite maison d’édition, si possible non parisienne, elle cite La Route des Estuaires, de Julie Wolkenstein. Cette dernière est la fille d’un ancien académicien, a son rond de serviette chez France Culture et est éditée chez P.O.L. Une maison dont le catalogue contient les noms d’illustres inconnus – Emmanuel Carrère en tête –, située à 10 minutes à pied du Café de Flore. Avant d’ajouter, après quelques secondes de silence au bout du fil : « Mais je sens que cette réponse ne vous convient pas. » 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.



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