La minute management - "Pensez par vous-même!"

La minute management - "Pensez par vous-même!"

Dans son dernier numéro, Émile a lancé une nouvelle chronique intitulée « La minute management ». Son objectif est de vous guider sur une problématique précise du monde de l’entreprise. Antoine Masingue, professeur des Universités (Sciences Po, UPHF), spécialiste de la psychosociologie des organisations, ouvre le bal. Il nous offre une introduction à la fois passionnante et décalée… nous enjoignant de ne pas suivre au pied de la lettre les manuels de management.


Antoine Masingue (Crédit: D. R.)

Être confronté au sentiment d’incertitude constitue l’une des grandes trames de notre existence. Elle est, en partie, le fruit de l’évolution des espèces ; nous sommes en effet dotés d’un cerveau plus développé que celui des animaux : grâce à notre cortex préfrontal, siège de la planification, nous sommes capables de nous projeter dans le futur. Et cela nous plonge dans une grande anxiété existentielle : nous savons que nous allons mourir et que beaucoup d’« événements non probabilisables », comme le disent savamment les économistes, peuvent advenir. Cette confrontation à l’incertitude est susceptible de nous faire emprunter deux voies, signalées par le psychiatre et éthologue Boris Cyrulnik, dans son ouvrage Le Laboureur et les mangeurs de vent (Odile Jacob, 2022).

La première consiste en la quête de certitudes, rassurantes et tranquillisantes. Mais de la certitude à la servitude, il n’y a qu’un pas. L’excès de tranquillisants finit par assoupir le processus de pensée. Obéir à ceux qui énoncent des certitudes, des vérités toutes faites ; réciter avec d’autres des slogans est source de beaucoup de confort et de jouissance. Le constat n’est pas nouveau : il est explicité, dès le XVIe siècle, par Étienne de La Boétie et son remarquable Discours de la servitude volontaire (1576). Obéir à un tyran, se plier à une doctrine, suivre la masse, tout cela évite d’avoir à se confronter aux affres de la responsabilité et de la prise de décision.

« Obéir à un tyran, se plier à une doctrine, suivre la masse, tout cela évite d’avoir à se confronter aux affres de la responsabilité et de la prise de décision. »

Comme le rappelle le philosophe Frédéric Gros, dans son brillant opus Désobéir (2017), contrairement aux idées souvent avancées, l’être humain considère liberté et responsabilité comme des «fardeaux » dont il se libère volontiers en s’asservissant au groupe et au tyran qui le guide. Enfin, les psychosociologues le savent bien, réunir des personnes partageant les mêmes idées aboutit à des phénomènes dits de « polarisation », sources de violences : les opinions se radicalisent et émerge une forme de pensée paranoïde (toute personne ne partageant pas la doxa du groupe est perçue comme une menace et un danger à éliminer).

L’autre voie, réductrice d’incertitude, mobilise l’appétence de l’être humain à explorer son environnement : elle repose sur sa capacité à penser par lui-même et à user de sa liberté et de sa curiosité pour comprendre le monde et le transformer. Au lieu de réciter, l’être humain cherche à réfléchir, il accepte de se confronter à d’autres modes de pensée et d’action. Il est capable de se remettre en question. Dans cette démarche, la différence est perçue comme un enrichissement et non comme une menace, le nouveau, l’inattendu et l’échec comme des sources d’apprentissages. Cette voie, prônée par la philosophe Hannah Arendt, est beaucoup plus inconfortable et peut amener à traverser des phases de solitude. Elle nécessite du courage, mais un courage qui nous rend pleinement humain et mobilise notre liberté intérieure et notre sensibilité morale.

« L’autre voie, réductrice d’incertitude, mobilise l’appétence de l’être humain à explorer son environnement : elle repose sur sa capacité à penser par lui-même et à user de sa liberté et de sa curiosité pour comprendre le monde et le transformer. »

Le monde du management n’est pas exempt du débat : il est facilement tenté par la pensée paresseuse qui consiste à répéter, sur le mode de l’incantation, de grands préceptes énoncés par des cabinets de conseils ou des gourous du management à la mode. Et certains handbooks d’écoles de commerce ressemblent à des précis de catéchisme, sans grand recul critique.

Il n’est pas question ici de rejeter en bloc tous les principes énoncés : ils peuvent représenter des points de vue utiles, mais il est nécessaire de les mettre en débat. Ce qui nécessite de disposer de compétences réflexives. Développer la culture en sciences humaines et sociales des managers est sans doute une voie très féconde pour former des individus susceptibles d’inscrire leurs logiques d’action dans celle du bien commun. C’est d’ailleurs l’une des missions que s’est assignées Sciences Po, à travers son École du Management et de l’Impact. Il faut s’en féliciter.

Cette chronique a initialement été publiée dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.


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