Mal du pays : aux racines de la nostalgie

Mal du pays : aux racines de la nostalgie

L’ONU recensait 280,6 millions de migrants internationaux en 2020, un record. Impossible d’emporter toute leur vie d’avant dans leurs bagages. Frustration, manque, tristesse... Un sentiment un peu flou les ronge.

Par Thibault Lebesne (promo 24)

Légende à compléter (Crédits : Garanceshan/Wikimedia Commons)

« Au bout de deux-trois semaines, je me réveille et je n’ai personne à qui dire bonjour, confie Luisa, Colombienne de 30 ans. Je prends mon petit-déjeuner toute seule alors que chez moi, on a l’habitude de manger tous ensemble. Plus le temps passe, plus le manque de la famille se fait sentir. Au début, je pensais que ce serait le contraire. »

« Le plus difficile, c’est de se savoir à 24 heures de voyage et donc ne pas pouvoir venir très rapidement en cas de problème », continue Noé, 31 ans, au Kenya. « La distance n’est pas seulement culturelle, elle est aussi logistique », confirme Valérie, 59 ans, depuis le Japon, à 12 000 kilomètres de la France.

Le temps ou la distance ? Dans La plus secrète mémoire des hommes (éd. Philippe Rey), prix Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr livre sa vision des choses : « L’exilé est obsédé par la séparation géographique, l’éloignement dans l’espace. C’est pourtant le temps qui fonde l’essentiel de sa solitude, et il accuse les kilomètres alors que ce sont les jours qui le tuent. »

L’estomac peut lui aussi crier famine pour sa terre et son assiette natales. « Je ne pensais pas que je pleurerais un jour pour un tamal ! », rit Luisa, les larmes aux yeux, en pensant à son plat colombien favori. À table à Vienne, Clara, 24 ans, reste sur sa faim: «Disons que c’est très peu varié par rapport à la cuisine française et ça me rend nostalgique de la France. Ce n’est pas très sophistiqué : il y a le fameux schnitzel, des tartes un peu sèches genre sachertorte, apfelstrudel ou encore le kaiserschmarrn. » « En France, on trouve une baguette de qualité à tous les coins de rue, des pâtisseries incroyables, de bons produits à prix raisonnables dans les grandes surfaces », compare Thomas, 27 ans, installé à Montréal depuis 2018. « Ici, tout est plus cher et pas toujours de qualité. Pour trouver un bon fromage ou du saucisson, il faut y mettre le prix. »

Une raclette à Nairobi

Cela va plus loin que l’art de la table. « Il m’arrive parfois de ressentir un certain manque d’un mode de vie à la française, assume Noé, à Nairobi. S’installer en terrasse, par exemple, parler de politique française, de films français, flâner dans la ville. » En France, c’était compliqué pour Igor, 28 ans : «La famille, les amis, la chaleur humaine et la spontanéité brésilienne me manquaient beaucoup, comme la difficulté à trouver certains produits typiques au supermarché, la fermeture trop tôt des commerces, restaurants et bars, mais surtout l’absence du jeitinho brasileiro, cette capacité à se débrouiller pour trouver des solutions créatives et rapides, en contournant parfois quelques règles. Cela m’a surtout manqué dans le côté bureaucratique. » Ce qui fait dire à Abhigyan, 23 ans, originaire d’Inde, que « la culture reste avec toi, même si tu changes de pays ».

« Tu te sens tellement peureux, vulnérable quand tu changes de pays», souffle Luisa. L’impression d’être « un touriste, un alien » s’accentue durant l’hiver. Les périodes de ciel gris et pluvieux sont propices à la nostalgie. « Les traditions de Noël te rappellent beaucoup ton éloignement, assure Maria Alejandra, Colombienne de 25 ans. Tu commences à avoir besoin d’appeler plus souvent ta famille, d’aller plus souvent au restaurant colombien ou aux fêtes latinas, de mettre de la musique colombienne chez toi, d’essayer de manger le plus colombien possible. »

Les expatriés développent des petites habitudes pour remédier au mal du pays. « Avec ma copine, on s’offre parfois du vin, du fromage, du saucisson, juste pour se faire plaisir et retrouver un certain goût de France, suggère Thomas. On va aussi voir des spectacles d’artistes français qui passent à Montréal. » « Pour me raccrocher à mes origines, je transmets ma culture, ma langue et mes traditions à mes enfants et maintenant à mes petits-enfants », s’honore Nikos, 68 ans, né à Patras, en Grèce. « On a une machine à raclette, s’amuse Noé. Je ne sais pas par quel miracle elle est arrivée à Nairobi. Ça rapproche les personnes qui sont en manque de fromage. Celles qui rentrent de France reviennent avec deux ou trois paquets. Et on invite nos amis kényans. »

« Je bois du thé chaque matin, présente à son tour Abhigyan. Je viens d’une région qui en produit beaucoup, c’est un si bon début de journée, ça me fait me reconnecter à mes racines. » « J’écoutais beaucoup plus de musique brésilienne que lorsque je vivais au Brésil, remarque Igor, ce qui m’a permis de découvrir plein d’artistes. Je cuisinais aussi des plats typiques comme la feijoada et le pão de queijo dès que je trouvais les bons ingrédients. Rencontrer des amis brésiliens et latinos était aussi essentiel pour garder ce lien avec mes racines. »

Mais parfois, cela ne suffit pas, le mal du pays est insoutenable. Igor est rentré au Brésil à la fin de l’année dernière, pour profiter des fêtes de fin d’année et du carnaval. « Depuis mon retour, je me sens apaisé et heureux d’être proche de ma famille, de mes amis et du soleil. » Installé dans le sud de la France, où il a travaillé pendant deux ans, Juanjo, 25 ans, est finalement rentré en Espagne. « C’était triste. Mon rêve, depuis quelques années, était de rester en France toute ma vie. » Comme quoi, pas besoin de partir au bout du monde pour ressentir la nostalgie de sa terre natale.

Un mal du pays à double sens

Certains expatriés décident de s’installer définitivement. « Après quatre ans, je commence à sentir que ma vie à Paris est comme une seconde maison », apprécie Abhigyan. Luisa a eu besoin de la même durée pour s’habituer. « Pour la première fois, je me suis dit que j’allais faire de la France mon chez-moi. » La diaspora donne des repères aux nouveaux arrivants, comme la large communauté francophone que connaît Nawell, 32 ans, à Dubaï, ou l’association nordique cofondée par Oscar, Suédois de 24 ans, à SciencesPo. Après avoir été aidée par des Vénézuéliens à son arrivée à Lille, Luisa accompagne à son tour ses amis dans leur intégration. « Je leur dis que leur chez-soi n’est pas fixe, qu’il les suit où ils vont, de ne pas tout interpréter comme s’ils étaient encore là-bas, d’apprendre le français, de profiter d’une culture différente pour se lancer, être comme ils sont vraiment, oser des conversations... »

Plus loin, Noé en arrive même à ressentir un mal du second pays. « Je me sens très intégré et très à l’aise au Kenya, j’ai l’impression que c’est ma deuxième maison. Au bout de quelques semaines en France, certains éléments de la vie au Kenya me manquent: mes amis, les soirées dans les appartements, l’humour kényan... Finalement, j’ai développé un mal du pays dans les deux sens ! »


Le mal du pays selon les psys

« Derrière la migration choisie, il y a une envie de séparation, d’éloignement familial ou de réinvention identitaire », analyse Marie-Nadine Prager (promo 99), psychologue clinicienne à Paris. Un besoin, une envie qui s’expriment chez trois expatriés. Éduquée strictement en Colombie par des « parents surprotecteurs » qui lui répétaient « depuis toute petite que c’était mieux ailleurs », Luisa est arrivée en France avec du soulagement : « Je sentais que je voulais une autre vie, j’étais fatiguée de sentir que je ne décidais rien dans la mienne. »

Autre exemple : après avoir grandi dans la campagne normande, Floriane est partie à Londres avec « une envie de changement et de renouveau ». « Après trois ans enfermé en prépa, j’avais vraiment besoin » de changement, poursuit Thomas, installé au Québec. J’avais envie de partir à l’aventure.

Après l’atterrissage, « il peut y avoir une forme d’ambivalence qui conduit à un conflit intérieur entre les bénéfices d’avoir quitté son pays et le coût de la séparation », avertit Marie-Nadine Prager. « Je ne savais pas que j’étais en train de quitter la Colombie pour longtemps, témoigne Maria Alejandra. Normalement, je ne venais en France que pour les études. Après un an, j’avais de la culpabilité de laisser ma famille, toutes les personnes qui m’ont apporté leur soutien, ma zone de confort et toutes les commodités que j’avais dans mon pays pour un pays où je ne me sentirais pas à l’aise tout le temps. »

« La nostalgie, le mal du pays est une passion triste : ce qui nous manque devient une sorte de fixette, explique Egor Gavrilov (promo 07), psychanalyste à Paris. Il y a toujours dans ce sentiment un aspect pathologique. Quand on se retrouve dans un pays nouveau qu’on cherchait de façon idéaliste à rejoindre, le sentiment de rejet par ce pays provoque une sorte de nostalgie paradoxale dans le sens où ça va contrecarrer toute l’argumentation initiale qui nous a poussé à quitter notre pays d’origine. C’est là que ça risque de devenir pathologique parce que ça vient alimenter la rancune, le ressentiment et nourrir quelque chose qui nous empêche de créer un lien social nouveau. »

« Le mal du pays, pour moi, c’est vraiment romantiser quelque chose qui est de l’ordre thérapeutique, énonce Carla Correal, psychologue libérale à Paris. On appelle ça le deuil migratoire. Dans les chansons, les livres, c’est un peu romantisé alors que ça peut tourner en dépression, amener des problèmes graves. »

Après avoir quitté le Venezuela en 2013, Carla a elle-même eu besoin de consulter un confrère pendant deux ans pour traiter son mal du pays.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.


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