Le Japon "entre tradition et modernité"... D’où vient ce cliché ?

Le Japon "entre tradition et modernité"... D’où vient ce cliché ?

Thomas Garcin (promo 03) dirige l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise, à Tokyo. Il décrypte un stéréotype devenu argument touristique.

Propos recueillis par Thibault Le Besne (promo 24)

Thomas Garcin, Directeur de l’Institut français de recherche sur le Japon. (Crédits : D.R.)

Comment s’est ancrée cette représentation du Japon dans l’inconscient collectif ?

Mon hypothèse est qu’il s’agit du premier pays non occidental qui a intégré de façon assez rapide et intense des éléments de la modernité occidentale au moment de la Restauration de Meiji, en 1868. Il y avait ce cliché « modernité = Occident » et « traditions = Orient » et c’est le premier pays non occidental qui s’est modernisé avec une efficacité assez surprenante, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

C’est donc une vision occidentale qui a façonné ce stéréotype ?

Tout à fait, mais ça ne veut pas dire que les Japonais ne l’ont pas reprise eux-mêmes. Il y a une modernité indigène, de l’époque pré-Meiji, dans laquelle il y a déjà des éléments importants qui vont faciliter la modernisation du Japon : un taux d’alphabétisation très important, une organisation proto-industrielle assez efficace, une édition avec une imprimerie qui fonctionne très bien... C’est parce qu’il y avait ces éléments que le Japon a connu cette évolution.

Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon a dû redéfinir son identité nationale. La défaite face aux États-Unis a privé le nationalisme japonais du discours panasiatique, qui était l’élément moteur du discours nationaliste japonais et qui justifiait l’impérialisme. Après la défaite, il était évidemment difficile de continuer de s’appuyer dessus. Ce qui explique qu’un nationalisme culturel s’est beaucoup développé dans les années 1960-70. C’est le discours selon lequel le Japon serait un pays très spécifique, différent des autres, dans sa géographie, son rapport à la nature, etc.

Le Japon a donc utilisé cette image « exotisante » pour se rouvrir au monde ? 

C’était un moyen de proposer une nouvelle version de lui-même à l’étranger. C’est là qu’une complicité s’est mise en place entre notre exotisme à nous et le nationalisme culturel du Japon.

Ce qui est intéressant, c’est quand vous vous plongez dans les détails du discours de ce nationalisme culturel. En fonction des auteurs, ce ne sont jamais les mêmes éléments qui sont mis en avant et il y a parfois des contradictions. En réalité, c’est une construction.

Dans les années 1960-70, à partir du moment où le pays connaît une forte croissance démographique et industrielle et un exode rural extrêmement important, toute une partie de son paysage se métamorphose ou disparaît. C’est cela qui va créer une sorte de marché de la nostalgie. C’est à cette époque que des affiches de publicité pour la compagnie Japan Railway mettent en avant la campagne traditionnelle, à un moment où elle commence à disparaître et où les citadins ne la connaissent plus. Ce genre d’affiches existe encore aujourd’hui.

Ce cliché s’est donc transformé en argument promotionnel pour attirer des touristes ?

C’est un élément vendeur des campagnes touristiques. Le Japon a compris que ça fonctionnait. Il y a une époque où il y avait des choix radicaux de destruction de patrimoines historiques. Aujourd’hui, il y a une volonté de les conserver un peu plus. Le fait d’exploiter cette image d’un point de vue touristique avec des investissements gouvernementaux importants, c’est plus récent, ça date du « cool Japan » des années 2000. L’explosion du tourisme international est plus récente encore. Le tourisme inter-asiatique pousse cela. Le gouvernement a perçu cette opportunité et essaie de capitaliser dessus.

Dans l’architecture, la mode, etc., les créateurs ont très bien su exploiter cette thématique et ont surfé sur ce discours « entre tradition et modernité ». C’est aussi comme cela que la France se vend comme pays touristique. Il y a des phénomènes assez communs aux deux pays sur la question de l’artisanat, de la protection de traditions ou de savoir-faire, de la gastronomie, etc. Ces phénomènes sont repris dans toutes les régions du monde.

Au sein de l’Institut français de recherche sur le Japon, menez-vous des travaux scientifiques pour contrer ce stéréotype ?

On travaille à essayer de sortir d’une vision « exotisante », qu’on a beaucoup en France. Les Français aiment ces clichés, ils ont besoin d’avoir cette radicalité autre qui les rassure sur leur identité. Ce qui est fascinant, c’est que l’on continue de vouloir cette image d’un Japon qui serait radicalement différent. Le problème, c’est notre propension à aller chercher en Orient et en Extrême-Orient des contre-modèles qui seraient radicalement différents des nôtres. Pour moi, le choc culturel est plus grand quand je vais aux États- Unis que quand je vais au Japon.

Quels autres clichés collent au Japon ?

Le cliché encore plus énervant, c’est le « weird Japan » – l’idée que les Japonais feraient des choses bizarres, qu’ils ont un rapport très étrange à la sexualité. Autre cliché très courant qui ne repose pas sur grand-chose, ce sont les phénomènes sociaux radicaux comme les otaku ou les hikikomori, ceux qui sont en retrait social, qui s’enferment chez eux... On multiplie les exemples de réactions sociales extrêmes qui seraient spécifiques au Japon en oubliant qu’elles existent ailleurs.

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