Les fractures américaines : retour d’expérience sur un campus
Pascal Perrineau, politologue et professeur des universités à Sciences Po, se rend chaque été aux États-Unis pour y enseigner. Ces échanges réguliers lui ont permis d’analyser l’évolution du pays et de ses étudiants, au gré des différents mandats présidentiels.
Par Pascal Perrineau (promo 74)
Depuis une quinzaine d’années, j’enseigne, durant deux mois d’été, dans un collège de Nouvelle-Angleterre, aux États-Unis. Bien sûr, là-bas comme ailleurs, les universités, surtout celles qui sont à dominante de sciences sociales, ne sont pas représentatives de la société qui les environne.
Cependant, le temps long passé au cœur d’une université et les voyages dans les villes, les villages et les campagnes avoisinants permettent de prendre le pouls de la société américaine et des fractures qui la traversent. Pendant longtemps, la démocratie américaine et la société pouvaient donner l’impression d’être relativement unies ou, du moins, non clivées de manière irréductible. Les oppositions binaires, la droite et la gauche, la « lumière » et la « nuit » (comme le disait Jack Lang en évoquant le 10 mai 1981) semblaient être des catégories davantage françaises qu’américaines. Républicains et démocrates partageaient nombre de valeurs et savaient se retrouver autour de la bannière étoilée, d’engagements forts dans le tissu associatif et religieux et de la conscience d’appartenir à une société libre et entreprenante. Depuis quelques années, cette impression a profondément changé. Depuis les élections présidentielles de 2020 et 2024, la polarisation, et parfois l’atmosphère de « guerre civile froide » dans la société, les familles et les lieux d’éducation, ne cessent de s’étendre.
Comme deux continents à la dérive, les citoyens proches des républicains et ceux proches des démocrates s’éloignent de plus en plus les uns des autres et ne semblent plus partager le même monde. Je le ressens très bien dans cette université où j’enseigne. Les étudiants et les enseignants y sont massivement démocrates, très influencés par le « wokisme » et n’admettent pas aisément le dialogue, que ce soit avec les rares opposants républicains ou indépendants au sein de la communauté universitaire ou avec celles et ceux – employés, ouvriers, artisans, personnel de service – qui travaillent sur le campus et sont autant de « représentants » de la société américaine ne partageant pas toujours le « progressisme » des campus. Lors d’une enquête réalisée par le journal de l’université en mai 2025 auprès d’un échantillon de plus de 1 000 étudiants, sur une échelle en 10 positions allant de zéro (la plus « libérale », au sens américain du terme) à 10 (la position la plus conservatrice), 82 % se situent sur les positions 0, 1, 2 et 3, les plus radicales. Seulement 8 % se situent sur les positions conservatrices (allant de 6 à 10). Au point que le commentateur attitré du collège qui rend compte de l’enquête écrit : « L’homogénéité politique du collège soulève quelques questions pour une institution d’éducation comme la nôtre. L’identité très progressiste du collège ne désavantage-t-elle pas les étudiants, que nous devons préparer à un monde complexe et idéologiquement diversifié ? Ou bien, cela n’agit-il pas comme un nécessaire sanctuaire dans des périodes politiquement troublées ? »
Autre élément d’étrangeté universitaire : dans une société américaine où la religion est encore très présente, une majorité absolue d’étudiants se déclarent agnostiques ou athées, alors que 70 % des citoyens américains se déclarent chrétiens. À quelques kilomètres du campus, la petite ville, dédiée largement à la vie et l’entretien du campus, est truffée de multiples églises et temples très fréquentés et jouant un rôle majeur dans l’animation de la communauté locale.
Deux mondes qui se côtoient… et s’affrontent
Interrogés sur leur appartenance de « genre » (le vocable de sexe ayant disparu), leur pratique sexuelle et leur usage de drogues, une large majorité d’étudiants et d’étudiantes (plus de 90 %) se définissent comme cisgenres (c’est-à-dire ayant une identité de genre correspondant au genre de la naissance), 5 % comme non binaires et 2 % comme transgenres. Ensuite, 38 % des étudiants et étudiantes se définissent comme lesbiennes, homosexuels, bisexuels, queer ou en interrogation sur leur identité (LGBQ+). Enfin, 24 % disent faire régulièrement usage de drogues (psychedelics). Cette culture très « genrée » et la survalorisation des comportements minoritaires ne rencontrent que peu d’échos au-delà de l’univers fermé du campus. Une enquête nationale réalisée par le Pew Research Center en 2022 montre qu’une majorité d’adultes américains affirment que le sexe assigné à la naissance détermine le fait d’être un homme ou une femme, et cette proportion est même en hausse. Par ailleurs, un large soutien est exprimé en faveur de la restriction des soins médicaux pour les transitions de genre chez les mineurs et de l’obligation pour les athlètes transgenres de concourir dans des équipes correspondant à leur sexe assigné à la naissance.
Ainsi, deux mondes semblent vivre à part à un ou deux kilomètres de distance. La coupure est réelle entre ces lieux universitaires et leur environnement social fait de commerçants, d’ouvriers, d’agriculteurs, de cadres, d’entrepreneurs et d’employés… Les mœurs, les valeurs, les identités les éloignent et parfois les séparent. Ces deux mondes qui se regardaient sans toujours se comprendre ont maintenant tendance à s’affronter. D’un côté, l’administration
Trump s’est attaquée avec beaucoup de vigueur aux budgets de fonctionnement, mais aussi de recherche des universités, elle tente de contrôler de manière vétilleuse les flux d’étudiants internationaux et a réduit parfois à sa plus simple expression les départements DEI (Diversity, Equity, Inclusion) qui florissaient jusqu’alors en tentant de fixer une nouvelle doxa sur les campus. De l’autre côté, les universités appellent parfois à la « résistance » tout en cherchant à négocier un meilleur sort sur le terrain financier. Le campus du collège où j’enseigne était, l’été dernier, parsemé de calicots « No layoffs » (« Pas de licenciements »), « No Benefit Cuts » (« Pas de réduction des prestations ») et la résidence du président de l’université affichait un panneau « Resist » devant son perron de style géorgien colonial… Mais au-delà de ces résistances symboliques, le camp démocrate semble totalement désorienté, sans véritable stratégie ni leader pour mener la contre-offensive. Faute de mieux, c’est la vieille garde radicale de Bernie Sanders, sénateur du Vermont, qui mène la riposte.
“Derrière ce rapport de forces se cache le face-à-face de deux Amériques : une Amérique blanche, religieuse, relativement âgée, conservatrice et une Amérique plus bigarrée, moins croyante, plus jeune, davantage progressiste et enracinée.”
En dehors du campus, le week-end, quelques vieux militants peu nombreux, rassemblés sur le rond-point central de la petite ville, témoignent de leur inquiétude derrière des panneaux dénonçant les atteintes à la Constitution et leur hostilité au « retour de la monarchie ». Et pourtant, les citoyens plus ou moins proches du parti démocrate sont à peu près aussi nombreux que ceux qui se sentent en proximité avec le parti républicain. Une enquête du Pew Research Center met les sympathisants des deux grands partis à peu près à égalité : 47 % pour les républicains, 48 % pour les démocrates. Cela correspond peu ou prou au rapport de forces serré qui a prévalu lors de l’élection présidentielle du 5 novembre 2024, où Donald Trump a obtenu 49,8 % des suffrages, Kamala Harris en attirant 48,3 %.
Derrière ce rapport de forces plus égalitaire qu’on veut bien le dire se cache le face-à-face de deux Amériques : une Amérique blanche, religieuse, relativement âgée, conservatrice et forte dans les États rouges de l’Amérique profonde (Texas, Alabama, Oklahoma, Utah, Nebraska, Dakota du Nord et du Sud) et une Amérique plus bigarrée, moins croyante, plus jeune, davantage progressiste et enracinée dans les États bleus de la côte nord-est (New York, New Jersey, Massachusetts, Rhode Island, Connecticut) et de la côte Pacifique (Washington, Oregon, Californie, Colorado). Se dessine ainsi une polarisation forte et tendue entre générations, entre genres, entre ethnies, entre territoires, entre niveaux d’études, entre orientations religieuses et entre valeurs politiques et culturelles.
“La superposition des clivages [qui opposent les deux camps] aboutit à une incandescence que les États-Unis n’avaient pas connue depuis la guerre de Sécession. ”
La superposition de tous ces clivages, attisée par le style tonitruant de Donald Trump et un parti démocrate parfois séduit par une fuite en avant multiculturelle, ultra-progressiste, aboutit à une incandescence que les États-Unis n’avaient pas connue depuis la guerre de Sécession, il y a plus d’un siècle et demi. Celle-ci correspondait déjà à un affrontement entre deux cultures et deux visions du monde. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin d’un affrontement du même type. Alexis de Tocqueville avait noté que les Américains sont « nés » à la fois libres et égaux. Ils avaient eu la chance d’éviter ainsi la triple malédiction du féodalisme hiérarchique, de l’autoritarisme monarchique et de la révolution sociale. Or, aujourd’hui, il semble bien, outre-Atlantique, que les libertés soient remises en cause et que les différences exacerbées l’emportent sur l’égalité. Le rêve américain s’évanouit.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 34 d’Émile, paru en novembre 2025.

