Louis Malle, l’audace en étendard
Le 23 novembre 1995 s’éteignait, à 63 ans, le réalisateur d’Ascenseur pour l’échafaud – entre autres films devenus iconiques. Trente ans plus tard, retour sur le parcours d’un réalisateur singulier, aussi éclectique qu’audacieux, passé par les bancs de Sciences Po.
Par Sylvain Lefort (promo 91)
Né le 30 octobre 1932 dans une famille bourgeoise catholique du Nord, issue de la dynastie Béghin, Louis Malle grandit dans un environnement aisé. Mais la France de l’après-guerre lui offre l’occasion de s’affranchir du destin familial. Il effectue une année à Sciences Po avant d’entrer à l’IDHEC et de privilégier le cinéma à la traditionnelle voie des grandes écoles.
Un bref mais fructueux détour
Bien que court et inachevé, le passage par la rue Saint-Guillaume marque ses choix d’artiste et d’homme, en insufflant à son œuvre une réflexion constante sur la société, la morale et l’engagement. En ce début des années 1950, l’institution et le quartier de Saint-Germain-des-Prés constituent un vivier d’intellectuels en devenir, où l’on débat des lendemains de la guerre, de politique et de philosophie. Louis Malle s’y forge un esprit critique, s’initie à la sociologie et à la pensée complexe, loin de l’enfermement d’une tradition familiale.
Cette ébullition culturelle se retrouve dans la pluralité de ses films, traversés par le doute, la transgression et l’interrogation des normes. Son passage à Sciences Po aiguise ainsi son regard sur les rapports de force, le poids des interdits, la responsabilité individuelle. Et surtout, une immense curiosité, qui lui fera embrasser de multiples genres et de multiples voies.
“Cette ébullition culturelle se retrouve dans la pluralité de ses films, traversés par le doute, la transgression et l’interrogation des normes. ”
Des débuts éclatants
Assistant de l’explorateur Jacques-Yves Cousteau, Louis Malle embarque trois ans à ses côtés pour livrer un documentaire qui fait date, Le Monde du silence, palme d’or à Cannes en 1956, à seulement 24 ans ! Tour du monde formateur à la suite duquel Louis Malle bifurque vers la fiction : Ascenseur pour l’échafaud (1957), thriller existentiel qui marie le réalisme de la Nouvelle vague alors balbutiante et le jazz improvisé de Miles Davis pour accompagner les déambulations parisiennes solitaires de Jeanne Moreau. Ce coup d’éclat est récompensé par le prix Louis-Delluc, suivi du scandale provoqué par son film suivant, Les Amants (1958), brève histoire d’amour désenchantée et mélancolique, tirée d’une nouvelle du libertin Vivant Denon, baignée par la musique de Brahms, et de son adaptation de Zazie dans le métro (1960), de Raymond Queneau, qui n’a rien à envier à l’univers loufoque des futurs Monty Python.
Loin de tout académisme
Louis Malle brouille constamment les frontières entre fiction et documentaire. Après Le Monde du silence, il revient à plusieurs reprises à ce genre à part – journal de voyage en Inde avec Calcutta et L’Inde fantôme (1969), description du travail à la chaîne dans les usines Citroën de Rennes dans Humain, trop humain (1973), périple au sein de l’Amérique profonde avec And The Pursuit of Happiness et God’s Country (1986) –, ce qui témoigne d’une curiosité ethnographique et d’un sens aigu du réel. Il n’hésite pas à filmer la misère, les marges, loin de tout académisme.
Mais la fiction demeure son terrain d’expérimentation principal : Le Feu follet (1963) transpose l’univers de Drieu la Rochelle dans l’atmosphère germanopratine crépusculaire de fin de guerre d’Algérie sur fond d’OAS ; Viva Maria ! (1965) constitue une forme de parenthèse enchantée avant son film le plus personnel, Le Voleur (1967), adaptation du roman anarchiste de Georges Darien qui lui permet de régler quelques comptes avec son milieu d’origine. Le Souffle au cœur (1971) aborde la question de l’inceste avec une délicatesse inédite à l’écran. Le cinéma de Malle remet très souvent en question les genres, capable d’inventer des formes hybrides, comme l’expérimental film fantastique Black Moon (1975), intégralement tourné dans sa région d’adoption, le Lot, ou bien sa peinture des à-côtés de Mai 68 depuis une demeure du Sud-Ouest dans Milou en mai (1990).
Un parcours transatlantique
“Son goût pour le voyage et l’exploration culmine avec ses incursions américaines, qui lui permettent d’alterner les genres et les formes.”
Son goût pour le voyage et l’exploration culmine avec ses incursions américaines, qui lui permettent d’alterner les genres et les formes. Si La Petite (1978) reste marqué par son sujet sulfureux – la prostitution adolescente à La Nouvelle-Orléans à la fin du xixe siècle –, Atlantic City, Lion d’or à Venise en 1980, marque l’une des rares réussites françaises dans le cinéma hollywoodien, sous influence de John Huston : décadence, nostalgie et figure de l’antihéros. L’aventure ne s’arrête pas là : il y signe des œuvres aussi différentes que le « woody allenien » My Dinner with André (1981), une charge contre le racisme des Américains envers les Asiatiques dans Alamo Bay (1985) ou un remake du classique de la comédie italienne Le Pigeon, Crackers (1983), avec Sean Penn, resté inédit en France ! C’est à New York qu’il tourne son dernier film, Vanya, 42e rue (1994), point final néo-théâtral, digne de Bergman.
Stars et anonymes
Malle dirige avec brio des stars : Jeanne Moreau, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Susan Sarandon, Burt Lancaster… mais offre aussi les premiers rôles à des inconnus ou des non-professionnels tels Pierre Blaise dans Lacombe Lucien (1974) ou Brooke Shields dans La Petite. Ce choix reflète sa quête d’authenticité et de visages porteurs de vérité, loin du star-system.
Un rapport complexe à l’Histoire
Son film le plus décrié, Lacombe Lucien (1974), contemporain de l’ouvrage de Robert Paxton La France de Vichy, plonge le spectateur dans l’ambiguïté morale de l’Occupation et déconcerte par son refus du jugement hâtif : Louis Malle, avec la complicité de Patrick Modiano au scénario, brosse le portrait d’un jeune homme qui bascule du côté de la milice, alors même que la Libération se profile. Manière pour le cinéaste d’interroger la complexité des choix individuels dans un contexte extrême. Avec Au revoir les enfants (1987), son film le plus célèbre, récompensé par un Lion d’or à Venise et sept César, inspiré de ses souvenirs d’internat pendant l’Occupation, Louis Malle livre une bouleversante méditation sur la lâcheté, la solidarité et la trahison, pleine d’humanité, non moins traversée par les doutes et les regrets. Le goût de la nuance évite à ses films tout manichéisme.
L’obsession Conrad
Un projet hante Malle : l’adaptation d’Une victoire, de Joseph Conrad. Fasciné par la complexité morale du roman, il multiplie les tentatives, entre 1959 et 1979, avec plusieurs scénaristes (Patrick Modiano, Susan Sarandon) et acteurs (Robert Redford, Jon Voight). Le projet, jamais abouti, éclaire son œuvre d’un inachèvement révélateur : sa recherche constante de l’ailleurs, sa fascination pour l’ambivalence et sa résistance à toute norme établie.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 34 d’Émile, paru en novembre 2025.

