Jérôme Jaffré : Le dérèglement de la Ve République

Jérôme Jaffré : Le dérèglement de la Ve République

Depuis la dissolution de juin 2024, le gouvernement ne correspond pas au résultat des urnes. C’était pourtant l’essence de la Ve République de faire coïncider majorité au pouvoir et vote des Français.

Propos recueillis par Thomas Arrivé

Qui dit dérèglement de notre vie politique dit qu’il y avait auparavant des règles. Quelles étaient-elles ?

Jérôme Jaffré (promo 71) est directeur du Centre d’études et de connaissances sur l’opinion publique (Cecop) et chercheur associé au Cevipof. © Thomas Arrivé

Ce sont celles de la Ve République, voulues par le général de Gaulle. Elles se caractérisent par l’élection du président au suffrage universel et la désignation des députés au scrutin majoritaire à deux tours. Le schéma idéal est de donner au président la légitimité des urnes et une majorité de députés prêts à soutenir ses grandes orientations et son gouvernement. C’est ce qui s’est produit sans faillir de 1962 à 1981 compris. La France a par la suite connu trois cas de cohabitation, entre 1986 et 2002. Enfin, elle a vu des majorités relatives, comme en 1988 et en 2022, qui ont gouverné en faisant un grand usage de l’article 49.3.

Qu’est-ce qui, à vos yeux, est le plus frappant dans le dérèglement actuel ?

Ce n’est plus le suffrage universel qui décide de qui a le pouvoir et qui l’exerce. Sous la IIIe République, ce suffrage comptait beaucoup, mais la vie parlementaire décidait des choix politiques et de la durée des gouvernements, souvent renversés. Sous la IVe République, le suffrage universel était contourné pour barrer la route aux communistes et aux gaullistes. On assistait à des combinaisons entre partis avec des gouvernements de courte durée. Depuis la dissolution de juin 2024, nous sommes encore dans les institutions de la Ve République, mais sans fait majoritaire ni même respect du suffrage universel.

De quand date ce dérèglement selon vous ?

Il commence en 2002 et s’installe à partir de 2017. À la présidentielle de 1965 et de 1969, le candidat vainqueur avait récolté dès le premier tour environ 45 % des suffrages exprimés. Base puissante pour gouverner ! Depuis, elle n’a cessé de s’éroder. Dans notre siècle, le vainqueur final ne dépasse guère, au premier tour, le quart des suffrages. C’est une base très faible, d’autant que l’élu ne recherche aucune alliance et entend gouverner sur ses seuls appuis en profitant dans la foulée d’un effet de légitimité aux législatives. D’autre part, la présence de Marine Le Pen au second tour, en 2017 et 2022, a favorisé un vote de rejet jouant en faveur de son adversaire Emmanuel Macron. Dans le choix final, beaucoup n’ont alors pas voté pour le président élu, mais contre son adversaire.

Ce dérèglement s’est-il accéléré ?

La dissolution de 2024 a tout accru. Cette fois-ci, une forte participation a mobilisé les électeurs lors des législatives. Ce scrutin se déroulait dans la foulée des élections européennes qui avaient vu le succès du Rassemblement national (RN). L’Assemblée s’est trouvée partagée en trois blocs : celui du Rassemblement national, rejoint par Éric Ciotti ; le bloc central, c’est-à-dire essentiellement les macronistes ; et le Nouveau Front populaire (NFP).

« Le parti présidentiel est battu, mais reste au pouvoir : de nombreux ministres macronistes demeurent au gouvernement et le président entend continuer sa politique pourtant désavouée. »

Phénomène inédit dans les 17 scrutins législatifs de la Ve, on a assisté à un changement d’adversaire entre les deux tours. Au premier, une majorité d’électeurs a souhaité sanctionner le président en place et ses candidats. Au second, au contraire, il s’est agi prioritairement de faire barrage au parti de Marine Le Pen.

Quel en a été le résultat ?

Le résultat, c’est que personne n’a gagné ! Le RN est écarté du pouvoir, mais constitue le premier parti en nombre de voix et en sièges. Le NFP est la première alliance, mais est très loin d’une majorité absolue - d’une centaine de sièges. Le parti présidentiel est battu, mais reste au pouvoir : de nombreux ministres macronistes demeurent au gouvernement et le président entend continuer sa politique pourtant désavouée. Ajoutons que les Républicains sortent renforcés de cet épisode, à l’image du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Pourtant, leur parti n’est que le cinquième groupe parlementaire par le nombre de députés. Décidément, il n’y a pas d’ajustement avec le vote des Français. Or, c’était l’essence de la Ve République.

« Le dérèglement est plus important en France qu’ailleurs en Europe. Nos voisins ne pratiquent pas le présidentialisme qui nous caractérise. »

Quels sont les effets de ce dérèglement sur la situation du pays ?

Beaucoup de Français ont, avec de fortes raisons, le sentiment que leur vote n’est pas respecté. Le baromètre de confiance du Cevipof - on devrait le rebaptiser « de défiance » ! - indique que seuls 26 % des interviewés ont confiance dans la politique, ce qui correspond à peu près au niveau de popularité de l’exécutif. C’est 47 % en Allemagne et encore 39 % en Italie. La capacité à traiter les problèmes du pays s’en trouve réduite. Ces problèmes sont pourtant massifs : relations avec les États-Unis, soutien à l’Ukraine, effort de défense, déficit, dette, réformes... Le risque est d’osciller, comme jadis, entre immobilisme et impuissance.

Le dérèglement est-il français ou s’étend-il aux autres pays européens ?

Il est plus important en France. Nos voisins ne pratiquent pas le présidentialisme qui nous caractérise. Leurs forces politiques ne prétendent pas à la toute-puissance. Elles ont une pratique des alliances, une culture du compromis qui n’existent pas en France. Ce qu’on observe un peu partout, en revanche, c’est la montée de l’extrême droite. Pour les partis, la question de l’écarter du pouvoir et de réfléchir aux alliances qui rendent cela possible devient prégnante. Le jeu d’alternance entre conservateurs et sociaux-démocrates ne caractérise plus l’Europe comme autrefois, faisant perdre de leur clarté et de leur force aux choix du suffrage universel.

Peut-il être mis fin à ce dérèglement et comment est-ce envisageable?

Le problème est renvoyé à la prochaine élection présidentielle. Beaucoup escomptent un retour à la normale, en l’occurrence un nouveau président avec, à l’Assemblée, désignée dans la foulée, une majorité absolue pour soutenir sa politique. Même dans ce schéma, il faudrait que le vainqueur se montre plus ouvert à des alliances avec d’autres partis que le sien. C’est une des hypothèses envisageables.

« La troisième hypothèse pour mettre fin à ce dérèglement consisterait à aller, dans les textes ou dans la pratique, vers une VIe République »

La deuxième consisterait à faire élire les députés à la proportionnelle. François Bayrou y est favorable dans un vote départemental, comme en 1986. Ce système casserait les blocs. Au lieu d’avoir des alliances que l’on présente aux électeurs, ces alliances se feraient après le vote, pour trouver une majorité. Ce serait institutionnaliser la situation née de la dissolution de 2024, qui ne passe pas pour un modèle démocratique.

La troisième hypothèse consisterait à aller, dans les textes ou dans la pratique, vers une VIe République, avec une réduction des pouvoirs du président et un rôle clé du Premier ministre, qui serait le chef d’une coalition parlementaire élue à la proportionnelle. Une telle évolution pourrait satisfaire en outre ceux qui redoutent de voir arriver au pouvoir les extrêmes dans des institutions qui leur donneraient une très grande puissance. Mais on ne peut écarter que rien de tout cela ne se fasse et que l’on continue dans le dérèglement ! On voit déjà les passions s’aiguiser autour de tel ou tel nom de candidat à la magistrature suprême. On est reparti pour un nouveau tour de piste !

Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 d’Émile, paru au printemps 2025.

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