Sylvain Prudhomme : "Chaque livre donne lieu à de nouvelles conquêtes intérieures"

Sylvain Prudhomme : "Chaque livre donne lieu à de nouvelles conquêtes intérieures"

Titulaire de la chaire d’écriture de la Maison des arts et de la création de Sciences Po lors du second semestre, Sylvain Prudhomme a succédé à Jakuta Alikavazovic. Il partage avec elle cette vision : la nécessité d’ouvrir son travail aux possibilités d’histoires de vie de ses personnages.

Propos recueillis par la rédaction d’Émile

Comment l’écriture et la lecture vous permettent-elles de développer votre imaginaire au quotidien ?

Sylvain Prudhomme : A priori, quand on parle de réalité augmentée, on est loin de l’univers des livres. Je suis allé voir au plus près de cette fameuse notion et j’ai trouvé ceci : « Technologie d’affichage visuel qui consiste à superposer à la réalité telle que nous la percevons en temps réel au moyen d’un écran, téléphone, tablette, ou lunettes spéciales, des objets virtuels. » Exemple : voir dans son salon un vélociraptor qui chante avec Taylor Swift. Bonne nouvelle, pas besoin de lunettes 3D ni de technologie très poussée : la littérature aussi permet cela. Ajouter des éléments virtuels à la réalité de tous les jours, n’est-ce pas très exactement ce qu’opère à chaque instant la fiction ? Prouesse supplémentaire, elle y parvient avec des moyens dérisoires : de simples signes noirs, griffonnés sur du papier, reproductibles à l’infini, indifférents même au support sur lequel ils sont inscrits. Les signes dont le pouvoir d’évocation survit même si la main qui les a tracés n’est plus là depuis longtemps. Homère est mort depuis 3000 ans et pourtant, ça continue de marcher : je lis les pattes de mouche de n’importe quelle édition de L’Odyssée – même la plus abîmée, même la plus mal imprimée – et tout de suite, Ulysse est là, avec Polyphème et Circé, Charybde et Scylla, les retrouvailles avec Euryclée, le retour à Ithaque... C’est le miracle de la littérature.

Sylvain Prudhomme a présenté sa vision du rôle de la littérature lors de la passation de chaire © Soline Sénépart / Sciences Po

Qu’est-ce que c’est, la magie de la littérature ?

S. P. : Avec elle, je sors de moi. Je m’en vais habiter les pensées d’autres hommes et d’autres femmes, j’entre dans leur raison, leurs émotions. Inversement, je leur fais une place en moi. Je suspends temporairement mes propres raisons pour accueillir les leurs. Migration des âmes, allers-retours de mon point de vue à celui d’autres que moi. Qui ne voudrait pas cela ? Une société où chacun aurait l’habitude de se mettre à la place des autres, d’épouser pour de bon leur vécu – puisque c’est cela qu’essaie idéalement de faire la littérature : donner à éprouver la vie vécue dans sa dimension la plus sensible, la plus concrète. La plupart des malentendus, haines réciproques, conflits n’en seraient-ils pas instantanément désamorcés ? La littérature augmente notre vie parce qu’elle nous fait vivre d’autres vies que la nôtre. Elle nous multiplie.

« La littérature augmente notre vie parce qu’elle nous fait vivre d’autres vies que la nôtre. Elle nous multiplie. »
— Sylvain Prudhomme

Au lieu de n’être que moi, pauvre être solitaire, limité, dérisoire, je deviens 100, je deviens 1000. J’ai en moi tous les auteurs et les autrices que j’ai lus, toutes les voix chères que j’ai écoutées dans les livres, avec l’infinie variété de leurs regards, de leurs inflexions, de leur ton, de leur grain. J’ai toutes les peines et les joies des personnages avec lesquels j’ai vécu pendant des centaines de pages. Je pense à la chanson The Partisan, de Leonard Cohen, dont je transforme à peine les paroles : « J’ai changé 100 fois de nom, j’ai perdu femmes et enfants, mais j’ai tant d’amis ; j’ai la littérature entière. » Cette foule est là, en moi, et m’accompagne à chaque instant, chaque rencontre, chaque tournant de ma vie. Si je suis amoureux, j’aime avec en moi le souvenir de tous les amours que j’ai vécus dans les livres. J’aime avec les mots de Duras, de Proust, de Tolstoï. Si je dois me battre contre une injustice, je lutte avec le souvenir des mots et le courage de Simone Veil, Gisèle Halimi, Henri Alleg, Émile Zola, Charlotte Delbo, Aslı Erdoğan.

Comment la littérature permet-elle de peupler votre vie de « fantômes » ?

S. P. : Je ne pense pas spontanément à la notion de fantômes, mais elle me semble très juste. Très souvent, une autre métaphore me vient : celle de l’arbre et de ses branches. Ce qui me fascine dans les arbres, c’est le fait que tout est enregistré, tout est là dans les cernes : certains ont poussé plus vite que d’autres, des années où l’arbre s’est élargi davantage, et tous les nœuds qui restent – qui sont des branches perdues. Cela rejoint un peu les fantômes : les branches qui ne sont plus là continuent d’être là, il y a des nœuds qui restent. Tout ce que l’on a connu est déposé, quelque part en nous.

Jakuta Alikavazovic : Je crois que la littérature est un espace d’apparitions qui permet à d’autres périodes, d’autres individualités, d’autres expériences de se frayer un chemin jusqu’à nous et de résonner pour nous, dans notre époque. On ne lira pas de la même façon L’Odyssée dans 500 ans qu’on l’a lue il y a 500 ans. La version future sera augmentée par tout ce que les générations à venir auront également à vivre. Dans ce sens-là, nous sommes déjà les fantômes de l’avenir.

Quel est votre rapport au concept d’élan d’inspiration ?

Après avoir échangé avec Jakuta Alikavazovic et le public, Sylvain Prudhomme a dédicacé ses livres © Soline Sénépart / Sciences Po

S. P. : J’ai l’impression qu’assez souvent, quelques scènes-pivots sont là. J’ai assez rarement l’idée d’une fiction tout entière, je la construis petit à petit, je l’échafaude. Ce qui précède, c’est l’idée d’un personnage dans un décor ou face à une crise bien spécifique. C’est un problème, une sorte de zone de turbulences dans laquelle j’ai le désir d’aller avec le personnage, sans bien savoir vers où. L’histoire, elle vient petit à petit. Je l’ai rarement au début.

J. A. : En réalité, ce qui compte le plus, c’est qu’on est porté, encouragé ou poussé par une certaine idée de la justesse de ce qu’on est en train de faire. À tort ou à raison, ça sonne bien, ça sonne juste, et on sait qu’il y a quelque chose à cet endroit-là qui ne va pas nous laisser en paix, et qu’on ne doit pas laisser en paix. Je crois qu’il y a des moments où il faut être extrêmement disponible à tout ce qui se présente, et il faut aussi savoir bondir sur la scène ou sur le personnage, sur la situation qu’on a envie d’écrire. On finit par se rendre compte au bout d’un moment que le temps passe et que la scène passe, que le personnage passe, que la situation passe. Mais ce n’est pas grave : ils se feront remplacer par d’autres. Mais ceux-là, peut-être qu’ils ne se représenteront plus. Alors, on y va.

Comment peut-on cumuler concrètement le fait de vivre et d’écrire ? Est-ce contradictoire ?

S. P. : Les allers-retours entre la vie et l’écriture sont incessants. On a besoin de vivre pour écrire, et parfois, écrire, c’est l’occasion de vivre aussi. Je commence un livre avec le désir de tous les endroits où il va m’emmener, de ce qu’il va provoquer comme rencontres, comme explorations. Souvent, je pense : « Je veux travailler là-dessus parce que cela va me faire aller là-bas. » Chaque livre donne lieu à de nouvelles conquêtes intérieures. On ose parler de quelque chose dont on n’avait jamais osé parler. On se remet en danger, on prend des risques. Cela peut se dérouler dans un abandon, à travers la fiction, ou dans l’affrontement plus direct de nos contradictions.

« Chaque livre donne lieu à de nouvelles conquêtes intérieures. On ose parler de quelque chose dont on n’avait jamais osé parler. On se remet en danger, on prend des risques. »
— Sylvain Prudhomme

J. A. : Vivre ou écrire... Il y a une tension. Elle finit par se résoudre dans un sens ou dans l’autre. Au bout d’un moment, quelque chose décide : soit c’est l’écriture, soit c’est la vie. Lorsque l’on écrit, on devient lent, parce qu’on a le privilège de pouvoir revenir sur soi. On corrige, on relit, et on procède selon un va-et-vient entre le présent et le passé. Dans la vie, on ne peut pas faire ça. Parfois, lorsque l’on écrit, on est en accord parfait avec ce qu’on est en train de faire. Ces moments de grâce sont rares, mais ils valent le coup.



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