Déambulations sous "Le ciel de Tokyo"

Déambulations sous "Le ciel de Tokyo"

Émilie Desvaux a reçu le 3 juin le Prix littéraire des Sciences Po 2025 pour son roman Le ciel de Tokyo, publié aux éditions Rivages. Ce récit nous plonge dans l'univers de la Gaijin House, une pension bohème située dans le quartier d'Asakusa à Tokyo, où se croisent les destins de Camille, Flavio et Lénine. À travers une écriture poétique, l’autrice explore les thèmes de l'identité, du déracinement et de la quête de sens dans un Japon méconnu. Elle a répondu aux questions d’Émile.

Propos recueillis par Lisa Dossou et Liséane Sabiani

Qu'est-ce qui vous a inspiré l'écriture de ce roman ? Pourquoi avoir inscrit votre histoire à Tokyo ? 

Je suis partie vivre à Tokyo dans ma vingtaine, sur un coup de tête. Très vite, j'ai tissé un lien fort avec cette ville qui m'a tout autant surprise que bouleversée. Le Tokyo dont je suis tombée amoureuse n'était pas celui que j'avais espéré trouver : une image d'Épinal entremêlant des temples magnifiques et des scènes de manga. Je suis tombée amoureuse de Tokyo un peu comme on tombe amoureux des gens, pas pour ses qualités, mais pour ses défauts.

L'idée de rentrer m'angoissait. Le pays me manquait d'avance. J'observais des gens qui repoussaient leur départ et qui finissaient par glisser dans une sorte de non-lieu, de non-vie qui m'inquiétait beaucoup. Cependant, j'avais peur de tout quitter pour retrouver la France, reprendre des études, éventuellement un travail, payer des factures, peut-être me marier, avoir des enfants…

Lorsque je suis rentrée, pour ne rien oublier, j'ai donc commencé à écrire. Pendant plusieurs années, j'ai laissé ce manuscrit de côté. Puis, j'ai travaillé, je me suis mariée, j'ai eu des enfants. Les années passant, je me suis rendue compte qu'en fait, si je continuais à écrire, je pouvais non seulement retrouver Tokyo, et d'une certaine manière aussi, retrouver ma jeunesse. L’écriture m’a permis de ressentir à nouveau l’humidité qui colle à la peau, les odeurs, les bruits de la ville. Le ciel de Tokyo aborde ces thèmes : la liberté, la déambulation au cœur d'une sorte de labyrinthe baigné par une atmosphère couleur mandarine. 

« Si je continuais à écrire, je pouvais non seulement retrouver Tokyo, et d’une certaine manière aussi, retrouver ma jeunesse. »

Pouvez-vous nous en dire plus sur les défauts de la ville de Tokyo qui vous ont menée à en tomber amoureuse ?

Lorsque l'on se trouve dans un nouvel endroit, on fait l'expérience d'une sorte de dilatation des sens, d’une conscience différente de celle qui nous accompagnait dans notre vie routinière. À Tokyo, le simple plaisir d'être dans un supermarché me stimulait d’une manière que l'Intermarché de mon coin ne fera jamais. La ville m'a prise par les sens. Les odeurs, les bruits, ce n'était pas quelque chose que j'avais prévu. J’ai vécu dans un quartier populaire de la ville basse, au bord d'une rivière, dans lequel grouillaient des moustiques gigantesques, des rats, des cafards… Une grande pauvreté y régnait, contrastant avec tout ce avec quoi j'avais été en contact au cours de mon enfance protégée et privilégiée. 

Étrangement, c'est aussi cette pauvreté et ce lieu qui me permettaient de me sentir plus libre. Quand j´allais dans d´autres quartiers de Tokyo, notamment dans la ville haute, j'avais l'impression d'être dans une sorte d'Atlantide inaccessible. Je me sentais trop petite, trop inadaptée, trop nulle. Il y avait des Japonaises sculpturales qui passaient de temps en temps dans le métro et se recourbaient les cils ; elles étaient toutes sublimes. Moi, avec l'humidité, je passais mon temps à transpirer. Je me sentais régulièrement inadaptée tandis que dans mon quartier, j'avais l'impression qu'il n'y avait plus aucune pression, aucune attache et cette sensation de légèreté avait un grand charme.

Comment avez- vous construit les personnages ? Sont-ils purement fictionnels ou dérivent-ils de votre expérience ?

Mes personnages sont en partie inspirés par des voyageurs dont j'ai véritablement croisé le chemin au détour de la Gaijin House. Toutefois, la manière dont je les ai construits reste un mystère : c’est le point aveugle de mon travail. Au fond, je pense qu’ils sont tous un peu moi, une partie de mon caractère, même si je me sens très lointaine d’eux. Ce qui m’intéressait surtout, c’était l’idée que ces trois personnages, qui ne se seraient jamais fréquentés hors de la maison, se rencontrent et soient tout a coup liés par l'une de ces amitiés structurantes qui appartiennent à la jeunesse et que rien ne peut défaire tant elles sont puissantes. Camille est un protagoniste spécial, dans la mesure où elle ne dispose pas d’un caractère particulier : c’est un personnage “scaphandrier”, dans lequel on peut se glisser pour plonger dans l’histoire.

« Ce qui m’intéressait surtout, c’était l’idée que ces trois personnages se rencontrent et se lient d’une de ces amitiés structurantes qui appartiennent à la jeunesse et que rien ne peut défaire »

Camille, Flavio et Lénine se rencontrent par la force du hasard. Croyez-vous au destin ? 

J’y crois raisonnablement ; nous sommes tous un peu multiples. L’Émilie de 12 ans y croit fermement, parce qu’à cet âge là, on n’a que des certitudes. Celle d'aujourd'hui a suffisamment vieilli pour se rendre compte que le monde est surtout un lieu étrange, difficile à comprendre. J’aimerais croire à un destin qui, pour reprendre les termes de Mallarmé, prend la tournure d'un beau livre, organisé par un esprit qui  lui donne un sens, une cohérence. 

Si nos vies suivaient une trame comparable à celle d'un roman, cela serait merveilleux : tout arriverait dans un objectif défini. Il n'y aura pas eu un seul instant qui ne serait pas pensé dans la direction du texte. Dans les livres, dès qu'un personnage tousse, on sait qu'il va être vraiment malade. Sinon, on ne l'aurait pas fait tousser. Dans la vraie vie, certaines choses arrivent sans raison. J'aimerais croire au destin dans mon quotidien comme on fait confiance aux paroles d'un romancier : cela donnerait du sens à tout ce que l'on vit.

Quelles ont été vos inspirations littéraires et cinématographiques pour écrire ce livre ? 

L'écriture de ce livre a été nourrie par beaucoup de littérature japonaise, évidemment, mais également de la littérature étrangère. Je m’intéresse beaucoup aux regards portés sur le Japon par des poètes et des romanciers de nationalités diverses. J’ai aussi lu un certain nombre de romans que j'appellerais des romans de l'espace, comme ceux de Patrick Modiano. L'écrivain crée un espace qui prend la forme d'un labyrinthe, au sein duquel un personnage cherche quelque chose. Son livre pose une question : les lieux que nous traversons fonctionnent-ils, finalement, comme des miroirs ? Abe Kôbô m’a également beaucoup inspirée ; il est par ailleurs cité en exergue du livre. La musique de son époque est aussi très évocatrice à mes yeux. Par la suite, dans les années qui ont suivi, il y a le cinéma de Lynch, parmi d'autres. C'est difficile de ne pas être inspirée par des gens dont l'inspiration est à ce point puissante et dévastatrice : on est forcément touché et modifié face à certaines œuvres.

Je me suis aussi beaucoup renseignée sur le quartier d’Asakusa qui est connu pour être une sorte de petit théâtre de la vie des gens. On y retrouve à la fois des commerçants, des boutiquiers, des sans-abri, des joueurs, des prostituées, des membres de la mafia… C’est de la littérature qui emmène sur le thème du clair-obscur qui stimule l’imagination. L’Éloge de l’ombre de Tanizaki a été particulièrement inspirante sur ce sujet : ce que font les écrivains, c’est précisément interpréter ce qui n’est pas clair. L’idée que les gens aient pu voyager et s’imaginer très clairement la Gaijin House grâce à mon livre me touche particulièrement, moi qui ai voyagé seule.

Que représente pour vous ce prix littéraire ? 

C'était un grand honneur et une grande surprise ! J'ai tendance à être complexée par mon travail. Beaucoup de gens cherchent à échapper au quotidien au travers de livres palpitants, qui les projettent dans des situations inimaginables, des histoires d’amour déchirantes, des retournements de situation … Au contraire, dans mes textes, il ne se passe pas grand chose ! J’ai conscience que ça ne convient pas à tout le monde alors pour compenser, je m’applique beaucoup à offrir un bel objet, avec du rythme pour animer des scènes “banales”. Recevoir ce prix, c’est une joie immense. Cela me donne de l’espoir, c’est une sorte de validation de mon travail. Je le prends comme une invitation à poursuivre sur cette voie et en suis vraiment reconnaissante. Je vois ces visages de jeunes lecteurs, tournés vers l’avenir, s’intéresser à mon travail, et cela me touche profondément.



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