Le droit spatial à l’épreuve de la nouvelle conquête lunaire
Les nouvelles ambitions d’exploitation des ressources de la Lune mettent à l’épreuve le droit en la matière, dont les cinq traités ont tous été imaginés dans le contexte de la guerre froide.
Par Louis Chahuneau
Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, les avocats en droit de l’espace ne risquent pas de s’ennuyer. Plus d’un demi-siècle après le célèbre discours de John F. Kennedy « We choose to go to the moon » (« Nous choisissons d’aller sur la Lune »), inaugurant la course au premier homme sur le satellite de la Terre, Donald Trump a annoncé, lors de son discours d’investiture, sa volonté de voir des astronautes américains planter un drapeau sur Mars dans les prochaines années.
Bien que le projet reste pour l’heure utopique, le président américain peut compter sur son fidèle allié Elon Musk, fondateur de SpaceX, pour atteindre ses ambitions. Quitte à briser quelques tabous. En signant en 2015 le Space Act, l’ancien président démocrate Barack Obama a lancé la seconde phase de l’exploration lunaire avec comme optique d’exploiter les ressources des astéroïdes ou de la Lune, dont la fameuse eau lunaire.
Un droit devenu obsolète ?
Les États-Unis ont surtout rompu avec l’idée que l’espace appartient à tous et doit être exploré dans des buts scientifiques pour l’intérêt commun. C’est d’ailleurs ce qui était prévu par le Traité sur la Lune. Adopté en 1979, le texte dispose dans son article 11 que « la Lune et ses ressources naturelles constituent le patrimoine commun de l’humanité », mais à l’heure actuelle, seuls 18 pays l’ont ratifié et aucun ne mène de programme spatial. Ni la Chine, ni la Russie, ni les États-Unis ne l’ont signé, pas plus que la France ne l’a ratifié. À titre de comparaison, le Traité de l’espace avait recueilli 111 ratifications en 1967. « L’Accord sur la Lune posait problème aux Américains parce qu’il qualifiait celle-ci de patrimoine commun de l’humanité, et limitait donc l’utilisation économique potentielle de ses ressources », explique Alban Guyomarc’h, chercheur en droit des activités spatiales au Collège de France.
“Une grande partie du droit spatial actuel a vu le jour pendant la guerre froide. Cinq grands traités relatifs à l’espace extra-atmosphérique sont ainsi adoptés entre 1967 et 1979.”
À l’époque de la signature du traité, le monde est en pleine guerre froide et l’appropriation de ressources lunaires n’est pas compatible avec l’idéal socialiste : « Dans le contexte d’une vision socialiste, les droits de propriété n’existent pas. Tandis qu’aujourd’hui, la Russie s’y oppose parce qu’elle n’est plus dans la course à l’exploitation des ressources lunaires », éclaire Philippe Achilleas, professeur de droit de l’espace à l’Université Paris-Saclay.
De fait, une grande partie du droit spatial actuel a vu le jour pendant la guerre froide. À l’époque, la principale inquiétude des deux blocs est de voir l’adversaire placer des armes de destruction massive dans l’espace. Cinq grands traités relatifs à l’espace extra-atmosphérique sont ainsi adoptés entre 1967 et 1979 : le Traité de l’espace (1967), l’Accord sur le retour et le sauvetage des astronautes (1968), la Convention sur les dommages causés par les objets spatiaux (1972), celle sur l’immatriculation des objets lancés dans l’espace (1975) et enfin, le Traité sur la Lune (1979). Ce qui pousse certains experts à se poser cette question : le droit spatial est-il devenu obsolète ? Un qualificatif qui laisse pantois Marco Ferrazzani, ancien chef du service juridique de l’Agence spatiale européenne : « Nous, on le pratique tous les jours et on est à la pointe de l’innovation technologique, donc je trouve cette vision étonnante. »
Si l’Union européenne construit et équipe de nombreux satellites avec ses systèmes de navigation ultra-performants, comme Galileo, elle agit plutôt dans le giron des États-Unis dès lors qu’il s’agit d’exploration spatiale humaine. « C’est une question de choix politique, estime Marco Ferrazzani. Les décideurs européens ont investi dans un espace utile pour la météorologie, la gestion de la mer, de l’environnement, les déplacements. Alors que l’exploration humaine est historiquement moins prioritaire pour l’Europe. »
Exploitation économique de la Lune
Cela n’a pas empêché une cinquantaine de pays, dont la France, de signer les accords Artemis avec la NASA depuis 2020. À travers ces accords bilatéraux non contraignants, les États-Unis se sont lancés dans une nouvelle phase d’exploration lunaire avec pour objectif de ramener des humains sur l’astre le plus proche de la Terre (à 384 400 kilomètres) lors de cette décennie. Selon Jim Bridenstine, ex-administrateur de la NASA, ces accords visent à créer un ensemble uniforme de directives permettant aux pays d’éviter d’éventuels conflits ou incompréhensions dans les futurs efforts spatiaux. Les États-Unis ont donc fait très attention à la formulation du texte, se référant régulièrement au Traité de l’espace, et usant régulièrement du conditionnel ou de la mention « d’efforts raisonnables » dans les dispositions des accords. La Russie les a tout de même qualifiés de « tentative flagrante de créer une loi spatiale internationale favorable aux États-Unis ».
“Le chef de la NASA a évoqué la possibilité de « zones de sécurité » sur la Lune afin de « prévenir des interférences nuisibles »”
Au-delà de l’exploration lunaire et de la possibilité d’exploiter les ressources à des fins économiques, les accords promettent notamment de renforcer la lutte contre la prolifération des débris spatiaux en orbite autour de la Terre et de partager les données scientifiques. Mais une disposition a fait tiquer les juristes qui se sont penchés sur le texte.
Lors de la présentation des accords, le chef de la NASA a évoqué la possibilité de « zones de sécurité » (safety zones) sur la Lune afin de « prévenir des interférences nuisibles ». Premier arrivé, premier servi ? « Ces zones n’existent pas pour l’instant, mais si elles sont mises en place, cela s’apparente aux licences d’exploitation, mais sans propriété attachée », indique Laetitia Cesari, juriste en droit de l’espace au cabinet d’avocats et notaires De Gaulle Fleurance. Pour Alban Guyomarc’h, le problème des safety zones réside dans le fait qu’elles « convoquent un imaginaire sécuritaire » qui rappelle le contexte de la guerre froide « et focalisent l’attention ailleurs que sur d’autres enjeux prégnants comme les débris spatiaux ou la suroccupation orbitale liée aux méga-constellations de satellites. SpaceX est à l’origine de la moitié des objets orbitaux envoyés ces cinq dernières années ».
Le Luxembourg, pionnier en Europe
Assiste-t-on à une privatisation progressive de l’espace ? « Ce que l’on observe, c’est que le développement du droit international de l’espace s’appuie sur les pratiques de l’industrie. À ce niveau, les pays qui ont une industrie forte ont davantage la capacité d’influencer le droit international », analyse l’universitaire Philippe Achilleas.
Et les États-Unis ne sont pas les seuls à innover en matière juridique. Mi-janvier, le Luxembourg a envoyé le rover Tenacious vers la Lune avec pour objectif de collecter et de vendre à la NASA du régolithe (couche de poussière) lunaire. Une manière symbolique de tester leur loi sur l’exploitation des ressources lunaires, adoptée en 2017. Et une première en Europe. Le texte permet aux entreprises luxembourgeoises d’extraire et de s’approprier des ressources spatiales, telles que des métaux, des hydrocarbures ou de l’eau. C’est « une excellente occasion de mettre cette loi en pratique (...), mais également de susciter une discussion sur la manière de mettre en place ce type d’accord à l’échelle mondiale », se réjouissait en juillet 2024 Julien Lamamy, le CEO d’ispace-Europe, la société à l’origine du rover.
“« Il y a nécessité de clarifier le débat qui dure depuis 10 ans autour de l’exploitation économique. »”
Marco Ferrazzani, est du même avis : « Il y a nécessité de clarifier le débat qui dure depuis 10 ans autour de l’exploitation économique. Pour les législateurs américains et luxembourgeois, une fois qu’on s’approprie la ressource, on peut reconnaître à un citoyen le droit d’en faire un usage économique, par exemple de la vendre. Mais d’autres États, comme la Russie, estiment que cela va à l’encontre de l’interdiction de l’appropriation privée. »
Faudra-t-il de nouveaux accords contraignants pour régler la question de l’exploitation économique des astres spatiaux ? Pour l’heure, nombre d’experts préfèrent temporiser. D’autant que les missions lunaires demandent énormément d’argent, quand elles n’échouent pas. Avant l’alunissage réussi de la sonde Odysseus, développée par l’entreprise Intuitive Machines, en février 2024, toutes les tentatives de sociétés privées s’étaient soldées par des échecs. La réglementation tarde, mais les expéditions aussi.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 d’Émile, paru au printemps 2025.