L’espace, lieu de compétition devenu nerf de la guerre
Depuis le début de la conquête spatiale, lors de la guerre froide, l’espace constitue un enjeu militaire majeur. Son intérêt stratégique continue de s’accroître alors que la Chine s’affirme comme le nouveau rival des États-Unis. Au point de croire à la théorie d’un conflit de haute intensité s’exportant à plusieurs centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes ? L’hypothèse est hautement improbable, mais les acteurs, y compris en France, se préparent à toute éventualité.
Par Gabriel Joly (promo 23)
Le 24 février 2022, au petit matin, l’Ukraine perd le contact avec le satellite KA-SAT de l’entreprise américaine Viasat, privant la majeure partie du pays d’un accès à internet. Dans l’heure qui suit, les forces armées de la Russie, tenue depuis responsable de cette cyberattaque « facilitant ainsi l’agression militaire », selon l’Union européenne, profitent de la confusion pour entrer sur le territoire, au moment où des frappes pilonnent Kiev. Deux jours plus tard, le ministre ukrainien de la Transformation numérique Mykhaïlo Fedorov interpelle Elon Musk sur Twitter pour lui demander de fournir un service de télécommunications de substitution. Le patron de la firme spatiale SpaceX l’entend et met en place son réseau Starlink, appuyé sur une constellation composée de près de 7000 satellites placés sur l’orbite basse de la Terre, jusqu’à 2000 kilomètres du sol. De quoi faire dire à un commandant ukrainien, dans les colonnes du Wall Street Journal à l’été 2022, que sa patrie aurait déjà « perdu la guerre » sans le milliardaire américain.
“« Le spatial est si essentiel aux opérations modernes qu’il constitue l’une des premières cibles (...) en cas de conflit de haute intensité »”
Preuve que l’espace, mobilisé au quotidien sans que l’on s’en aperçoive, est bien le nerf de la guerre. « Il faut le voir comme une infrastructure qui relie un grand nombre d’unités entre elles et synchronise la chaîne d’ordre au mieux. Le spatial est si essentiel aux opérations modernes qu’il constitue l’une des premières cibles potentielles pour un adversaire qui chercherait à nous entraver en cas de conflit de haute intensité », confirme le lieutenant-colonel Laura Rajoséfa, membre du Commandement de l’espace (CDE) au sein de l’armée française de l’air et de l’espace.
Un usage militaire dès l’origine
En réalité, cette notion stratégique remonte au début de la conquête de l’espace. Dans un contexte de guerre froide entre les blocs occidentaux et soviétiques, les États-Unis et l’URSS conçoivent d’abord leurs programmes spatiaux pour servir des objectifs militaires, notamment observer l’ennemi et évaluer son potentiel nucléaire sans violer son espace aérien. « Le cadre scientifique dans lequel se sont inscrits les premiers lancements a donné une dimension symbolique à la compétition dans l’espace alors même que les intérêts stratégiques étaient décisifs », détaille Isabelle Sourbès-Verger, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste des politiques spatiales.
C’est ainsi que Moscou lance son premier satellite artificiel, Spoutnik 1, en octobre 1957. Avant d’être imité par les États-Unis seulement quatre mois plus tard, dans ce qui s’est vite transformé en une course à l’espace, entre le premier voyage humain en orbite du Soviétique Youri Gagarine, en avril 1961, et le succès de la mission américaine Apollo 1 avec le premier alunissage d’un engin habité, le 21 juillet 1969. Une manière pour les deux puissances de réaffirmer leur soft power sur leurs zones d’influences respectives.
“La guerre du Golfe, « première guerre spatiale »”
L’Initiative de défense stratégique (IDS) – programme de protection des États-Unis grâce à un bouclier spatial antimissile rendu public par le président Ronald Reagan, en mars 1983 – n’aura finalement pas eu la portée escomptée avec la chute de l’URSS. Mais cette annonce présentée dans les médias comme le premier opus d’une guerre des étoiles « a permis aux Américains de financer d’immenses programmes prolongés depuis les années 1980 et qui donnent désormais à leur industrie spatiale toute son avance en recherche et développement », souligne Isabelle Sourbès-Verger.
Une compétence exprimée de façon inédite lors de la guerre du Golfe, qualifiée de « première guerre spatiale » par de nombreux auteurs. « Dès lors, les États ont compris combien l’espace donne un avantage stratégique sur l’adversaire et son usage au service du théâtre d’opérations a été systématisé. En termes de renseignements, cela se révèle très instructif d’avoir une couverture avec plusieurs satellites d’observation et une variété de senseurs », décrypte Béatrice Hainaut, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem).
Observation à des fins tactiques, exploitation du système GPS, anticipation précise de la météo, système d’alerte antimissile... L’utilisation des satellites au profit des manœuvres militaires a connu un essor soudain. Pour lutter contre les troupes irakiennes de Saddam Hussein, les États-Unis ont ainsi profité des services de l’opérateur Comsat pour assurer 90 % de leurs communications via des satellites, d’après les travaux de David N. Spires publiés dans la presse universitaire américaine sur le volet aérien.
Trop d’enjeux économiques et diplomatiques ?
Avec l’avènement du New Space, l’arrivée d’acteurs privés sur le marché spatial a renforcé la supériorité de Washington. « Aujourd’hui, 80 % des capacités spatiales militaires spécifiques sont américaines », indique Isabelle Sourbès-Verger. « C’est le pays qui a le mieux conjugué volonté politique, ambitions fortes et budgets en adéquation. Le tout dans une continuité remarquable, malgré des agendas différents selon les présidences », abonde Florence Gaillard-Sborowsky, chargée des questions spatiales à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Aspects civils et militaires confondus, le budget spatial américain tutoie les 80 milliards de dollars en 2024, soit plus de la moitié du total mondial. En comparaison, la Russie y consacre moins de cinq milliards de dollars malgré son héritage, et les estimations pour la Chine sont de l’ordre de 20 milliards de dollars.
Depuis janvier 2007, l’empire du Milieu a néanmoins acquis un nouveau statut en devenant le troisième pays à réaliser un tir de missile antisatellite (ASAT) depuis le sol sur l’un de ses vieux satellites météo (après les États-Unis, l’URSS et la Chine, l’Inde y est parvenue en 2019). « L’espace permet à la Chine de remplacer les infrastructures terrestres qu’elle n’a pas. Dans un très grand pays avec une forte population et beaucoup de zones inaccessibles, il existe des hiatus importants de pauvreté et de dynamisme. En assurant les flux de communication, les satellites aident à un développement économique plus harmonieux », expose Isabelle Sourbès-Verger, qui a écrit sur la conquête spatiale de Pékin.
“Les Américains sont à ce jour les seuls à pouvoir identifier les satellites en orbite avec autant de précision.”
Outre ces facteurs intérieurs, le régime chinois a besoin de l’espace pour continuer de s’ouvrir sur le monde. « Avec les nouvelles routes de la soie, il requiert toujours plus de satellites pour suivre ses flottes de camions ou les trains », illustre la spécialiste. Son système de surveillance n’est cependant pas encore capable d’identifier tous les satellites en orbite, ce que les Américains sont à ce jour les seuls à pouvoir faire avec autant de précision.
Dans ces conditions de dissuasion, la destruction organisée d’un satellite paraît improbable : Washington a peu d’intérêt à s’attirer la réprobation internationale et, à l’inverse, prévient depuis des années qu’il répliquerait en cas d’attaque d’un tiers. D’autant que l’espace, dont la pacification est prônée par les traités, demeure une zone d’interdépendance.
En 1978, l’astrophysicien de la NASA Donald J. Kessler théorise un scénario, baptisé ensuite « syndrome de Kessler », dans lequel les débris spatiaux en orbite deviendraient suffisamment nombreux pour que les collisions, créant elles-mêmes d’autres débris, se multiplient exponentiellement. Et ce, jusqu’à empêcher le bon fonctionnement des satellites, l’exploration et l’exploitation du cosmos.
“« Si tout le monde répète à l’unisson que l’espace n’est plus un sanctuaire, cela pourrait devenir une prophétie autoréalisatrice, surtout avec cette rivalité entre les États-Unis et la Chine. »
”
« Aucun État n’a intérêt à cette prolifération, car de plus en plus d’économies entretiennent une dépendance à l’espace », signale Béatrice Hainaut, qui a travaillé au Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux (Cosmos) sur la base de Lyon Mont-Verdun. « Concrètement, si vous détruisez physiquement un satellite ennemi, vous risquez à terme de mettre à mal vos propres systèmes avec les débris qui en résultent », résume la chercheuse Florence Gaillard-Sborowsky, à l’origine de l’ouvrage Géopolitique de l’espace – À la recherche d’une sécurité spatiale (Le Cavalier Bleu, 2023).
Pourtant, la compétition s’intensifie dans l’espace. « Les Américains insistent sur la menace chinoise pour justifier leurs dépenses. L’effet boomerang est que cela crédibilise les capacités chinoises sans doute au-delà de leurs performances actuelles, remarque Isabelle Sourbès-Verger. Dans le même temps, les États-Unis jurent que l’espace est un futur lieu de conflit, dans lequel il faudra se défendre... Si tout le monde entre dans ce jeu-là, ce qui est le cas actuellement, et répète à l’unisson que l’espace n’est plus un sanctuaire, cela pourrait devenir une prophétie autoréalisatrice, surtout avec cette rivalité entre les États-Unis et la Chine. »
Des plans sur la comète
Les accords lunaires Artemis signés depuis 2020 par 53 États dans le sillage de Washington ont mis en lumière, à ce titre, des divergences de vision avec le camp sino-russe, lequel a ensuite fondé un programme antagoniste. « Ce sont des principes normatifs établis par les États-Unis. Il n’y a pas eu de débat : soit vous adhérez aux accords en prenant leur texte brut, soit vous n’y adhérez pas », recontextualise Béatrice Hainaut. En imposant leur perception, les Américains tentent d’édicter des règles de bonne conduite spatiale basées sur la transparence et le dialogue. Une façon de protéger leurs intérêts tandis que leur domination pousse Chinois et Russes à réclamer des traités contraignants pour réduire cet avantage. En vigueur, celui de 1967 n’interdit que de militariser l’espace avec des armes de destruction massive. Du reste, il garantit une liberté d’accès des États au cosmos, sans qu’ils ne puissent se l’approprier.
“« Si vous établissez une zone de sécurité quelque part, vous vous appropriez cet endroit, même temporairement... »”
Logiquement, les « zones de sécurité » évoquées dans les accords ont suscité la controverse, étant perçues comme une tentative des États-Unis de privatiser l’exploitation de ressources lunaires. « Sur la Lune, il y a du régolithe, de la poussière très agressive pour les systèmes. Si vous avez déjà un système présent et qu’un autre fait un nuage de poussière en se posant, il peut le détériorer. Du coup, l’idée est de faire une sorte de périmètre où vous êtes le seul autorisé à atterrir », explique Béatrice Hainaut. Le problème ? « Si vous établissez une zone de sécurité quelque part, vous vous appropriez cet endroit, même temporairement... », poursuit-elle. « Ces zones de sécurité risquent de représenter un intérêt national à défendre », redoute Florence Gaillard-Sborowsky.
Les cyberattaques privilégiées?
Au vu des circonstances, il convient de réfléchir à tout type d’attaques dont pourrait user un futur assaillant, alors que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a officiellement érigé l’espace comme milieu d’opérations en 2019, avec l’aérien, le terrestre, le maritime et le cyber. « Employer des moyens directement destructifs dans l’espace, c’est contre-productif », juge Isabelle Sourbès-Verger, pour qui un tir ASAT causerait trop de débris. « Il y a d’autres façons bien moins chères de rendre un satellite inopérant », prolonge Florence Gaillard-Sborowsky avant d’énumérer : « Il y a des recherches sur les armes à énergie dirigée, laser ou micro-ondes, depuis la Terre ou l’espace. Cela peut perturber, endommager ou même neutraliser un satellite en ciblant ses capteurs, ses systèmes électroniques ou sa structure physique. » Mais cela peut revenir à en faire un débris à lui tout seul.
Restent le brouillage et les cyberattaques. « Ici, la difficulté tient à l’attribution de l’attaque : arriver à prouver que tel ou tel pays est responsable pour mettre en œuvre des mesures de rétorsion ou de réparation. De fait, il y a un risque de malentendu et d’escalade involontaire, car un État peut accuser à tort un adversaire et réagir de manière disproportionnée », estime la spécialiste.
Créé en 2019 au moment de la publication de la Stratégie spatiale de défense, le Commandement français de l’espace se prépare, en coopération avec les autres composantes de l’armée, à chacune des possibilités citées avec sa petite dizaine de satellites militaires (Ceres, CSO, Syracuse et bientôt le patrouilleur-guetteur Yoda). En plus des tâches d’appui spatial aux opérations, cet organisme interarmées mène des missions de maîtrise de l’espace sous la forme d’une défense active. « Cela se décline en trois volets : surveiller l’espace pour détecter les manœuvres étranges, les analyser via des opérateurs humains pour identifier si cela représente une menace et agir le cas échéant pour préserver nos capacités spatiales », énonce le lieutenant-colonel Laura Rajoséfa.
“« Cela s’apparente à du war gaming avec une simulation très réaliste. »”
Pour s’entraîner à diverses ripostes en présence de militaires étrangers, les près de 500 membres du CDE réalisent chaque année l’exercice AsterX au Centre national d’études spatiales (Cnes) de Toulouse. « Cela s’apparente à du war gaming avec une simulation très réaliste, raconte l’officier supérieur. Une première équipe s’installe devant les outils de travail de tous les jours pour tenter des comportements inamicaux en orbite... Derrière, on voit comment l’équipe de joueurs amis réagit. C’est un jeu d’échecs entre deux forces. »
Si un scénario à la George Lucas d’un conflit de haute intensité en orbite à l’aide de vaisseaux spatiaux est aujourd’hui difficile à concevoir, le « cyber » semble pouvoir animer une hypothétique guerre des étoiles à laquelle personne n’a vraiment intérêt. Reste à savoir si une puissance osera un jour interpréter des traités globalement flous pour assumer de répliquer par la force à une agression.