Réguler l’espace,  un casse-tête de plus pour l’Europe

Réguler l’espace, un casse-tête de plus pour l’Europe

L’espace n’étant à personne, il est à tout le monde, et l’accès à cette ressource n’est régulé que sous l’angle des intérêts nationaux. Dans ce domaine, l’UE, à condition qu’elle le veuille, a une sérieuse carte à jouer.

Par Marion Soletty (promo 10), rédactrice en chef déléguée à Politico

L’été dernier, alors que je contemplais le ciel étoilé de ma Drôme natale au cœur du mois d’août, je fus prise d’un léger vertige : impossible de regarder la voûte céleste plus de quelques secondes sans que l’observation soit interrompue par des petits points rouges clignotants, traversant le ciel de part et d’autre en un incessant ballet.

La nostalgie me prit des ciels immobiles et sombres de mon enfance, les sachant pour toujours disparus. La cause en est bien sûr connue : les milliers de satellites qui parcourent l’orbite terrestre en tous sens et sous-tendent nos systèmes de télécommunications, de navigation, d’observation, et dont le nombre a explosé ces dernières années. Multipliant au passage les risques de collisions, qui génèrent à leur tour une masse toujours plus importante de débris... Une décharge flottante se forme ainsi au-dessus de nos têtes, mêlant satellites en déshérence et fragments en tous genres.

Le sujet fait partie de ceux auxquels a promis de s’attaquer l’Union européenne, soucieuse – du moins jusqu’ici – de montrer l’exemple en termes d’environnement et de développement économique vertueux. Le futur EU Space Act, annoncé pour le printemps, devrait ainsi fixer des règles en la matière, en même temps qu’un cadre réglementaire plus large destiné à mieux encadrer le secteur spatial, jusqu’ici régi par un système de licences laissé à la discrétion des gouvernements nationaux des pays hôtes de bases de lancement.

Initialement prévu pour 2024 sous l’égide de Thierry Breton, commissaire en charge du marché intérieur sous le précédent mandat de la Commission européenne, le projet de législation a été repoussé d’un an.


Initialement prévu pour 2024 sous l’égide de Thierry Breton, commissaire en charge du marché intérieur sous le précédent mandat de la Commission européenne, le projet de législation a été repoussé d’un an. Officiellement, par manque de temps pour boucler ce dossier complexe avant les élections européennes de juin dernier. Officieusement, le sujet souffre d’un manque d’alignement certain de Paris et Berlin. Là où le gouvernement français voit dans l’espace un enjeu économique et stratégique majeur, l’Allemagne s’agace justement de voir les Français pousser... les intérêts français – et soutenir au passage à grand renfort d’argent européen un écosystème favorable pour Arianespace et la base de Kourou.

Le sujet présente une certaine urgence

Le sujet présente une certaine urgence car en quelques années le secteur a, sans mauvais jeu de mots, changé de dimension : de quelques dizaines de lancements spatiaux par an jusqu’au début des années 2010, essentiellement pour des usages non commerciaux, civils ou militaires, nous sommes passés à plus de 2000 par an en 2023, selon les données disponibles sur le site de l’UNOOSA, le bureau des Nations unies pour les affaires spatiales.

Une écrasante majorité de ces lancements sont désormais effectués par des opérateurs privés, au premier rang desquels l’ultra-dominant SpaceX d’Elon Musk, dont la cadence de lancements éclipse tous ses concurrents. Sa constellation de satellites Starlink, qui permet une connexion haut débit et bon marché dans les coins les plus reculés du globe, est plébiscitée par les particuliers (dans des zones à faible couverture) et par les gouvernements, qui l’utilisent pour des usages civils comme militaires.

Si Musk occupe souvent l’espace médiatique, sa constellation occupe l’espace au sens propre : elle s’appuie sur le déploiement en orbite basse de près de 7000 satellites. Au-dessus de nos têtes, le ciel a beau être vaste, l’embouteillage menace... et cet intense trafic laisse des traces. Selon un décompte effectué par l’Agence spatiale européenne, il y a actuellement 40000 débris spatiaux de plus de 10 cm tournant au-dessus de nos têtes, et des millions de plus petite taille.

Même s’agissant de tout petits débris, le sujet est loin d’être anecdotique, pour l’environnement comme pour la sécurité des engins spatiaux. « En orbite basse, où se trouvent la Station spatiale internationale et les satellites Starlink, en cas de collision avec ces objets, l’énergie est équivalente à l’explosion d’une grenade militaire », m’explique Quentin Verspieren, coordinateur du programme de sécurité spatiale de l’Agence spatiale européenne. « On a des alertes quasiment tous les jours, mais on peut encore gérer la situation. Le principal défi c’est d’essayer de stabiliser la situation à son niveau actuel. »

Outre une harmonisation des règles au sein de l’Union européenne, les acteurs suivant le dossier attendent du futur texte un cadre s’appliquant aussi aux entreprises non européennes, via l’accès au marché.

Or le sujet souffre jusqu’ici de la classique tragédie des biens communs : l’espace n’étant à personne, il est à tout le monde, et l’accès à cette ressource faussement illimitée n’est régulé que sous l’angle des intérêts nationaux. S’il ne faut guère compter sur les États-Unis de Donald Trump pour freiner les ardeurs des cow-boys de l’espace, l’Europe, à condition qu’elle le veuille, peut jouer de son meilleur atout : l’accès à son précieux marché intérieur.

Outre une harmonisation des règles au sein de l’Union européenne, les acteurs suivant le dossier attendent en effet du futur texte sur l’espace un cadre s’appliquant aussi aux entreprises non européennes, via l’accès au marché : un opérateur fournissant un service au sein de l’Union grâce à des satellites – même lancés depuis un sol non européen – devrait ainsi respecter certaines garanties sur, entre autres, la fin de vie de ces derniers. Une portée large donc, pensée pour ne pas pénaliser injustement des acteurs européens déjà à la peine pour rester dans la course...

Reste à savoir où la Commission, les États membres et le Parlement européen placeront le curseur dans ce dossier. L’ambiance n’est guère à mettre la barre haut ces temps-ci côté régulation. Après l’enthousiasme du Green Deal, la tornade Trump et la montée des discours populistes a inversé la vapeur à Bruxelles, soudain très occupée à ne surtout pas trop en faire côté ambition environnementale.

La question du leadership politique est aussi permise : là où Thierry Breton, poids lourd de la Commission sortante et passionné d’espace, exhibait avec fierté dans son bureau de Bruxelles un morceau de météorite, l’actuel commissaire en charge du sujet, le Lituanien Andrius Kubilius, nettement plus discret, n’était guère familier du sujet à son arrivée début novembre. En ces temps où la realpolitik domine, le sujet constitue un test de plus, certes pas le plus médiatisé, pour une Europe sous pression de toutes parts.

Politico est un média international de référence sur la politique et les politiques présent à Washington, Bruxelles, Paris, Londres et Berlin.



Le droit spatial à l’épreuve de la nouvelle conquête lunaire

Le droit spatial à l’épreuve de la nouvelle conquête lunaire