Jean-Michel Frodon : "Le cinéma permet de penser le monde et sa propre vie"
Auteur de nombreux ouvrages sur le 7e art, Jean-Michel Frodon a dirigé les Cahiers du cinéma dans les années 2000. Ses critiques paraissent notamment dans Le Monde et sur Slate.fr. Il a enseigné à l’École des arts politiques de Sciences Po (SPEAP) et est membre du comité de sélection de la chaire Cinéma à la Maison des arts et de la création (MAC).
Propos recueillis par Quentin Gassiat (promo 16)
Comment vous a été transmis le goût du cinéma ?
Le premier mode de transmission – le plus évident, même s’il faut s’en méfier – est familial, car mes deux parents travaillaient dans le milieu. Ils m’y ont emmené, m’en ont parlé, des gens de cinéma venaient à la maison... Je suis tombé dedans quand j’étais petit, mais ça n’a pas construit mon rapport au cinéma ; ça m’a permis d’aller voir des films. Mon véritable rapport au cinéma s’est construit de façon intense dans les salles d’art et d’essai du Quartier latin, à partir de début 1970. On assiste alors à un deuxième mouvement des nouvelles vagues mondiales, porté par une société qu’on pense être en train de changer de façon révolutionnaire. On voit des films japonais, hongrois, brésiliens, italiens, suédois, qui tous partagent cet élan cinéphile, politique, engagé, intime, tout en explorant le langage cinématographique. Ce moment a cristallisé pour moi une relation qui ne sépare pas le cinéma du monde, mais qui au contraire, permet d’entrer en contact avec lui.
Après cette première transmission, l’envie d’être un passeur à votre tour s’est-elle imposée ?
Absolument pas. J’adorais aller au cinéma, c’était très important pour moi, j’en parlais beaucoup, mais je ne voulais pas devenir critique de cinéma, car c’était le métier de mon père et je refusais de faire la même chose que lui. J’ai été éducateur pendant 10 ans en banlieue tout en allant voir en moyenne un film par jour et en discutant cinéma avec des personnes qui n’étaient pas cinéphiles. La question du partage éducatif avec des enfants m’intéressait beaucoup, ce que je faisais comme éducateur.
Au fil du temps, vous développez une activité de critique, d’auteur, d’enseignant. Portez-vous un regard différent sur chacune de ces activités ?
J’ai pu écrire, pour des publics et dans des contextes très différents, des textes de tous niveaux. Je me reconnais assez dans le travail de référence d’André Bazin, selon lequel l’engagement en matière de cinéma peut et doit trouver ses modalités d’expression dans des environnements les plus différents possibles. J’ai cette intuition vigoureuse que le cinéma permet de penser le monde dans lequel on habite et sa propre vie comme individu. Il le fait pour moi et je vis dans l’idée que ce que je fais contribue à ce qu’il le fasse encore davantage pour d’autres.
Comment avez-vous commencé à enseigner le cinéma à Sciences Po ?
En 1999, alors que je dirigeais la rubrique dédiée du Monde, j’avais envie d’un autre rapport au cinéma. J’ai alors créé un think tank, L’Exception, qui se voulait porteur d’une réflexion sur la société par ce prisme. Sur le conseil d’un ami, je suis allé voir Richard Descoings, qui m’a dit de venir l’organiser à Sciences Po. Peu après, j’ai également commencé à enseigner l’écriture critique, au début sous l’angle de la géopolitique, à partir de mon livre La Projection nationale [Odile Jacob, 1998, NDLR].
En 2008, je participe aux réunions préparatoires d’une réflexion menée par Bruno Latour, qui débouchesur la création de l’École des arts politiques (en 2010). Elle ambitionnait exactement ce pourquoi j’étais critique : mobiliser un éventail d’outils pour comprendre le monde dans lequel on vit et éventuellement y apporter quelque chose. Bruno avait parfaitement compris que les arts et la culture pouvaient être utiles à la science politique.
“« Grâce à la chaire, il me semble que le
cinéma, sous des formes diverses, continue de s’étendre et de se légitimer comme une ressource parmi d’autres pour les activités liées à l’école. » ”
Pourriez-vous revenir sur la création de la chaire Cinéma ?
Quand s’est esquissée la création de la Maison des arts et de la création, c’est à leur initiative, et sous l’impulsion de Delphine Grouès, qu’ont été créées les chaires. J’étais au courant du processus, qui me réjouissait beaucoup, et je suis allé la voir pour lui proposer d’y participer. L’heureuse singularité des chaires est de rassembler à la fois une personnalité du cinéma, comme Claire Denis ou Mathieu Amalric, des élèves et les responsables de la Maison des arts et de la création, pour prendre le temps, ensemble, de trouver des formats concrets permettant de penser, travailler, agencer des outils au travers d’un projet de cinéma. Grâce à la chaire, il me semble que le cinéma, sous des formes diverses, continue de s’étendre et de se légitimer comme une ressource parmi d’autres pour les activités liées à l’école.
Qu’est-ce qui, selon vous, a justifié l’arrêt de l’École des arts politiques ?
Rien ne le justifie vraiment, mais c’est un effet de la mort de Bruno Latour, qui seul était capable de faire vivre une telle proposition dans l’école. L’École des arts politiques était sans doute trop audacieuse pour le fonctionnement « classique » de Sciences Po. Une de ses caractéristiques était que nos élèves n’étaient pas des élèves de l’établissement, ils étaient recrutés en fonction de profils spécifiques. Nous voulions être à Sciences Po, mais nous voulions faire autrement. Je suis resté le seul à enseigner durant toute la durée de l’École des arts politiques.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.